¶Amère
victoire du surréalisme Amère victoire du surréalisme
DANS LE CADRE d'un monde qui n'a pas été essentiellement transformé, le surréalisme a réussi. Cette réussite se retourne contre le surréalisme qui n'attendait rien que du renversement de l'ordre social dominant. Mais en même temps le retard intervenu dans l'action des masses qui s'emploient à ce renversement, maintenant et aggravant, avec les autres contradictions du capitalisme évolué, les mêmes impuissances de la création culturelle, maintient l'actualité du surréalisme et en favorise de multiples répétitions dégradées. Le surréalisme a un caractère indépassable, dans les conditions de vie qu'il a rencontrées et qui se sont prolongées scandaleusement jusqu'à nous, parce qu'il est déjà, dans son ensemble, un supplément à la poésie ou à l'art liquidés par le dadaïsme, parce que toutes ses ouvertures sont au-delà de la postface surréaliste à l'histoire de l'art, sur les problèmes d'une vraie vie à construire. De sorte que tout ce qui veut se situer, techniquement, après le surréalisme retrouve des problèmes d'avant (poésie ou théâtre dadaïstes, recherches formelles dans le style du recueil Mont-de-Piété). Ainsi, pour leur plus grande part, les nouveautés picturales sur lesquelles on a attiré l'attention depuis la dernière guerre sont seulement des détails, isolés et grossis, pris — secrètement — dans la masse cohérente des apports surréalistes (Max Ernst à l'occasion d'une exposition à Paris au début de 1958 rappelait ce qu'il avait appris à Pollock en 1942). Le monde moderne a rattrapé l'avance formelle que le surréalisme avait sur lui. Les manifestations de la nouveauté dans les disciplines qui progressent effectivement (toutes les techniques scientifiques) prennent une apparence surréaliste : on a fait écrire, en 1955, par un robot de l'Université de Manchester, une lettre d'amour qui pouvait passer pour un essai d'écriture automatique d'un surréaliste peu doué. Mais la réalité qui commande cette évolution est que, la révolution n'étant pas faite, tout ce qui a constitué pour le surréalisme une marge de liberté s'est trouvé recouvert et utilisé par le monde répressif que les surréalistes avaient combattu. L'emploi du magnétophone pour instruire des sujets endormis entreprend de réduire la réserve onirique de la vie à des fins utilitaires dérisoires ou répugnantes. Rien cependant ne constitue un si net retournement des découvertes subversives du surréalisme que l'exploitation qui est faite de l'écriture automatique, et des jeux collectifs fondés sur elle, dans la méthode de prospection des idées nommée aux Etats-Unis « brainstorming ». Gérard Lauzun, dans France-Observateur, en décrit ainsi le fonctionnement : « En une séance de durée limitée (dix minutes à 1 heure), un nombre limité de personnes (6 à 15) ont toute liberté d'émettre des idées, le plus d'idées possibles, bizarres ou pas, sans aucun risque de censure. La qualité des idées importe peu. Il est absolument interdit de critiquer une idée émise par l'un des participants et même de sourire lorsqu'il a la parole. Chacun a, en outre, le droit le plus absolu, le devoir même, de piller, en y ajoutant du sien, les idées précédemment énoncées. ([...]). L'armée, l'administration, la police y ont aussi recours. La recherche scientifique elle-même substitue des séances de brainstorming à ses conférences ou à ses “tables rondes”. ([...]) Un auteur et un producteur de films au C.F.P.I. Il leur faut un titre. Huit personnes en quinze minutes en proposent soixante-dix ! Puis, un slogan : cent quatre idées en trente-quatre minutes : deux sont retenus. ([...]) La règle est la non-pensée, l'illogisme, l'absurdité, le coq-à-l'âne. La qualité fait place à la quantité. La méthode a pour but premier d'éliminer les diverses barrières de contrainte sociale, de timidité, d'effroi devant la parole qui interdisent souvent à certains individus dans une réunion ou au cours d'un conseil d'administration, de parler, d'avancer des suggestions saugrenues, au