CE QU’IL NE FAUT PAS DIRE SUR L’ART
Le rossignol chante pendant les nuits du printemps.
Quand les soucis des amours se sont apaisés, il se tait.
Les porte-voix humains chantent toute l’année.
Les chiens, les loups, les poissons, les crocodiles et même les cochons ne pensent à l’amour qu’à des époques fixes.
Les hommes et les femmes ont la faculté d’y penser tout le temps. De sorte que l’amas des complications des actes et sentiments de l’amour, et des inflexions, roulades, mélodies molles, aiguës ou brisées du chant qui ne sont que formes de soucis sexuels du genre rossignol, encombre à tel point la vie qu’il n’y laisse place pour rien. Pour rien, hormis ce qui gâte tout comme un gaz empoisonné : Dieu.
Dès qu’on aborde par quelque côté la question amour, des personnes sérieuses redoutent la pornographie. Mais Dieu est le grand pornographe par excellence car il a inventé l’amour. L’homme n’a jamais agi par pornographie sauf lorsqu’il a inventé Dieu.
Nous qui sommes les ennemis de Dieu, ce petit domestique pâle qui fouille dans les papiers, le linge et les poches, qui fait le bouffon pour faire rire son maître et son couturier, nous sommes obligés de glisser de la poudre insecticide jusqu’en nos endroits secrets, afin qu’y mettant le nez il en meure.
D’où vient Dieu ? Du sommet vague du classement de tout l’univers après que nous en avons valorisé, hiérarchisé tous les détails suivant un mode vertical dérivé de la pesanteur.
Dieu porte un pantalon de femme, et chacun de nous tient un bout du cordon qui l’attache. C’est là le grand orgueil des hommes.
Une activité sexuelle dérivée vers l’unique besoin constructif du chant, et l’odeur de Dieu au bout des doigts ou jusque dans le cœur, cela suffit à former l’Art.
L’Art est partout. Poésie, Musique, Peinture, Architecture, Sculpture, et tout autant Politique, Sciences, Philosophie et Mathématiques. Arts des formes ou Arts de la raison. Ces derniers sont plus hypocrites, voilà tout.
Il y a une religion de l’Art, comme il y avait une religion de Dieu. On ne pouvait parler de Dieu qu’en certains termes choisis, faute de quoi le feu purifiait le coupable. La lassitude est venue. Il n’est pas encore permis de dire ce que l’on veut de l’Art et de la Beauté. C’est une religion moins cruelle, et dont les prêtres sont plus lâches que les autres. Ils brûlent moralement les blasphémateurs. Ceux-ci ont heureusement une opinion désinvolte de tout ce qui se passe moralement. Ici je salue les cubistes, les chers cubistes de la dernière heure, fameux curés d’une sainte vierge en vadrouille.
L’art des formes est le plus sacré. On peut insulter le premier ministre, Joseph Caillaux, M. Bergson, laisser mourir dans la misère M. Infroit, et dire que le Dantec est un affreux crapaud. On ne peut pas dire que Cézanne est idiot.
Cézanne est le premier des idiots. Il n’est pas le premier qui ait peint des personnes, des paysans ou des maisons dans un paysage. Il est le premier qui dans cette besogne mélancolique ait conçu de l’inquiétude, et dans un grand tremblement d’intestins, ait songé à faire prendre des vessies pour des lanternes. Il est l’idiot conscient. Il a accouché d’une progéniture idiote, blême et castrée, qui a passé son temps à peindre des pommes, des paysans, ou des maisons dans des paysages, en criant dans des mirlitons en forme d’équatoriale : — Je vois au travers de la terre. Il y a aussi des coccinelles sur les palmiers. Et j’ai l’éternité entre les doigts de pieds. —
Un autre idiot de grande envergure est Renoir. C’est l’idiot automatique. Il peint. Il n’a pas de tête, mais un bras, un seul, et paralysé de naissance. Et Dieu presse sur les tubes de couleur. Il en sort la matière. Et la foule lèche la matière, et se prosterne devant le travail. Comme si c’était beau le travail ! Enfin Renoir meurt en disant avec une humilité qu’arrosent les larmes des choristes : » B, A, Ba, B, E Be « . Entendez : Je fais chaque jour des progrès.
Ce qui veut dire : Chaque jour je copie de mieux en mieux une cuisse de femme, un morceau d’étoffe, ou un marronnier d’Inde.
Mais sous les tapis, il y a un tas de gueules pointues qui rigolent et tirent la moelle dorée de toutes ces émotions sacerdotales.
Pour les autres idiots d’essence divine, qu’ils soient Rodin, Matisse, ou quelque anonyme cubiste, ils se bornent tous à représenter comme Renoir et Cézanne et tous les peintres, une série d’objets. Et ils opèrent tous avec un organe paralysé. Cézanne avec son cerveau paralysé, Renoir son bras paralysé, Rodin son sexe paralysé, Matisse son foie paralysé, et les anonymes cubistes avec des organes paralysés qu’ils n’ont point et dont ils dérobèrent la moitié à un notable espagnol.
