Adresse aux Vivants sur la Mort qui les gouverne et sur l'Opportunité de s'en défaire
Chapitre III : Genèse de l'Humanité
par Raoul Vaneigem
L'émergence d'une réalité autre
L'empire de l'économie a jadis porté un coup d'arrêt à l'évolution
symbiotique de l'homme et de la nature. sa chute ravive aujourd'hui le
cours du vivant. A la tyrannie du travail succède la primauté de la jouissance
où la vie se forme et se perpétue.
Ce qui était noué se dénoue. La complexité du vieux monde se disloque
en un fatras de vérités péremptoires dont le ridicule ne laisse pas d'étonner.
Comment a-t-on pu souffrir, se battre, mourir pour tant d'inanités gonflées
d'importance ?
C'en est fini des dieux, de la fatalité, des décrets de la nature, de
la détermination caractérielle, de l'aveugle destinée guidée par le hasard.
Des grands systèmes théologiques, philosophiques, idéologiques qui gouvernèrent
l'existence, la poussant de Charybde en Scylla, il ne restera bientôt
que le poussiéreux souvenir de l'érudition.
Les êtres et les choses se décantent, la simplicité fleurit dans un premier
printemps, le quotidien prend l'aspect d'un paysage sur une terre nouvelle.
Déserte est la nuit de l'homme abstrait.
L'enfant grandit à la croisée d'une conscience récente, les lassitudes
de l'amour apprennent à se conjurer, l'ardeur au travail se dissipe, éclairant
la frontière du désir et de la contrainte où le plaisir se perd. Parfois,
le bonheur d'être à soi l'emporte sur l'ennui de ne pas s'appartenir.
Ici commencent les errances de la nouveauté, ses aberrations peut-être.
En dehors de la dissection scientifique qui la livre en pièces détachées
aux lumières de la pensée séparée, la vie sur la terre et dans le corps
est si mal connue que la lucidité et la niaiserie risquent de s'emmêler
pour un temps dans les tâtonnements de la découverte et les troubles d'une
réalité autre. Qu'importe, nous voulons des mystères qui ne recèlent pas
d'horreurs :
La démocratie
Les principes de la démocratie et des droits de l'homme n'ont pas de plus
sûr garant que la nécessité où le marché mondial se trouve de vendre n'importe
quoi à n'importe qui. Il s'ensuit que les valeurs du passé vont à la casse
à la cadence de marchandises obsolètes, même si leurs débris archaïques
entrent dans l'élaboration d'un éphémère modernisme.
La subversion
L'économie propage ainsi la subversion mieux et plus vite qu'une horde
d'agitateurs spécialisés. Il suffit de jeter un regard sur les vitrines
spectaculaires où la société exhibe les modèles de sa respectabilité et
de son infamie ; il n'y traîne plus guère que des spécimens défraîchis
de rois, prêtres, papes, policiers, militaires, noblions, bourgeois, bureaucrates,
prolétaires, riches, miséreux, exploiteurs, exploités... et l'on a peine
à croire qu'autour de tels magots s'élevèrent, il n'y a pas si longtemps,
les ardeurs de la haine et de l'admiration. jamais une époque n'a été
à ce point soldée à des prix défiant toute concurrence.
La lucidité
Les années 60 sollicitaient encore, pour déchiffrer le contexte social,
l'exercice d'un peu d'intelligence. Il fallait de la lucidité pour percevoir
les signes de faillite. Trente ans plus tard, le premier clin d'oeil venu
saisit d'un bout à l'autre de la terre le délabrement du décor, l'usure
du spectacle, le ridicule du pouvoir, l'effilochage des rôles, les bouts
de ficelle d'une économie rapiécée. La désinvolture et l'ennui ferment
les rideaux sur une tragi-comédie millénaire.
L'économie a fait et défait l'empire que les hommes ont bâti en bâtissant
leur propre ruine. Chacun quitte le vestiaire sans déguisement qui vaille.
Il n'y a plus qu'à marcher devant soi, et de préférence vers soi, sans
autre guide que le plaisir qui brille en tout instant de vie.
Les fonctions
La diversité de leurs sociétés repose sur quelques fonctions si manifestement
communes à toutes qu'elles ont été imputées à la nature humaine. Il se
trouve aujourd'hui encore de bons esprits pour soutenir que l'appât du
gain, la soif de pouvoir, le goût de détruire et de se détruire font partie
de l'homme au même titre que sa faculté de créer. C'était, il y a peu,
une opinion lucrative. Elle a perdu beaucoup de ses intérêts depuis la
dévaluation conjointe des valeurs matérielles et des valeurs spitituelles.