milieu desquelles pourtant un trésor peut être enfoui ! Ici, les barrières levées, on constate que les gens parlent et, surtout, que chacun a quelque chose à dire. ([...]) Certains managers américains ont d'ailleurs vite compris l'intérêt d'une telle technique sur le plan des relations avec le personnel. Celui qui peut s'exprimer revendique moins. “Organisez-nous des brainstormings !” commandent-ils alors aux spécialistes : “cela démontrera au personnel que nous faisons cas de ses idées, puisque nous les demandons !” La technique est devenue une thérapeutique contre le virus révolutionnaire. »
[ retour ] Le bruit et la fureur ON PARLE BEAUCOUP des jeunes gens furieux, de la colère de la jeunesse aujourd'hui. On en parle volontiers parce que, des émeutes sans raison des adolescents suédois aux proclamations élaborées par les « angry young men » anglais qui tentent de se constituer en mouvement littéraire, on retrouve le même caractère inoffensif en profondeur, une même faiblesse rassurante. Produits d'une époque de décomposition des idées et des modes d'existence dominants, d'une époque d'immenses victoires contre la nature sans élargissement réel des possibilités de la vie quotidienne, réagissant, parfois brutalement, contre la condition qui leur est faite, ces sursauts de la jeunesse sont grossièrement contemporains de l'état d'esprit surréaliste. Mais ils sont dépourvus de ses points d'application dans la culture et de son espoir révolutionnaire. De sorte que la résignation est le fond sonore de ce négativisme spontané de la jeunesse américaine, scandinave ou japonaise. Saint-Gennain-des-Prés avait déjà été, dans les premières années de l'après-guerre, un laboratoire de ces comportements (abusivement nommés existentialistes par les journaux), ce qui explique que les représentants intellectuels de cette génération en France maintenant (Françoise Sagan-Drouet, Robbe-Grillet, Vadim, l'affreux Buffet) soient tous les illustrations outrées, les images d'Épinal de la résignation. Si cette génération intellectuelle, hors de France, témoigne de plus d'agressivité, la conscience qu'elle en prend s'échelonne entre l'imbécillité simple et la satisfaction prématurée d'une révolte très insuffisante. L'odeur d'œufs pourris que répand l'idée de Dieu enveloppe les crétins mystiques de la « beat generation » américaine, et n'est même pas absente des déclarations des « angry young men » (cf. Colin Wilson). Ceux-ci, en général, découvrent avec trente ans de retard un climat moral subversif que l'Angleterre leur avait complètement caché entre temps, et pensent être à la pointe du scandale en se proclamant républicains. « On continue de jouer des pièces, écrit Kenneth Tynan, qui sont fondées sur la ridicule idée que les gens craignent et respectent encore la Couronne, l'Empire, l'Église, l'Université et la Bonne Société. » Ce mot (« on continue de jouer des pièces[...] ») est révélateur du point de vue platement littéraire de cette équipe des « angry young men », qui en sont venus à changer d'avis, simplement, sur quelques conventions sociales, sans voir le changement de terrain de toute l'activité culturelle, que l'on observe manifestement dans chaque tendance avant-gardiste du siècle. Les « angry young men » sont même particulièrement réactionnaires en ceci qu'ils attribuent une valeur privilégiée, un sens de rachat, à l'exercice de la littérature ; c'est-à-dire qu'ils se font aujourd'hui les défenseurs d'une mystification qui a été dénoncée vers 1920 en Europe, et dont la survie est d'une plus grande portée contre-révolutionnaire que celle de la Couronne britannique. Toutes ces rumeurs, ces onomatopées de l'expression révolutionnaire, ont en commun d'ignorer le sens et l'ampleur du surréalisme (dont la réussite artistique bourgeoise a été naturellement déformante). En fait la continuation du surréalisme serait l'attitude la plus conséquente, si rien de nouveau ne parvenait à le remplacer. Mais précisément, la jeunesse qui le rallie, parce qu'elle connaît