Représenter une pomme ou représenter un paysage ou une femme nue, c’est exactement la même chose. Il n’y a qu’un fait : un homme s’occupe à copier des objets, et l’on accroche cette copie dans sa chambre ou dans son salon. Pourquoi cet illusionnisme ? Que la copie soit plus ou moins bien faite, fardée ou entrelardée, il n’en subsiste qu’une chose : l’objet représenté. Qu’on mette donc les hommes dans la salle à manger, le paysage dans son salon, et la femme nue dans sa chambre. Il y aura alors une utilité à cette affaire, mais cela supprime l’agenouillement et toute la farce de l’esprit saint. Bouguereau est certainement un peintre bien plus perfectionné que Matisse, Cézanne ou Albert Gleizes.
Si l’on presse sur le nez des vieilles bigotes de l’Art, après leur avoir mis un peu de sel sur la langue, on finit par leur faire dire qu’elles n’aiment justement les œuvres d’art que pour la part où celles-ci représentent faussement la nature, et l’altèrent. Ça s’appelle l’interprétation, et ça figure la personnalité, l’âme, les sentiments de l’artiste, avec tous les attributs divins, tambour, trompette, averses de grêle et vols de corbeaux.
Hé bien non, l’étalage des attendrissements du premier imbécile venu ne suffit pas à nous faire faire le signe de croix. D’autant plus qu’il est impossible de distinguer le premier imbécile venu du dernier génie, et mieux qu’il n’y a aucune espèce de différence entre l’imbécile et le génie. Un chiffonnier vaut Pasteur et Wagner. Une petite putain vaut tout à fait M. d’Annunzio. Si vous êtes curieux de savoir ce qui se passe à l’intérieur des individus, et c’est un goût douteux, ce qui peut vous intéresser c’est uniquement le détail des réactions de ces individus devant le monde extérieur. Il y a chez M. d’Annunzio artiste, beaucoup moins de virginité que chez la putain en question.
Nous avons vraiment assez de l’intelligence. C’est elle qui vous rend comme vos idoles, idiots. Car vous tous qui aimez l’art vous êtes des sots. Vous êtes des amateurs de sauce, une sauce où comme des capres nagent les yeux de Picasso, de Monet, de Bonnard, de Matisse, les oreilles de Debussy, de Saint-Saëns, de Strauss, la langue de Mallarmé, de Rimbaud ou de Lautréamont. Et vous prenez ces yeux dans vos yeux, ces oreilles dans vos oreilles, ces langues sur vos langues, pour de l’amour.
Il n’y a que Dada qui sache faire l’amour.
L’Art est un édifice public. Tous les édifices publics sont à la gloire de la mort. Ils sont tous appuyés sur le passé par essence même. Et l’essence même de l’existence est l’existence.
Tous les hommes dans le privé construisent : c’est le jeu. Il ne s’agit là que de vivre. Dès que la construction est rendue publique, elle devient collective, par assentiment. Elle devient temple. On y célèbre des mystères. Il y règne une odeur de charogne.
Nous sommes contre la charogne. Sans raison. Il n’y a pas de vérité en cela plus qu’en autre chose. Nous avons seulement besoin de ne pas mourir. Nous voulons bien mourir, mais nous voulons continuer à servir. Or, comme dit Tzara, nous crèverons tous. Et nous ne saurons plus rien. Et nous aussi nous serons charogne. Donc ôtez-nous cet avant-goût de la mort qui sort de votre bouche et doit venir de votre âme. Car il se passe ceci, c’est que vous commencez à nous aimer. Vous êtes effrayants avec votre amour pestilentiel, vous aimez tant l’art que vous tâchez de transformer Dada en art dada, afin de nous aimer, et de porter notre cadavre dans votre cher coeur en forme de cercueil.
Nous ne vous rendons pas la pareille et ne vous aimons pas du tout. Nous vous le montrerons bien quelque jour.
Vous allez à Dada pour y recevoir des injures et des crachats, afin qu’il y ait un art des injures et des crachats. Mais il faut que vous sachiez que merde n’est pas un vain mot. Il pourrait finir par signifier merci.
Quelques personnes qui attendent afin de voir si elles doivent être bien ou mal intentionnées à notre égard, demandent : — Enfin que voulez-vous ? Qu’allez-vous faire ? —
Rien sauf nous amuser.
Il est déjà très amusant de voir une belle âme s’envoler grâce a Dada. J’ai l’autre jour rencontré un grand critique assermenté qui se présentait comme une mèche à laquelle on a mis le feu. Il m’a tué en passant, mais c’est lui qui est mort.
