“Dès que, révélant sa trame, la
couverture mystique cesse d’envelopper les rapports d’exploitation
et de la violence qui est l’expression de leur mouvement,
la lutte contre l’aliénation se dévoile et se
définit l’espace d’un éclair, l’espace
d’une rupture, comme un corps à corps impitoyable avec
le pouvoir mis à nu, découvert dans sa force brutale
et sa faiblesse (...) moment sublime où la complexité
du monde devient tangible, cristalline, à portée de
tous.”
Raoul Vaneigem, “Banalités
de base” (I.S. n° 7)
[ haut ]
LES CAUSES DES BRÈCHES SOCIALES
Il est difficile d’énoncer des généralités
concernant les causes immédiates des brèches radicales.
Il y a toujours eu assez de bonnes raisons pour se révolter.
Tôt ou tard des failles apparaissent et quelque chose doit lâcher.
Mais pourquoi à tel moment plutôt qu’à tel
autre? Les révoltes se sont souvent produites lors de périodes
de progrès social, alors que des conditions bien plus mauvaises
avaient été enduré avec résignation. Si
certaines révoltes ont été provoquées par
le désespoir, d’autres ont été déclenchées
par des incidents relativement insignifiants. Le mal enduré patiemment
parce qu’on le considérait comme inévitable, peut
se révéler insupportable dès qu’on conçoit
l’idée de s’y soustraire. La mesquinerie d’une
mesure répressive ou la sottise d’une bévue bureaucratique
dévoile l’absurdité du système beaucoup mieux
qu’une accumulation incessante de contraintes oppressives.
Le pouvoir du système est basé sur le fait que les gens
croient impossible de s’y opposer. En temps normal cette croyance
est bien fondée (celui qui transgresse les règles est
vite puni). Mais l’illusion s’écroule dès
que, pour une raison ou une autre, un assez grand nombre de gens commencent
à ne plus respecter les règles, et qu’ils sont assez
nombreux pour pouvoir le faire en toute impunité. Ce que l’on
a cru naturel et inévitable se révèle arbitraire
et absurde. “Quand personne n’obéit, personne ne
commande.”
La difficulté, c’est de parvenir à ce stade. Si
les gens sont peu nombreux à désobéir, il est facile
de les isoler et de les réprimer. On fantasme souvent sur les
choses merveilleuses qui seraient possibles “si seulement tout
le monde se mettait d’accord pour faire telle ou telle chose au
même moment”. Malheureusement, dans la plupart des cas,
les mouvements sociaux ne se produisent pas ainsi. Un homme armé
d’un pistolet à six coups peut tenir à distance
cent personnes désarmées parce que chacun sait que les
six premiers assaillants seront tués.
Bien sûr, il arrive que la fureur des gens soit telle qu’ils
passent quand même à l’attaque en dépit du
danger. Et il se peut que cette résolution les sauve, en convaincant
ceux qui sont au pouvoir qu’il est plus sage de se rendre sans
combattre que de périr écrasés par la haine que
la répression aura engendrée. Mais plutôt que de
se livrer à des actes désespérés, il est
évidemment préférable de chercher des formes de
lutte qui réduisent le risque au minimum, au moins jusqu’à
ce que le mouvement ait pris suffisamment d’ampleur pour que la
répression ne soit plus possible.
Les gens qui vivent sous des régimes particulièrement
répressifs commencent naturellement par tirer profit de n’importe
quel point de ralliement existant. En 1978 en Iran, les mosquées
étaient le seul lieu où les gens pouvaient critiquer le
régime du chah avec une certaine impunité. Par la suite,
les manifestations énormes convoquées tous les 40 jours
par Khomeiny ont apporté la sécurité du nombre.
Khomeiny est devenu ainsi une figure de proue de l’opposition,
reconnue par tout le monde, même par ceux qui n’étaient
pas ses partisans. Mais tolérer un chef, quel qu’il soit,
même en tant que symbole, ne peut être qu’une mesure
temporaire qui doit être abandonnée aussitôt que
des actions plus autonomes deviennent possibles, comme l’ont fait
dès l’automne 1978 les ouvriers du pétrole qui se
sont estimés assez forts pour se mettre en grève à
des dates différentes de celles décidées par Khomeiny.