Si le poids de l'inhumain l'emporte dans la société des humains c'est
raison non de nature mais de dénaturation. L'intrusion, au coeur du vivant,
des mécanismes répétitifs du travail manuel et intellectuel, de l'échange
par l'offre et la demande, du refoulement et du défoulement des désirs
ont inscrit dans les gestes, les pensées, les émotions ces mouvements
par quoi l'économie s'empare des hommes et de leur environnement.
L'expansion de la marchandise a réprimé l'expansion de la vie ne lui laissant
d'autre voie que celle d'un déchirement où ce qui ne se vit pas se vit
abstraitement, au moyen des rôles, qui sont le tribut payé par l'humain
à l'inhumanité des fonctions économiques.
Les rôles
L'apprentissage de l'enfant canalise la poussée des désirs. Loin de les
affiner dans un essai d'harmonisation où la relation affective serait
prépondérante, il les équarrit à la dimension de rôles stéréotypés, de
conduites soumises aux lois de l'échange, de l'exploitation, de la concurrence.
L'éducation arrache l'enfant à ses plaisirs pour l'introduire de force
dans une série de moules où il ne sera plus que la représentation de lui-même.
Il fut un temps où les couleurs et la vivacité des rôles compensaient
l'interdit jeté sur les pulsions du corps, où la violence des débordements
découvrait une manière de satisfaction dans les pratiques de l'avidité,
de l'autorité et de la renommée qui s'y attachait.
On estimait alors que naître baron ou serf, devenir empereur ou éboueur,
monter aux honneurs ou à l'échafaud participaient de l'histoire et du
destin, non d'une logique conquérante progressant par inclusion ou exclusion,
sauvant le rentable et damnant le manque à gagner. Une fatalité, assurément,
mais une fatalité préméditée et calculée, la détermination d'une pratique
qui n'avait rien de divin ou de céleste.
Le spectacle social permettait à des existences encorsetées de péchés,
de remords, de terreurs, de culpabilité de briller dans les fastes et
la fange de la gloire ou du supplice. On était saint, savant, débauché,
criminel, intéressant par dépit de n'être rien seul à seul avec soi. Une
pieuse imagerie entretenait les vocations de la nullité.
La vie n'est guère plus riche aujourd'hui mais les rôles ont dégénéré
en grisaille et pauvreté. Qui répondrait désormais aux tambours de la
renommée militaire, religieuse, patriotique ou révolutionnaire ? Qui endosserait
pour «épater la galerie» l'uniforme caractériel qui a pour fonction de
capter l'attention d'imposer un prestige, de conduire le troupeau ?
L'idée a fait son chemin que, bien ou mal jouées, les rôles procèdent
d'un réflexe conditionné, d'une salivation au coup de sonnette. C'est
une habitude qui se perd depuis que l'enfant n'est plus assimilé à un
chien, ni le chien à une machine, et que la machine, elle-même modèle
de perfection marchande, a cessé d'être le modèle de la perfection humaine.
Fin des fonctions et des rôles
Pendant des millénaires, ils se sont battus comme des forcenés pour ranger
et étiqueter les êtres et les choses. Ils cherchaient de bas en haut et
de gauche à droite la place de l'homme dans les desseins de Dieu et ne
découvraient en fait que l'emplacement réservé au produit et au producteur
dans chaque étape du processus marchand.
Cependant, si conditionnés qu'ils fussent par les mécanismes fondamentaux
du système - la transformation de la force de vie en force de travail,
la division laborieuse de l'esprit et du corps, l'échange et la lutte
concurrentielle pour le contrôle des marchés - ils n'ont jamais été les
purs produits de l'économie qui les gouvernait. Ils gardaient, chevillée
en eux, une grâce de vie irréductible à la logique et à l'ordre marchands,
ils s'y baignaient en d'éphémères moments d'amour, de générosité, de création,
prenant en soudaine horreur le permanent calcul de l'existence ordinaire.
Bien que les rôles, qui les maintenaient sur la scène sociale où l'apprentissage
et l'initiation les avaient jetés, décidassent souvent de leur survie
ou de leur mort, combien de fois ne leur est-il pas arrivé, au coin d'une
rue, dans un salon, en sortant du bureau, de se demander ce qu'ils faisaient
là, de découvrir dans leur corps quelqu'un qui cessait d'être un autre
qu'eux-mêmes, de tirer le rideau sur la lamentable bouffonerie des mérites
et des démérites, de tout abandonner pour se mettre en quête d'une fortune
qui ne doive rien à l'argent ni au pouvoir.
Ce qui n'était hier que fulgurance, bouleversement sans lendemain, coup
de folie ou révolte revêt l'allure d'une réaction de plus en plus fréquente
et prévisible depuis qu'à l'instar du marché des changes le marché des
valeurs sociales s'effondre, dévaluant les rôles, quels qu'ils soient.