Détruire ce que vous construisez. Au besoin si vous construisez. Dada détruira Dada. Vous ne pouvez rien construire qui ne soit pourri. Vos petites et grandes vertus sont des allumettes — en les frottant on obtient des décorations, des femmes, des gloires, des billets de banque. Quand c’est éteint, on peut s’en servir à la rigueur pour raccommoder les pattes cassées des canaris. On ne peut rien voir de ce que vous faites, qui ne soulève le cœur. Votre justice, votre état, votre armée, votre ordre, votre amour de l’esprit, du beau, et du bien. On sait de quoi il retourne, et quel visage vous faites dans l’ombre, devant une table, sous vos draps et dans l’appareil embarrassant des cabinets. Vous avez une idée sociale, scientifique et philosophique de la vérité. Quelle est donc cette honte de votre propre ordure ?
Est-ce cela seulement qui vous fait idolâtrer ces fumistes que sont les artistes et particulièrement ceux qui ont du talent ?
Soyez donc heureux, et tels que vous avez envie d’être. Prenez l’argent et les femmes de votre prochain. Couchez avec vos filles, ou avec des crocodiles ou des ballons rouges. Ne vous rasez pas. Gardez vos poux, laissez vos dents puantes, et portez votre or à l’emprunt. Saoulez-vous. Mangez trop. Soyez de nobles héros. Ayez tous la légion d’honneur, et vendez l’honneur, et vendez l’honneur des autres, très cher. Mais ne venez pas nous parler de la civilisation, du progrès, de Matisse peintre des jolies femmes, ni de M. Lhote, ordonnateur des harmonies éternelles.
Si nous avons un bon conseil à vous donner, c’est d’établir des camps de concentration destinés aux parasites de l’art. Aux taupes, mulots, corbeaux, coucous, punaises, et plus simples poux de basse espèce, qui dissertent, dissèquent, conservent par le froid et par le chaud, momifient, analysent vos adorables sources de jouissances et trouvent jusque dans vos urines des traces de beauté et des dépôts d’or diabétique. Ils gardent l’or et vous donnent le sucre.
Elevez des statues de fromage à tous vos hommes sérieux, à ceux qui connaissent l’armature des lois en fil de fer qui rendent l’univers semblable à un panier à salade ; ils ne rient jamais. Leur odeur fera leur gloire.
Il faut cesser d’analyser le monde, savants ou faux savants, artistes ou faux artistes, philosophes ou faux philosophes. Il n’y a rien à apprendre, rien à enseigner, pas de connaissance, pas de vérité. Si vous tenez un serpent dans votre main, il vous est impossible d’en prendre un second à moins de perdre le premier. Il y a tout ce qui existe. Il n’y a même pas à connaître tout ce qui existe. Il faudrait être tout ce qui est.
N’attendez pas de nous un feu de Bengale d’une couleur nouvelle. Il n’y a pas de couleur nouvelle.
Nos heures publiques sont des destructions publiques. Nos heures intimes offrent des délassements intimes. Et loin du nombril de vos hommes sérieux, nous vous confectionnerons quelques petits pastiches à divers usages que nous pourrons laisser courir dans votre commerce afin de connaître la température de vos distractions. Nous avons encore un champ vierge. Tous les principes considérés comme axiomes dispensés de démonstration, nous les tenons pour désossés. Il y a là d’assez riches continents non à explorer, mais à peupler. Vous même prendrez goût à ce jeu. Dans 8 jours ou dans 10 ans. Et toujours vous serez contre nous. Car étant pour nous vous serez contre nous. Nous voici condamnés à nous promener dans le monde avec un miroir au bas des reins. Et vous penchant vous verrez et flairerez votre portrait. C’est une habitude à prendre. Et quelqu’un criera toujours entre suivi et suiveur : Attention, attention, vous allez voir le petit oiseau.
Mais de tout cela on peut penser que Cézanne, Renoir, Matisse ou autres ne sont aussi idiots que parce qu’ils se sont arrêtés au coin de chaque borne afin d’être flairés de plus près, et qu’ils n’ont jamais pu se décoller de baisers aussi tendres.
En tout cas devant tant de lumières, nous refusons de tenir la chandelle.
La direction de La vie des Lettres ajoute en renvoi la note suivante : « Nous sommes heureux de reproduire, à titre de document, cette audacieuse conférence Dadaïste, faite par G. Ribemont-Dessaignes à la galerie Povolozky, lors de l’Exposition des oeuvres de F. Picabia. »
Cette exposition avait eu lieu en décembre 1920 et était liée à la parution de l’ouvrage de Marie de la Hire : Francis Picabia (ouvrage dont l’histoire fut difficile). Le vernissage semble en avoir été très mondain. Tristan Tzara y lut le « Manifeste sur l’amour faible et l’amour amer ». Le vendredi 17 décembre, Francis Picabia organisa, toujours à la galerie Povolozky, une matinée à laquelle participèrent cette fois-ci Georges ‘Ribemont-Dessaignes et Tristan Tzara (« Annexe : Comment je suis devenu charmant, sympathique et délicieux »).