l'exigence profonde du surréalisme et ne peut surmonter la contradiction entre cette exigence et cette immobilité d'une pseudo-réussite, se réfugie dans les côtés réactionnaires que le surréalisme portait en lui dès sa formation (magie, croyance à un âge d'or qui pourrait être ailleurs qu'en avant dans l'histoire). On en vient à se féliciter d'être encore là, si longtemps après la bataille, sous l'arc de triomphe du surréalisme où l'on restera traditionnellement, comme dit fièrement Gérard Legrand (Surréalisme même, n° 2) : « un petit noyau d'êtres jeunes obstinément attachés à entretenir la véritable flamme du surréalisme[...] » Un mouvement plus libérateur que le surréalisme de 1924 — auquel Breton promettait de se rallier s'il venait à paraître — ne peut pas se constituer facilement, parce que son caractère libérateur dépend maintenant de sa mainmise sur les moyens matériels supérieurs du monde moderne. Mais les surréalistes de 1958 sont devenus incapables de s'y rallier, et sont même résolus à le combattre. Ce qui n'enlève rien à la nécessité, pour un mouvement révolutionnaire dans la culture, de reprendre à son compte, avec plus d'efficacité, la liberté d'esprit, la liberté concrète des mœurs, revendiquées par le surréalisme. Pour nous, le surréalisme a été seulement un début d'expérience révolutionnaire dans la culture, expérience qui a presque immédiatement tourné court pratiquement et théoriquement. Il s'agit d'aller plus loin. Pourquoi ne peut-on plus être surréaliste ? Ce n'est pas pour obéir à la sommation, qui est faite en permanence à l'« avant-garde », de se distinguer du scandale surréaliste (personne ne se soucie de nous voir adopter une originalité de tous les instants. Et pour cause : quelle direction neuve nous proposerait-on ? Au contraire, la bourgeoisie est prête à applaudir toutes les régressions qu'il nous plaira de choisir). Si l'on n'est pas surréaliste, c'est pour ne pas s'ennuyer. L'ennui est la réalité commune du surréalisme vieilli, des jeunes gens furieux et peu renseignés, et de cette rébellion des adolescents confortables qui est sans perspectives mais bien éloignée d'être sans cause. Les situationnistes exécuteront le jugement que les loisirs d'aujourd'hui prononcent contre eux-mêmes. [ retour ] La liberté pour quoi lire ? Des bêtises L'ÉVASION dans la littérature et l'art, la surestimation de l'importance de ces activités définies selon l'ancienne optique bourgeoise, paraissent des conceptions très répandues dans les États ouvriers d'Europe où, en réaction contre les détournements policiers d'une entreprise de changement réel du monde, les intellectuels déçus en viennent à manifester une naïve indulgence pour les sous-produits, les redites d'une culture occidentale décomposée. C'est une illusion parallèle à celle qu'ils redécouvrent au sujet du système de la démocratie parlementaire. Le jeune écrivain polonais Marek Hlasko, interrogé par L'Express (du 17 avril 1958), justifie son intention de retourner en Pologne où, d'après les opinions assurées qu'il a émises, la vie est intenable et aucune amélioration n'est possible, par ce stupéfiant motif : « La Pologne est un pays extraordinaire pour un écrivain, et cela vaut la peine de supporter toutes les conséquences pour vivre dans ce pays et l'observer. » Nous ne regretterons pas le recul du jdanovisme malgré l'intérêt stupide que rencontrent en Tchécoslovaquie ou en Pologne les plus misérables aspects de la fin de culture de l'occident : les expressions qui ne soit plus à l'extrême de la décomposition formelle, mais parvenues à la neutralité pure — disons Sagan-Drouet ou les motivations artistiques de la revue Phases. Nous comprenons la nécessité de revendiquer, contre la doctrine réaliste-socialiste encore puissante, une liberté totale d'information et de création. Mais cette liberté ne peut en aucun cas se confondre avec l'alignement sur la culture « moderne » découverte maintenant en Europe occidentale. Cette culture est historiquement le contraire d'une création : une série de répétitions maquillées. Demander la liberté de la création, c'est reconnaître la nécessité des constructions supérieures du milieu. Dans les États ouvriers et ici, la liberté véritable sera la même, et ses ennemis seront les mêmes. [ retour ] La lutte pour le contrôle des nouvelles techniques de conditionnement « ON PEUT dorénavant déclencher à coup sûr les réactions des hommes dans des directions déterminées à l'avance », écrivait Serge Tchakhotine à propos des méthodes d'influence employées sur des collectivités par les révolutionnaires et par les fascistes entre les deux guerres mondiales (Le viol des foules par la propagande politique, Gallimard). Les progrès scientifiques depuis ont été constants. On a avancé dans l'étude expérimentale des mécanismes du comportement ; on a trouvé de nouveaux usages des appareils existants ; on en a inventé de nouveaux. On fait l'essai, depuis assez longtemps, d'une publicité invisible (par l'introduction dans un déroulement cinématographique d'images autonomes, au vingt-quatrième de seconde, sensibles à la rétine mais restant en deçà dune perception consciente) et d'une publicité inaudible (par infra-sons). En 1957 le service de recherche de la Défense nationale du Canada a fait effectuer une étude expérimentale de l'ennui en isolant des sujets dans un environnement aménagé de telle sorte que rien ne pouvait s'y passer (cellule aux murs nus, éclairée sans interruption, meublée seulement d'un divan confortable, rigoureusement dépourvue d'odeurs, de bruits, de variations de température). Les chercheurs ont constaté des troubles étendus du comportement, le cerveau étant incapable en l'absence des stimuli sensoriels de se maintenir dans une excitation moyenne nécessaire à son fonctionnement normal. Ils ont donc pu conclure à l'influence néfaste d'une ambiance ennuyeuse sur le comportement humain, et expliquer par là les accidents imprévisibles qui surviennent dans les travaux monotones, destinés à se multiplier avec l'extension de l'automation. On va plus loin avec le témoignage d'un certain Lajos Ruff, publié dans la presse française, et en librairie, au début de 1958. Son récit, suspect à bien des égards, mais ne contenant aucune anticipation de détail, décrit le « lavage de cerveau » que lui aurait fait subir la police politique hongroise en 1956. Ruff dit avoir passé six semaines enfermé dans une chambre où l'emploi unitaire de moyens qui sont tous amplement connus visait — et a finalement réussi — à lui faire perdre toute croyance en sa perception du monde extérieur et en sa propre personnalité. Ces moyens étaient : l'ameublement résolument autre de cette pièce close (meubles transparents, lit courbe) ; l'éclairage, avec l'intervention chaque nuit d'un rayon lumineux venu de l'extérieur, contre les effets psychiques duquel on l'avait délibérément mis en garde, mais dont il ne pouvait s'abriter ; les procédés de la psychanalyse utilisés par un médecin dans des conversations quotidiennes ; diverses drogues ; des mystifications élémentaires, réussies à la faveur de ces drogues (bien qu'il ait tout lieu de croire qu'il n'a pu sortir depuis des semaines de sa chambre, il lui arrive de s'éveiller avec des vêtements humides et des souliers boueux) ; des projections de films absurdes ou érotiques, confondues avec d'autres scènes qui se produisent parfois dans la chambre ; enfin des visiteurs qui s'adressent à lui comme s'il était un héros de l'aventure — épisode de la Résistance en Hongrie — qu'un autre cycle de films lui fait voir (des détails se retrouvent dans ces films et dans les rencontres réelles, il finit par ressentir la fierté de prendre part à cette action). Nous devons reconnaître là un usage répressif d'une construction d'ambiance parvenue à un stade assez complexe. Toutes les découvertes de la recherche scientifique désintéressée ont été jusqu'ici négligées par les artistes libres, et utilisées immédiatement par les polices. La publicité invisible ayant soulevé quelque inquiétude