Qu'est-ce que perdre la face alors que l'envers vaut l'endroit, et à quoi
bon se coincer le corps et l'esprit dans les grimaces d'une autorité sans
bras ni jambes ?
L'authenticité
L'authenticité n'est pas une réalité nouvelle, ni Kleist une exception,
qui prétendait n'être heureux qu'en sa seule compagnie parce qu'il lui
était permis d'être tout à fait vrai. Ce qui est nouveau, c'est le relief
que prend l'authenticité dans l'effritement du mensonge social, dans le
délabrement des personnages typés auxquels chacun était contraint de s'identifier
dès l'enfance.
Fin des vedettes
Quelques mois suffisent dorénavant pour que croissent et décroissent le
crédit ou le discrédit des vedettes, que leur renommée tienne au domaine
de l'art, de la politique, du crime ou de la mondanité. Il y fallait naguère
plusieurs années, des dizaines parfois. La gloire s'éteint aujourd'hui
sitôt allumée.
Du temps que les réputations se perpétuaient, l'opinion publique recevait
l'éclat d'un nom sans s'inquiéter des techniques d'éclairage et des machineries
de l'apparat. L'obscurité de beaucoup d'existences prêtait du lustre à
un petit nombre de gens qui n'eussent pas autrement brillé par leurs vertus
particulières. Le faste d'un monarque, la faconde d'un guide suprême,
la vogue d'un auteur rejetaient dans l'ombre les artifices d'une mise
en scène conçue pour prêter une grandeur factice aux petits hommes du
pouvoir.
L'inflation médiatique
Je ne soutiens pas que le talent de paraître se soit perdu. Il existe
de nos jours d'excellents artistes dans l'art de tromper le peuple mais
moins de peuple pour se laisser abuser et moins de moyens pour soutenir
de grandes séductions. Car en dépit d'une inquiétante fascination des
images, le mensonge ne mord plus avec la même acuité. L'oeil, l'oreille,
le goût, le toucher, la pensée glissent sur une pléthore de clichés sans
qualité qui ne les peuvent fixer bien longtemps.
A la surproduction de biens inutiles - par quoi se marque l'affolement
de la marchandise, son processus de cancérisation - correspond un fatras
d'informations qui décourage la digestion, écoeure le consommateur, épuise
l'intérêt. C'est là que l'appétit, refusant d'indigestes fadeurs, s'éveille
à d'autre faims plus substantielles.
Alors que, ses circuits engorgés par la frénétique accélération du spectacle,
la machine à décerveler implose lentement, son effet délétère se perpétue
par le paradoxal biais de ceux qui la combattent. La peur qu'elle entretient
chez des gens dont l'esprit critique sert trop souvent d'exorcisme et
de justification à la peur de jouir amplifie la taille du colosse et sous-estime
la fragilité de ses pieds d'argile. Obsédés par le harcèlement de la bêtise,
ils mettent toute leur intelligence à en parer bêtement les coups. Leurs
railleries couvrent d'un dernier habit de mensonges le roi désespérément
nu. Mieux que les faiseurs médiatiques d'abstractions, d'idéologies, d'illusions,
de régurgitations religieuses et mystiques, ils prêtent de la gravité
à cet encombrement de valeurs obsolètes à quoi se réduit l'effondrement
de la civilisation marchande, et ils traitent en futilité la puissance
du désir de vivre qui affleure partout sous leurs pas.
Dualité des rôles
Le spectacle subit le tassement du marché social. Les rôles y sont soldés
au prix du pouvoir. dans les arlequinades de parlement, de prêtoire, de
conciles ou de conseils d'Etat, ce sont les coulisses et les ficelles
qui suscitent la curiosité.
Comment prendre un seul rôle au sérieux quand on les a sous les yeux couplés
par deux, arrangés en faire-valoir, vendus à la paire dans une interchangeable
vérité : bon et mauvais, brillant et minable, dur et mou, juge et coupable,
policier et assassin, terroriste d'Etat et terroriste privé, prêtre et
philosophe, réactionnaire et progressiste, exploitant et exploité ?
Le style de vie
Le regard de la vie reprend la couleur de l'éternel, à contempler soudain,
dans l'espace et le temps, l'alpha et l'oméga de la mort : le déluge de
l'expansion marchande, la terre engloutie par un océan d'affairisme, les
remous où les générations se succèdent, surnagent et se noient le temps
d'un écu gagné et perdu. Seuls ont résisté au cataclysme perpétuel de
l'historique quelques sommets où se sont réfugiés, portant la qualité
de l'être, les irréductibles ferments de l'humain : l'enfance, l'amour
et la création.
Le cycle des apocalypses incessantes s'achève avec la fin de l'économie.