L’Église catholique a joué un rôle tout aussi
ambigu dans la Pologne stalinienne: l’État s’est
servi de l’Église pour contrôler le peuple, mais
le peuple s’en est servi pour déjouer les manoeuvres de
l’État.
Une orthodoxie fanatique est parfois le premier pas vers une affirmation
plus radicale. Les intégristes islamiques ont beau être
très réactionnaires, en prenant l’habitude de prendre
en main les événements, ils compliquent tout retour à
“l’ordre”. Ils pourraient même devenir véritablement
radicaux s’ils perdaient leurs illusions, comme c’est arrivé
pour quelques gardes rouges pendant la “révolution culturelle”
chinoise. Alors que celle-ci n’était à l’origine
qu’un stratagème de Mao pour déloger du pouvoir
certains de ses rivaux bureaucrates, elle a conduit finalement à
la rébellion incontrôlée de millions de jeunes qui
prirent au sérieux sa rhétorique antibureaucratique. [
1 ]
[ haut ]
LES BOULEVERSEMENTS DE L'APRÈS-GUERRE
Si quelqu’un proclamait: “Je suis la personne la plus
grande, la plus forte, la plus noble, la plus intelligente et la plus
pacifique du monde”, il serait considéré comme odieux,
à moins qu’il ne soit pris pour un dément. Mais
s’il dit précisément les mêmes choses sur
son pays, on le tient pour un patriote admirable. Le patriotisme est
extrêmement séducteur parce qu’il offre une sorte
de narcissisme par procuration, même aux plus démunis.
L’affection teintée de nostalgie que les gens ressentent
naturellement pour leur foyer et pour leur pays se transforme en culte
aveugle de l’État. Leurs peurs et leurs ressentiments sont
projetés sur les étrangers, et leurs aspirations à
une communauté authentique sur la nation, qu’ils en arrivent
à percevoir de manière mystique comme merveilleuse par
essence, malgré tous ses défauts. (“Oui, il y a
des problèmes en Amérique; mais nous nous battons pour
la véritable Amérique, pour tout ce qu’elle
représente réellement.”) Il est presque impossible
de résister à cette mentalité de troupeau mystique
en cas de guerre, et elle étouffe alors pratiquement toute tendance
radicale.
Le patriotisme a cependant parfois été un facteur déclencheur
de luttes radicales. En 1956 en Hongrie, par exemple. Et même
les guerres ont parfois abouti, par contrecoup, à des révoltes.
Il arrive que ceux qui ont supporté la plus grande partie du
fardeau militaire, au nom de la soi-disant liberté et de la soi-disant
démocratie, réclament leur dû une fois qu’ils
sont revenus chez eux. Ayant participé à une lutte historique
et ayant pris l’habitude d’affronter les obstacles en les
détruisant, ils inclinent sans doute dans une moindre mesure
à considérer le statu quo comme éternel.
Les dislocations et les désillusions occasionnées par
la Première Guerre mondiale ont abouti à des soulèvements
partout en Europe. Si la deuxième guerre n’a pas produit
les mêmes résultats, c’est parce que la radicalité
authentique a été détruite dans l’intervalle
par le stalinisme, le fascisme et le réformisme, parce que les
justifications de la guerre données par les vainqueurs, quoique
mensongères, étaient plus plausibles que d’habitude,
les ennemis vaincus étant plus faciles à diaboliser que
les fois précédentes, et parce que les vainqueurs ont
pris soin de régler par avance le rétablissement de l’ordre
pour l’après-guerre, l’Europe orientale étant
livrée à Staline en échange de la docilité
des Partis “communistes” français et italien et de
l’abandon du Parti grec insurgé. La commotion mondiale
provoquée par la guerre suffit quand même à ouvrir
la voie à une révolution stalinienne autonome en Chine,
que Staline ne voulait pas, parce qu’elle menaçait sa domination
exclusive sur le “camp socialiste”, et à donner le
branle aux mouvements anticolonialistes. Ce que ne souhaitaient évidemment
pas les pouvoirs colonialistes européens, même si ceux-ci
allaient finalement réussir à conserver les aspects les
plus profitables de leur domination en optant pour le néo-colonialisme
économique déjà adopté par les États-Unis.