aux États-Unis, on a rassuré tout le monde en annonçant que les deux premiers slogans diffusés seraient sans danger pour quiconque. Ils influenceront dans ces deux directions : « Conduisez moins vite » — « ALLEZ À L'ÉGLISE ». C'est toute la conception humaniste, artistique, juridique, de la personnalité inviolable, inaltérable, qui est condamnée. Nous la voyons s'en aller sans déplaisir. Mais il faut comprendre que nous allons assister, participer, à une course de vitesse entre les artistes libres et la police pour expérimenter et développer l'emploi des nouvelles techniques de conditionnement. Dans cette course la police a déjà un avantage considérable. De son issue dépend pourtant l'apparition d'environnements passionnants et libérateurs, ou le renforcement — scientifiquement contrôlable, sans brèche — de l'environnement du vieux monde d'oppression et d'horreur. Nous parlons d'artistes libres, mais il n'y a pas de liberté artistique possible avant de nous être emparés des moyens accumulés par le XXe siècle, qui sont pour nous les vrais moyens de la production artistique, et qui condamnent ceux qui en sont privés à n'être pas des artistes de ce temps. Si le contrôle de ces nouveaux moyens n'est pas totalement révolutionnaire, nous pouvons être entraînés vers l'idéal policé d'une société d'abeilles. La domination de la nature peut être révolutionnaire ou devenir l'arme absolue des forces du passé. Les situationnistes se placeront au service de la nécessité de l'oubli. La seule force dont ils peuvent attendre quelque chose est ce prolétariat, théoriquement sans passé, obligé de tout réinventer en permanence, dont Marx disait qu'il « est révolutionnaire ou n'est rien ». Sera-t-il, de notre temps, ou non ? La question est d'importance pour notre propos : le prolétariat doit réaliser l'art. [ retour ] Avec et contre le cinéma LE CINÉMA est l'art central de notre société, aussi en ce sens que son développement est cherché dans un mouvement continu d'intégration de nouvelles techniques mécaniques. Il est donc, non seulement en tant qu'expression anecdotique ou formelle, mais aussi dans son infrastructure matérielle, la meilleure représentation d'une époque d'inventions anarchiques juxtaposées (non articulées, simplement additionnées). Après l'écran large, les débuts de la stéréophonie, les tentatives d'images en relief, les États-Unis présentent à l'exposition de Bruxelles un procédé dit « Circarama », au moyen duquel, comme le rapporte Le Monde du 17 avril, « on se trouve au centre du spectacle et on le vit, puisqu'on en fait partie intégrante. Quand la voiture à bord de laquelle sont fixées les caméras de prises de vues fonce dans le quartier chinois de San-Francisco on éprouve les réflexes et les sensations des passagers de la voiture ». On expérimente, par ailleurs, un cinéma odorant, par les récentes applications des aérosols, et on en attend des effets réalistes sans réplique. Le cinéma se présente ainsi comme un substitut passif de l'activité artistique unitaire qui est maintenant possible. Il apporte des pouvoirs inédits à la force réactionnaire usée du spectacle sans participation. On ne craint pas de dire que l'on vit dans le monde que nous connaissons du fait que l'on se trouve sans liberté au centre du misérable spectacle, « puisqu'on en fait partie intégrante ». La vie n'est pas cela, et les spectateurs ne sont pas encore au monde. Mais ceux qui veulent construire ce monde doivent à la fois combattre dans le cinéma la tendance à constituer l'anti-construction de situation (la construction d'ambiance de l'esclave, la succession des cathédrales) et reconnaître l'intérêt des nouvelles applications techniques valables en elles-mêmes (stéréophonie, odeurs). Le retard de l'apparition des symptômes modernes de l'art dans le cinéma (par exemple certaines œuvres formellement destructrices, contemporaines de ce qui est accepté depuis vingt ou trente ans dans les arts plastiques ou l'écriture, sont encore rejetées même dans les ciné-clubs) découle