La roue de fortune et d'infortune qui de siècle en siècle tournait le
long d'un même sillon de guerres, misères, maladies, souffrances et lendemains
amers se brise. Ceux qui estiment que l'univers va se briser avec elle
ont peut-être raison mais c'est la raison que leur dicte la grande lassitude
qui les rallie au parti de la mort.
Pour qui se réjouit qu'il n'y ait plus ni drapeau, ni maîtres à penser,
ni rôles à soutenir, voici le temps de l'authenticité, et d'un style de
vie où les êtres renaissent à eux-mêmes, à la jouissance de ce qu'ils
désirent vivre.
Un dolce stil nuovo succède aux violences du refus pour investir
dans la volonté de vivre une énergie obstinée, qui n'est plus celle du
désespoir et de l'insatisfaction mais celle de la jouissance et de l'insatiable.
Il se départit lentement des attitudes caractérielles, des gestes mécaniques,
de l'ignorance névrotique, de l'amertume agressive qui traduisent l'obédience
du vivant à l'économique. Il s'éloigne autant qu'il est possible des accoutumances
où l'échange l'emporte sur le don, le pouvoir sur l'affection, le défoulement
sur l'affinement des plaisirs, la culpabilité sur le sentiment d'innocence,
le châtiment sur la correction des erreurs. Mais s'il estime archaïques
de tels comportements, il ne les récuse pas au nom d'une pensée séparée,
d'un parti pris intellectuel, d'une morale, car loin d'en venir à bout,
il ne ferait ainsi qu'en reproduire l'engeance. Il les repousse parce
qu'ils l'ennuient et troublent son plaisir, parce qu'il y a mieux à vivre,
tout simplement.
La vie se joue et ne se représente pas
Si l'évolution de l'enfant ne cesse d'engranger des certitudes nouvelles,
c'est qu'elle forme la racine d'une humanité qui se dégage de l'animalité
sans succomber encore à l'emprise de l'inhumain.
Les hésitations croissantes de l'enfant au seuil d'une école où la pensée
séparée de la vie s'enseigne de plus en plus malaisément ne traduisent-elles
pas le refus d'entrer dans la carrière qui a fait de leurs aînés des êtres
souffreteux, vrillés de désirs tordus, écorchés par une mort quotidienne
et jouant leurs derniers rôles dans la parodie du bonheur.
Leur attitude envers les rôles ne ressortit pas de la critique à laquelle
se livrent volontiers les adultes, si bien éclairés sur le négatif qu'ils
ne s'en dépêtrent pas. Il est facile en effet de railler ceux qui s'en
remettent du soin de leur bonheur à un dieu, à un potentat, à un parlementaire
ou à un bureaucrate syndical mais les railleurs sont-ils mieux représentés
par eux-mêmes. Est-ce que l'image qu'ils s'échinent à donner d'eux ne
traduit pas un reniement de leur propre authenticité ? Est-ce qu'elle
ne contient pas en germe le mensonge général du système représentatif
et électoral ? N'est-ce pas comme si, quêtant quelque ascendant sur leur
entourage, ils l'engageaient à voter pour eux ?
Les enfants ne succombent que tardivement à un tel piège. Ils perçoivent
d'abord comme un jeu les rôles que les adultes endossent avec un imperturbable
sérieux. Ils prennent, à s'identifier tantôt au gendarme, tantôt au voleur,
un plaisir identique. Ils passent avec désinvolture du juge au coupable,
du médecin au malade, du fort au faible, du maître à l'esclave, du bon
au méchant. Le jeu de la métamorphose et du déguisement, voire de l'affabulation
prétendument mensongère, appartient à un fond symbiotique où les êtres
et les choses sont reliés entre eux par le mouvement d'une vie commune.
A mesure que le jeu se fige, que les gestes s'appauvrissent dans le ballet
mécanique de l'argent et de la promotion, l'enfant est instamment prié
de se forger une image de marque, de se loger sous une raison sociale.
Les agréments de la métamorphose entrent à reculons dans une réalité fantasmatique
non sans que l'adolescent, enfin fixé sur les choix et les orientations
que les exigences de l'économie lui imposent, ne garde au coeur l'impression
qu'il a poussé la mauvaise porte et que toutes celles d'à côté eussent
été préférables.
La contrainte et l'ennui de se donner à voir sous un angle intéressant
et intéressé - à «frimer» comme disent les écoliers - découvrent aujourd'hui
leur péremptoire inutilité dans la faillite du marché social et de ses
valeurs traditionnelles. Une fois de plus, le retour à l'enfance s'identifie
à la tentation de renaître à soi-même, dans la pluralité des désirs et
l'unité de la vie, dans les métamorphoses humaines de la nature recréée.