Adresse aux Vivants sur la Mort qui les gouverne et sur l'Opportunité de s'en défaire
Chapitre I : Ici Maintenant Toujours
par Raoul Vaneigem
Dans
une nouvelle d'Hoffmann, le narrateur s'étonne du ravissement dans lequel
une ouverture de Gluck, exécutée de manière exécrable par des musiciens
de brasserie, a plongé un homme assis seul à une table. Amené à justifier
son enthousiasme, le personnage, qui n'est autre que le compositeur, s'en
explique : si médiocre soit-elle, l'évocation de son oeuvre a ravivé en
lui non l'excellence de la partition mais les harmonies émouvantes qui
présidèrent à sa création, et dont l'écriture musicale n'offre qu'une
esquisse bien sommaire.
Ce
qui est vrai pour le génie de l'art vaut davantage encore pour la présence
exubérante du vivant. Est-il rien de plus dérisoire qu'une lettre d'amour
? En regard de la violence et de la sérénité passionnelles où le corps
se découvre tout entier, quel mot, quelle phrase ne sentiraient l'apprêt
et l'afféterie ? Jugez de son effet ridicule si, manquant son destinataire,
elle tombait entre les mains de la concierge ! Mais qu'elle atteigne l'être
aimé, alors les mots s'ordonnent selon les élans du coeur, ils tracent
en pointillé un chemin déjà tracé en profondeur, ils résonnent d'une harmonie
qui n'attendait pour se propager que la simplicité de quelques accords
plaqués à la diable sur un instrument de fortune.
Je
n'ai ambitionné ici qu'à relier entre elles les résurgences d'une vie
désirable, à noter brièvement quelques mesures d'une symphonie du vivant,
à relever les signes d'une autre réalité, que la pensée dominante occulte
en lisant et relisant sans relâche un monde mis en pages par l'ennui de
son dépérissement.
La
faiblesse de l'entreprise tient moins aux balbutiements et aux maladresses,
par lesquels la réalité nouvelle tente de s'exprimer, qu'à l'emprise du
passé qui s'y perpétue malgré moi.
Il
n'est pas facile de s'éprendre chaque jour de la vie à créer quand chaque
jour prédispose à la fatigue, au vieillissement, à la mort. Et l'intelligence
de soi est assurément la chose la moins partagée dans une époque qui ne
conçoit l'intelligence qu'en la science de parfaire son absurde et croissante
inadéquation au vivant.
Vivrais-je
pleinement selon mes désirs qu'il ne se mêlerait pas au plaisir d'écrire
pour m'éclairer sur le plaisir de vivre mieux - seul usage de l'écriture
auquel je prenne agrément - tant de peurs et de doutes issus de compatibilités
qui me sont étrangères et me rendent étranger à moi-même.
En
revanche, il n'est rien qui m'exalte comme la clarté du choix qu'à chaque
instant je pose à travers le dédale des contraintes, et qui est le parti
de miser le tout pour le tout sur la quête inlassable de l'amour, de la
création et de la jouissance de soi, hors de quoi je ne me reconnais pas
de destinée qui vaille.
On
comprendra au passage quel déplaisir j'irais sottement ajouter à la corvée
de trouver de l'argent du mois si je souscrivais de surcroît à une image
de marque, à un label journalistique et télévisé, à un rôle - prestigieux
ou dérisoire, peu importe -, à un classement médiatique sur l'état culturel
de la société marchande.
Il
importe aujourd'hui de se découvrir dans l'authenticité de son existence
même si, mal vécue, la moindre illusion lui fut souvent préférée car,dans
sa brutale franchise, le désir irrépressible d'une vie autre est déjà
cette vie-là.
En
fait, je ne suis pas étranger au monde, mais tout m'est étranger d'un
monde qui se vend au lieu de se donner - y compris le réflexe économique
auquel mes gestes parfois se plient. C'est pourquoi j'ai parlé des hommes
de l'économie avec le même sentiment de distance que Marx et Engels découvrent,
dans la crasse et la misère londoniennes, une société d'extraterrestres
avec «leur» Parlement, «leur» Westminster, «leur» Buckingam Palace, «leur»
Newgate.