Pour éviter une vacance de pouvoir à l’issue de
la guerre, et pour mieux réprimer leur propre peuple, les dirigeants
finissent souvent par collaborer avec leurs soi-disant ennemis. À
la fin de la guerre franco-allemande de 1870, l’armée prussienne
victorieuse contribua à l’encerclement de la Commune de
Paris, facilitant ainsi son écrasement par les Versaillais. L’armée
de Staline, avançant sur Varsovie en 1944, appela les habitants
à se soulever, mais resta pendant plusieurs jours aux portes
de la ville pendant que les Nazis anéantissaient les éléments
indépendants qui auraient pu résister plus tard au stalinisme,
et qui s’étaient ainsi découverts. On a vu récemment
un scénario semblable à l’issue de la guerre du
Golfe, quand après avoir appelé le peuple irakien à
se soulever contre Saddam, l’armée américaine a
massacré systématiquement les conscrits irakiens qui battaient
en retraite et qui auraient été prêts à se
révolter s’ils avaient pu regagner leur pays, alors qu’elle
laissait toute latitude à la Garde républicaine, force
d’élite de Saddam, pour écraser les soulèvements
radicaux dans le nord et le sud de l’Irak. [ 2
]
Dans les sociétés totalitaires, les griefs sont évidents
mais la révolte est difficile. Dans les sociétés
“démocratiques” les luttes sont plus faciles, mais
les objectifs sont moins clairs. Contrôlés principalement
par le biais d’un conditionnement subconscient ou par des forces
immenses et apparemment incompréhensibles (“l’état
de l’économie”), il nous est difficile d’appréhender
notre situation. On nous conduit comme un troupeau de moutons dans la
direction voulue, mais en nous laissant juste assez d’espace pour
quelques divagations, afin que nous gardions une illusion d’indépendance.
Les tendances au vandalisme ou aux affrontements violents peuvent être
comprises comme des tentatives de rompre cette abstraction désespérante,
pour se colleter avec quelque chose de concret.
De même que la première organisation du prolétariat
classique a été précédée, à
la fin du XVIIIe et au début du XIXe siècle, d’une
époque de gestes isolés, “criminels”, visant
à la destruction des machines de la production, qui éliminaient
les gens de leur travail, on assiste en ce moment à la première
apparition d’une vague de vandalisme contre les machines
de la consommation, qui nous éliminent tout aussi sûrement
de la vie. Il est bien entendu qu’en ce moment comme alors la
valeur n’est pas dans la destruction elle-même, mais dans
l’insoumission qui sera ultérieurement capable de se
transformer en projet positif jusqu’à reconvertir les
machines dans le sens d’un accroissement du pouvoir réel
des hommes. [Internationale Situationniste n° 7]
(Notez bien cette dernière phrase. Le fait de signaler un symptôme
de crise sociale, ou même de le justifier en tant que réaction
compréhensible à l’oppression, n’implique
pas forcément qu’on le recommande comme tactique.)
On pourrait énumérer bien d’autres conditions qui
peuvent déclencher une situation radicale. Une grève peut
s’étendre (Russie 1905); la résistance populaire
à une menace réactionnaire peut déborder les cadres
légaux (Espagne 1936); les gens peuvent profiter d’une
libéralisation symbolique pour aller plus loin (Hongrie 1956,
Tchécoslovaquie 1968); les actions exemplaires de petits groupes
peuvent catalyser un mouvement de masse (les premiers sit-in pour les
droits civiques aux États-Unis, Mai 1968); une atrocité
particulière peut être la goutte d’eau qui fait déborder
le vase (Watts 1965, Los Angeles 1992); l’effondrement subit d’un
régime peut laisser une vacance de pouvoir (Portugal 1974); une
circonstance particulière peut rassembler un si grand nombre
de gens dans un même endroit qu’il devient impossible de
les empêcher d’exprimer leurs griefs et leurs aspirations
(Tiananmen 1976 et 1989); etc.