non seulement de ses chaînes directement économiques ou fardées d'idéalismes (censure morale), mais de l'importance positive de l'art cinématographique dans la société moderne. Cette importance du cinéma est due aux moyens d'influence supérieurs qu'il met en œuvre ; et entraîne nécessairement son contrôle accru par la classe dominante. Il faut donc lutter pour s'emparer d'un secteur réellement expérimental dans le cinéma. Nous pouvons envisager deux usages distincts du cinéma : d'abord son emploi comme forme de propagande dans la période de transition pré-situationniste ; ensuite son emploi direct comme élément constitutif d'une situation réalisée. Le cinéma est ainsi comparable à l'architecture par son importance actuelle dans la vie de tous, par les limitations qui lui ferment le renouvellement, par l'immense portée que ne peut manquer d'avoir sa liberté de renouvellement. Il faut tirer parti des aspects progressifs du cinéma industriel, de même qu'en trouvant une architecture organisée à partir de la fonction psychologique de l'ambiance on peut retirer la perle cachée dans le fumier du fonctionnalisme absolu. [ retour ] Contribution à une définition situationniste du jeu ON NE PEUT échapper à la confusion du vocabulaire et à la confusion pratique qui enveloppent la notion de jeu qu'en la considérant dans son mouvement. Les fonctions sociales primitives du jeu, après deux siècles de négation par une idéalisation continue de la production, ne se présentent plus que comme des survivances abâtardies, mêlées de formes inférieures qui procèdent directement des nécessités de l'organisation actuelle de cette production. En même temps, des tendances progressives du jeu apparaissent, en relation avec le développement même des forces productives. La nouvelle phase d'affirmation du jeu semble devoir être caractérisée par la disparition de tout élément de compétition. La question de gagner ou de perdre, jusqu'à présent presque inséparable de l'activité ludique, apparaît liée à toutes les autres manifestations de la tension entre individus pour l'appropriation des biens. Le sentiment de l'importance du gain dans le jeu, qu'il s'agisse de satisfactions concrètes ou plus souvent illusoires, est le mauvais produit d'une mauvaise société. Ce sentiment est naturellement exploité par toutes les forces conservatrices qui s'en servent pour masquer la monotonie et l'atrocité des conditions de vie qu'elles imposent. Il suffit de penser à toutes les revendications détournées par le sport de compétition, qui s'impose sous sa forme moderne précisément en Grande-Bretagne avec l'essor des manufactures. Non seulement les foules s'identifient à des joueurs professionnels ou à des clubs, qui assument le même rôle mythique que les vedettes de cinéma vivant et les hommes d'État décidant à leur place ; mais encore la série infinie des résultats de ces compétitions ne laisse pas de passionner les observateurs. La participation directe à un jeu, même pris parmi ceux qui requièrent un certain exercice intellectuel, est tout aussi peu intéressante dès lors qu'il s'agit d'accepter une compétition, pour elle-même, dans le cadre de règles fixes. Rien ne montre le mépris contemporain où est tenue l'idée de jeu comme cette outrecuidante constatation qui ouvre le Bréviaire des Échecs de Tartakower : « Le jeu des Échecs est universellement reconnu comme le roi des jeux ». L'élément de compétition devra disparaître au profit d'une conception plus réellement collective du jeu : la création commune des ambiances ludiques choisies. La distinction centrale qu'il faut dépasser, c'est celle que l'on établit entre le jeu et la vie courante, le jeu étant tenu pour une exception isolée et provisoire. « Il réalise, écrit Johan Huizinga, dans l'imperfection du monde et la confusion de la vie, une perfection temporaire et limitée ». La vie courante, conditionnée jusqu'ici par le problème des subsistances, peut être dominée rationnellement — cette possibilité est au cœur de tous les conflits de notre