«Ils»
me gênent aux entournures de mes plus humbles libertés avec leur argent,
leur travail, leur autorité, leur devoir, leur culpabilité, leur intellectualité,
leurs rôles, leurs fonctions, leur sens du pouvoir, leur loi des échanges,
leur communauté grégaire où je suis et où je ne veux pas aller.
Par
la grâce de leur propre devenir, «ils» s'en vont. Economisés à l'extrême
par l'économie dont ils sont les esclaves, ils se condamnent à disparaître
en entraînant dans leur mort programmée la fertilité de la terre, les
espèces naturelles et la joie des passions. Je n'ai pas l'intention de
les suivre sur le chemin d'une résignation où les font converger les dernières
énergies de l'humain reconverti en rentabilité.
Pourtant,
mon propos n'est pas de prétendre à l'épanouissement dans une société
qui ne s'y prête guère, mais bien d'atteindre à la plénitude en la transformant
selon les transformations radicales qui s'y dessinent. Je ne désavoue
pas ce qu'il y a de puérile obstination à vouloir changer le monde parce
qu'il ne me plaît pas et ne me plaira que si j'y puis vivre au gré de
mes désirs. Cependant n'est-elle pas, cette obstination, la substance
même de la volonté de vivre ? Sans elle, la perspicacité du regard sur
le monde et sur soi n'est qu'un nouvel aveuglement ; et sans la lucidité
qui offre à son réconfort l'exubérance inépuisable du vivant, elle demeure
un chaos plus prompt à détruire qu'à régénérer.
La
fin de l'ère économique coïncide avec la naissance d'une civilisation
du désir. La mutation s'opère lentement par une nouvelle symbiose restituant
leur primauté à l'ensemble des êtres et des choses vivants, tandis qu'une
nouvelle gratuité enseigne - bien au-delà des énergies douces - à saisir
ce que la nature donne en sorte qu'elle se donne davantage.
S'il
apparaît maintenant plus d'idées neuves que n'en formulèrent jamais -
Fourier excepté - des siècles de pensée religieuse, philosophique, idéologique,
c'est qu'il s'est manifesté, en deux décennies, plus de réalités authentiquement
humaines qu'en dix millénaires gérés par la science du pouvoir et du profit.
L'opinion
selon laquelle l'idée du bonheur est partout et sa réalité nulle part
montre assez qu'il n'y a pour chacun de préoccupation plus importante
que d'identifier ses désirs et d'accorder sa destinée à l'exercice constant
de sa volonté de vivre. L'oeuvre exige la patience et la persévérance
de l'alchimiste, épurant la vie de ce qui la nie et se dépouillant lui-même
du négatif jusqu'à n'être plus, par la force du désir, que la présence
du vivant.
S'étonnera-t-on
que la quête de la jouissance implique une attention et un effort de chaque
instant, alors que nous n'avons jamais appris que les vertus du sacrifice
et du renoncement, où la puissance de vie s'étiole en capacité de travail
? Tout le savoir du monde ne nous a induits qu'à nous emparer de choses
mortes et à mourir en elles parce qu'elles s'emparaient de nous.
Dites,
après cela, que la vie se défend très bien toute seule, mais précisez
au moins qu'il s'agit préalablement de la reconnaître en soi, d'accueillir
ce qu'elle offre, de la libérer de ses entraves quotidiennes, de la rendre
à un état d'innocence où elle aille enfin de soi.
A
l'heure où la faillite de l'économie comme système de survie frappe de
dérision tant d'efforts investis dans la rage de gagner plus, d'être le
meilleur, de posséder davantage, peut-être un revirement d'attitude est-il
prévisible, peut-être l'opiniâtreté mise à se délabrer dans le travail
va-t-elle redécouvrir la création des êtres, des choses, de l'environnement
comme plaisir d'exister ?
La
mort ne vient que de la mort tolérée à longueur de jours et de nuits.
La cassure de notre temps, c'est que la négation de la vie commence
à s'y nier, c'est que le désir se découvrant avant toute chose
découvre un monde à créer. La révolution du vivant est là, elle est
seule qui soit et si la hantise de la mort persiste à l'occulter, nous
savons maintenant qu'il y a pour la révoquer en nous et autour de nous
une passion croissante de désirer sans fin.