Mais les crises sociales comportent tant d’impondérables
qu’il est rarement possible de les prévoir, encore moins
de les provoquer. En règle générale, il vaut mieux
poursuivre la réalisation des projets qui nous paraissent les
plus attirants, tout en restant vigilant de façon à reconnaître
rapidement les développements nouveaux (dangers, tâches
urgentes, occasions favorables) qui exigent la mise en oeuvre de tactiques
nouvelles.
En attendant, nous pouvons passer à l’examen de quelques-unes
des étapes décisives qu’on rencontre généralement
dans des situations radicales.
[ haut ]
L'EFFERVESCENCE DES SITUATIONS RADICALES
Une situation radicale est un réveil collectif. Cela peut aller
de la simple réunion de quelques dizaines de personnes dans un
quartier ou un atelier à une situation véritablement révolutionnaire
qui en entraîne des millions. L’important n’est pas
le nombre, mais le débat public et la participation de tous,
tendant à dépasser toute limite. L’incident qui
se situe à l’origine du Free Speech Movement (FSM, Mouvement
pour la liberté de parole) en 1964 en est un exemple classique
et particulièrement admirable. Des policiers étaient sur
le point d’emmener un activiste pour les droits civiques qu’ils
avaient arrêté sur le campus de l’Université
à Berkeley. Quelques étudiants se sont assis devant la
voiture de police. En quelques minutes des centaines d’autres
ont suivi leur exemple, de sorte que la voiture fût encerclée
et immobilisée. Pendant 32 heures, on a transformé le
toit de la voiture en tribune pour un débat général.
L’occupation de la Sorbonne en Mai 1968 a créé une
situation encore plus radicale en attirant une grande partie de la population
parisienne non-étudiante. Puis l’occupation des usines
par les ouvriers dans tout le pays a créé une situation
révolutionnaire.
Dans de telles situations, les gens s’ouvrent à de nouvelles
perspectives, remettent en question leurs opinions, et commencent à
y voir clair dans les escroqueries habituelles. Il arrive tous les jours
que quelques personnes vivent des expériences qui les amènent
à mettre en question le sens de leur vie. Mais dans une situation
radicale, presque tout le monde le fait au même moment. Quand
la machine s’immobilise, mêmes les rouages commencent à
s’interroger sur leur fonction.
Les patrons sont ridiculisés. Les ordres ne sont pas respectés.
Les séparations s’effondrent. Des problèmes individuels
se transforment en questions publiques, tandis que des questions publiques
qui semblaient lointaines et abstraites deviennent des questions pratiques
et immédiates. L’ordre ancien est analysé, critiqué,
moqué. Les gens apprennent plus de choses sur la société
en une semaine que pendant des années passées à
étudier les “sciences sociales” à l’université
ou à se faire endoctriner par des campagnes à répétition
de “sensibilisation” progressiste. Des expériences
qui ont été longtemps refoulées refont surface.
[ 3 ] Tout semble possible,
et beaucoup de choses le deviennent effectivement. Les gens n’arrivent
pas à croire qu’ils ont tant supporté auparavant,
“en ce temps-là”. Même si l’issue finale
est incertaine, ils considèrent souvent que l’expérience
à elle seule vaut déjà la peine d’être
vécue. “Pourvu qu’ils nous laissent le temps...”
a dit un des graffitistes de Mai 1968, auquel deux autres ont répondu:
“En tout cas pas de remords!” et “Déjà
10 jours de bonheur.”
Comme le travail s’arrête, la navette frénétique
est remplacée par des promenades sans but, et la consommation
passive par la communication active. Des étrangers entrent en
conversation animée dans la rue. Les débats ne s’arrêtent
jamais, des nouveaux venus remplaçant continuellement ceux qui
partent pour se livrer à d’autres activités ou pour
essayer de prendre un peu de sommeil, bien qu’ils soient généralement
trop excités pour dormir longtemps. Tandis que certains succombent
aux démagogues, d’autres commencent à faire leurs
propres propositions ou à prendre leurs propres initiatives.