temps — et le jeu, rompant radicalement avec un temps et un espace ludiques bornés, doit envahir la vie entière. La perfection ne saurait être sa fin au moins dans la mesure où cette perfection signifie une construction statique opposée à la vie. Mais on peut se proposer de pousser à sa perfection la belle confusion de la vie. Le baroque, qu'Eugénio d'Ors qualifiait, pour le limiter définitivement, de « vacance de l'histoire », le baroque et l'au-delà organisé du baroque tiendront une grande place dans le règne prochain des loisirs. Dans cette perspective historique, le jeu — l'expérimentation permanente de nouveautés ludiques — n'apparaît aucunement en dehors de l'éthique, de la question du sens de la vie. La seule réussite que l'on puisse concevoir dans le jeu c'est la réussite immédiate de son ambiance, et l'augmentation constante de ses pouvoirs. Alors même que dans sa coexistence présente avec les résidus de la phase de déclin le jeu ne peut s'affranchir complètement d'un aspect compétitif, son but doit être au moins de provoquer des conditions favorables pour vivre directement. Dans ce sens il est encore lutte et représentation : lutte pour une vie à la mesure du désir, représentation concrète d'une telle vie. Le jeu est ressenti comme fictif du fait de son existence marginale par rapport à l'accablante réalité du travail, mais le travail des situationnistes est précisément la préparation de possibilités ludiques à venir. On peut donc être tenté de négliger l'Internationale situationniste dans la mesure où on y reconnaîtra aisément quelques aspects d'un grand jeu. « Néanmoins, dit Huizinga, nous avons déjà observé que cette notion de “seulement jouer” n'exclut nullement la possibilité de réaliser ce “seulement jouer” avec une gravité extrême [...]» [ retour ] Problèmes préliminaires à la construction d'une situation
LA CONCEPTION que nous avons d'une « situation construite » ne se borne pas à un emploi unitaire de moyens artistiques concourant à une ambiance, si grandes que puissent être l'extension spatio-temporelle et la force de cette ambiance. La situation est en même temps une unité de comportement dans le temps. Elle est faite de gestes contenus dans le décor d'un moment. Ces gestes sont le produit du décor et d'eux-mêmes. Ils produisent d'autres formes de décor et d'autres gestes. Comment peut-on orienter ces forces ? On ne va pas se contenter d'essais empiriques d'environnements dont on attendrait des surprises, par provocation mécanique. La direction réellement expérimentale de l'activité situationniste est l'établissement, à partir de désirs plus ou moins nettement reconnus, d'un champ d'activité temporaire favorable à ces désirs. Son établissement peut seul entraîner l'éclaircissement des désirs primitifs, et l'apparition confuse de nouveaux désirs dont la racine matérielle sera précisément la nouvelle réalité constituée par les constructions situationnistes. Il faut donc envisager une sorte de psychanalyse à des fins situationnistes, chacun de ceux qui participent à cette aventure devant trouver des désirs précis d'ambiances pour les réaliser, à l'encontre des buts poursuivis par les courants issus du freudisme. Chacun doit chercher ce qu'il aime, ce qui l'attire (et là encore, au contraire de certaines tentatives d'écriture moderne — Leiris par exemple —, ce qui nous importe n'est pas la structure individuelle de notre esprit, ni l'explication de sa formation, c'est son application possible dans les situations construites). On peut recenser par cette méthode des éléments constitutifs des situations à édifier ; des projets pour le mouvement de ces éléments. Une telle recherche n'a de sens que pour des individus travaillant pratiquement dans la direction d'une construction de situations. Ils sont alors tous, soit spontanément soit d'une manière consciente et organisée, des pré-situationnistes, c'est-à-dire des individus qui ont ressenti le besoin objectif de cette construction à travers un même état de manque de la culture, et