Nature morte aux escarboucles

Cette ville pour moi ? Un muet exil qui me persuadait des ans écoulés, invité qu’étais-je par l’ennui, obsédé par le train qui tombait avec la nuit. À travers la glace. Dans une représentation sans retour ni lendemain. À vrai dire, quelques immeubles beaux comme une caserne, un bistrot vide. Décembre en tenue secrète. Environ treize mille habitants soumis à la mystification insensée du sommeil, treize mille déshabillés, supprimés de l’éveil. Censure qui va de soi, agissant dans les esprits. Aberration de vie militaire ou collective sans nulle autre liberté qu’un détachement anonyme. Trop heureux ces gens qu’on ne les déportât pas dans le froid sec d’un garde-à-vous ! De long en large, le silence qui faisait son entrée en scène surveillait le repos des mouches au-dessus de la merde.

Ce ne serait pas aider la montagne qu’elle ne servît à rien ni à personne. Elle-même cimentée, ressemblait la rivière à une fleur en pot. L’impitoyable éclat d’une station d’essence se projetait dans la cabane qui était mienne. D’habitude, l’esprit traversé par une réflexion quelconque comme, par exemple, qu’une femme suive un autre chemin que le mien, j’exigeais le fardeau des autres pour les projeter en haut des ponts. On aurait dit que la lune traversait la ligne des toits, assez loin, presque un quai désert, à angle droit du ciel, tandis que de sombres monceaux nuageux clignaient sur l’hôpital. La sueur tachait le ciel. Quelques gouttes sur mon front semblaient tourner à la pluie. Je voyais encore la lune qui avait l’air d’un fantôme. Elle trébucha contre un pilier en fonte et faillit tomber. Imagination menaçante. La nervure d’un tramway lui donnait un air souillon.

Maintenant, la lune marchait vite et des avions, à sa rencontre, avançaient pour la dévisager. Là-bas, des voix de femmes sifflaient par une crevasse. Ça faisait des siècles, le même monologue. Ouvrir les yeux. Marchander une prière. Ne pas répondre. Baisser l’épaule. Traverser presque en courant les âges. Vous souvenez-vous de moi, geishas adolescentes, lorsque la guerre faillit me rayer d’une flèche en métal ? Mais la mort, de moi, avait l’air toujours boudeuse. Ses entrepôts, c’était un coup de chance, ne désemplissaient pas. Si tard la nuit, le claquement de ses socques avait quelque chose de joyeux quoiqu’elle ne puisse s’empêcher d’être agacée, malgré elle. J’avais le béguin du printemps, c’est tout. Et faim de lait chaud parfumé au laurier. Des idées fumigènes pesaient sur mes larmes. Une ampoule nue luisait au-dessus des assiettes.

Quand je serai la mer, plus belle journée splendide ou brise favorable à casser les sillages, j’aurai sûrement les yeux pour remarquer ce rien sans le besoin infâme d’une longue-vue et j’écouterai mon eau boire tous les monstres du monde. Je suivrai pendant des années et des années les squales humains dévorant la vie ou leur famille ou leur papa. C’est une blague ? Non, non. J’ai tant entendu de mufles terribles poursuivre et jeter leur dévolu, hélas ! jusque sur leur progéniture, que je ferai fortune au-delà des rivages grâce à la maladie des fils au moment même où disparaîtra l’horizon.

Quand je serai étendue sur des centaines de kilomètres, je n’aurai pas une minute de libre pendant mes vacances, car je serai à l’attaque sans relâche des méduses flottant à ma surface. Et mon cœur battra la chamade chaque fois que je croiserai quelque secrète obsession humaine en train de s’agripper au bois de son inexorable destin pendant sa dérive. Je n’aurai le temps que d’en trouver les épaves, les traces d’amitiés sinistrées ou de coquettes amours à la fois souvenirs funestes et fascinants mirages de toute existence. Ah tranquille abîme que tu ne leur dises adieu !

Je serai la mère et la joie des bourlingueurs intrépides qui sauront reconnaître le néant du hasard comme l’océan en lequel coule toute volonté. Néanmoins, je ne pardonnerai pas au navire perdu à l’heure du péril puisque je songeais au désastre – ne m’attirait-il pas sans trêve ? – semblable au signe de la chance dont les hommes se croyaient riches. J’engloutirai ceux qui fuient leurs ennemis pour une vie tranquille.

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