Des spectateurs sont attirés dans le tourbillon et connaissent
des transformations d’une rapidité étonnante. Un
bel exemple observé en Mai 1968: lors de l’occupation de
l’Odéon par des foules radicales, le directeur administratif,
consterné, se retira au fond de la scène. Mais après
quelques minutes de réflexion, il fit quelques pas en avant et
s’écria: “Maintenant que vous l’avez pris,
gardez-le, ne le rendez jamais, brûlez-le plutôt!”
Certes, tout le monde n’est pas gagné tout de suite. Certains
se cachent dans l’attente du reflux du mouvement, pour reprendre
leurs possessions ou leurs positions, et se venger. D’autres hésitent,
tiraillés entre l’envie et la peur du changement. Une brèche
de quelques jours ne suffira peut-être pas pour rompre le conditionnement
hiérarchique de toute une vie. L’interruption des habitudes
et des routines peut être libératrice, mais elle peut aussi
désorienter. Tout se passe si vite qu’il est facile de
paniquer. Même si vous avez réussi à garder votre
calme, et même si ça peut paraître évident
après coup, il n’est pas facile sur le moment de saisir
tous les facteurs essentiels, et de les saisir assez vite pour prendre
les bonnes décisions. Une des principales ambitions de ce texte
est d’indiquer certains scénarios courants, pour que les
gens soient prêts à reconnaître les occasions qui
se présentent et à en profiter quand il en est encore
temps.
Les situations radicales sont ces moments rares où le changement
qualitatif devient vraiment possible. Bien loin d’être anormales,
elles laissent voir à quel point nous sommes, la plupart du temps,
anormalement refoulés. À la lumière de celles-ci,
notre vie “normale” ressemble au somnambulisme. Pourtant,
parmi les nombreux livres qui ont été écrits sur
les révolutions, il y en a peu qui ont vraiment quelque chose
à dire sur de tels moments. Ceux qui traitent des révoltes
modernes les plus radicales se limitent généralement à
la seule description. S’ils évoquent parfois ce qu’on
ressent à l’occasion de telles expériences, ils
n’apportent rien quant aux tactiques à adopter. La plupart
des études sur les révolutions bourgeoises ou bureaucratiques
ont encore moins de pertinence. Dans ces révolutions, où
les “masses” n’ont joué qu’un rôle
secondaire en tant que forces d’appui pour une direction ou pour
une autre, on peut, dans une large mesure, analyser leur mouvements
comme ceux de masses physiques, en utilisant les métaphores familières
du flux et du reflux de la marée, de l’oscillation du pendule
entre la radicalité et la réaction, etc. Mais une révolution
antihiérarchique exige que les gens cessent d’être
des masses homogènes et manipulables, qu’ils dépassent
la servilité et l’inconscience qui les rendent objets de
telles prévisions mécanistes.
[ haut ]
L'AUTO-ORGANISATION POPULAIRE
Dans les années 60, on pensait généralement que
la meilleure façon de favoriser une telle démassification
était de former des “groupes d’affinité”,
c’est-à-dire des petites associations d’amis qui
partagent des perspectives et un style de vie commun. Certes, de tels
groupes présentent beaucoup d’avantages. Ils peuvent former
un projet et le réaliser sans délai; il est difficile
de les infiltrer; et ils peuvent se mettre en relation avec d’autres
groupes du même genre quand c’est nécessaire. Mais
même en laissant de côté les pièges divers
dans lesquels la plupart des groupes affinitaires des années
60 sont vite tombés, il faut reconnaître qu’il y
a des matières qui exigent des organisations de grande envergure.
Et à moins qu’ils ne réussissent à s’organiser
d’une manière qui rende les chefs superflus, les grands
rassemblements vont vite revenir à une forme ou une autre d’acceptation
de la hiérarchie.