à travers les mêmes expressions de la sensibilité expérimentale immédiatement précédente. Ils sont rapprochés par une spécialisation et par leur appartenance à une même avant-garde historique dans leur spécialisation. Il est donc probable que l'on trouve chez tous un grand nombre de thèmes communs du désir situationniste, qui se diversifiera toujours davantage dès son passage à une phase d'activité réelle. La situation construite est forcément collective par sa préparation et son déroulement. Cependant il semble, au moins pour la période des expériences primitives, qu'un individu doive exercer une certaine prééminence pour une situation donnée ; en être le metteur en scène. À partir d'un projet de situation — étudié par une équipe de chercheurs — qui combinerait, par exemple, une réunion émouvante de quelques personnes pour une soirée, il faudrait sans doute discerner entre un directeur — ou metteur en scène : chargé de coordonner les éléments préalables de construction du décor, et aussi de prévoir certaines interventions dans les événements (ce dernier processus pouvant être partagé entre plusieurs responsables ignorant plus ou moins les plans d'intervention d'autrui) —, des agents directs vivant la situation — ayant participé à la création du projet collectif, ayant travaillé à la composition pratique de l'ambiance —, et quelques spectateurs passifs — étrangers au travail de construction — qu'il conviendra de réduire à l'action. Naturellement le rapport entre le directeur et les « viveurs » de la situation ne peut devenir un rapport de spécialisations. C'est seulement une subordination momentanée de toute une équipe de situationnistes au responsable d'une expérience isolée. Ces perspectives, ou leur vocabulaire provisoire, ne doivent pas donner à croire qu'il s'agirait d'une continuation du théâtre. Pirandello et Brecht ont fait voir la destruction du spectacle théâtral, et quelques revendications qui sont au-delà. On peut dire que la construction des situations remplacera le théâtre seulement dans le sens où la construction réelle de la vie a remplacé toujours plus la religion. Visiblement le principal domaine que nous allons remplacer et accomplir est la poésie, qui s'est brûlée elle-même à l'avant-garde de notre temps, qui a complètement disparu. L'accomplissement réel de l'individu, également dans l'expérience artistique que découvrent les situationnistes, passe forcément par la domination collective du monde : avant elle, il n'y a pas encore d'individus, mais des ombres hantant les choses qui leur sont anarchiquement données par d'autres. Nous rencontrons, dans des situations occasionnelles, des individus séparés qui vont au hasard. Leurs émotions divergentes se neutralisent et maintiennent leur solide environnement d'ennui. Nous ruinerons ces conditions en faisant apparaître en quelques points le signal incendiaire d'un jeu supérieur. À notre époque le fonctionnalisme, qui est une expression nécessaire de l'avance technique, cherche à éliminer entièrement le jeu, et les partisans de l'« industrial design » se plaignent du pourrissement de leur action par la tendance de l'homme au jeu. Cette tendance, bassement exploitée par le commerce industriel, remet immédiatement en cause les plus utiles résultats, en exigeant de nouvelles présentations. Nous pensons bien qu'il ne faut pas encourager le renouvellement artistique continu de la forme des frigidaires. Mais le fonctionnalisme moralisateur n'y peut rien. La seule issue progressive est de libérer ailleurs, et plus largement, la tendance au jeu. Auparavant les indignations naïves de la théorie pure de l'industrial design n'empêcheront pas le fait profond, par exemple, que l'automobile individuelle est principalement un jeu idiot, et accessoirement un moyen de transport. Contre toutes les formes régressives du jeu, qui sont ses retours à des stades infantiles — toujours liés aux politiques de réaction — il faut soutenir les formes expérimentales d'un jeu révolutionnaire. [ retour ] * |