Une des façons les plus simples pour commencer à
organiser une grande assemblée, c’est de faire la liste
de tous ceux qui veulent dire quelque chose, chacun étant libre
de parler de ce qu’il veut pendant une durée précise
(l’assemblée de la Sorbonne et le rassemblement autour
de la voiture de police à Berkeley ont établi une limitation
de trois minutes, et de temps en temps on accordait une prolongation
par acclamation). Certains des orateurs proposeront des projets précis
qui mèneront à la constitution de groupes plus petits
et plus opérationnels (“Nous comptons, moi et quelques
autres, faire telle chose. Si vous voulez y participer, vous pouvez
nous rejoindre à tel endroit à telle heure”). D’autres
soulèveront des questions qui se rapportent aux objectifs de
l’assemblée, ou à son fonctionnement (Qui va y participer?
Avec quelle fréquence va-t-elle se réunir? Comment va-t-on
s’y prendre en cas de nouveaux développements urgents dans
l’intervalle? Qui sera chargé des tâches concrètes?
Avec quel degré de responsabilité?). Dans ce processus,
les participants reconnaîtront vite ce qui marche et ce qui ne
marche pas, dans quelle mesure il faut rendre obligatoires et contrôler
les mandats des délégués, si on a besoin d’un
président pour faciliter le débat et pour que tout le
monde ne parle pas en même temps, etc. Bien des modes d’organisation
sont possibles. L’essentiel, c’est que toutes les questions
restent ouvertes et soient traitées de manière démocratique
et participative, que toute tendance hiérarchique ou manipulatrice
soit immédiatement mise à jour et rejetée.
Malgré sa naïveté, ses confusions et l’absence
de contrôle rigoureux sur ses délégués, le
FSM est un bon exemple des tendances spontanées vers l’auto-organisation
pratique qui apparaissent dans une situation radicale. Une vingtaine
de comités se sont formés pour coordonner l’impression,
les communiqués de presse, l’assistance judiciaire, pour
trouver de la nourriture, des haut-parleurs et d’autres choses
utiles, ou pour réunir les volontaires qui avaient signalé
leurs compétences et leur disponibilité. Au moyen de réseaux
téléphoniques (chacun appelle dix autres, dont chacun
doit appeler à son tour dix autres...), il était possible
de contacter à bref délai plus de vingt mille étudiants.
Mais au-delà des questions d’efficacité pratique,
les révoltés enfonçaient toute la façade
spectaculaire et goûtaient un peu de la vie réelle, de
la communauté réelle. Un des participants a estimé
qu’en l’espace de quelques mois il est parvenu à
connaître, ne fût-ce que vaguement, deux ou trois mille
personnes; et cela dans une université qui était connue
pour avoir “transformé les gens en numéros”.
Un autre participant a écrit d’une manière émouvante:
“Affrontant une institution apparemment destinée à
nous frustrer en dépersonnalisant et en bloquant la communication,
une institution qui manquait d’humanité, de grâce
et de sensibilité, nous avons trouvé, s’épanouissant
en nous-mêmes, la présence dont nous déplorions
au fond l’absence.” [ 4
]
Une situation radicale doit prendre de l’ampleur, ou s’effondrer.
Dans certains cas exceptionnels, un lieu particulier peut servir de
base permanente, de foyer pour la coordination, ou de refuge contre
la répression. Sanrizuka, zone rurale près de Tokyo qui
fut occupée par les agriculteurs dans les années 70 pour
bloquer la construction d’un nouvel aéroport, a été
défendue avec tant d’acharnement et tant de succès
pendant des années qu’elle est devenue le quartier général
de nombreuses luttes en cours dans tout le pays. Mais un lieu fixe favorise
la manipulation, la surveillance et la répression, et le fait
d’y être cloué pour le défendre interdit la
liberté de mouvement. Les situations radicales se caractérisent
toujours par une circulation intense. Alors qu’un certain nombre
de gens convergent sur les endroits clé à l’affût
des événements, d’autres se déploient de
là dans toutes les directions pour étendre la contestation
à d’autres régions.
Une mesure simple mais essentielle dans n’importe quelle action
radicale, c’est que les participants communiquent ce qu’ils
font réellement, et disent pourquoi ils le font. Même
s’ils n’ont pas fait grand-chose, une telle communication
est exemplaire en elle-même: elle relance le jeu sur une plus
large échelle, incite à élargir la participation,
et permet en outre de réduire les méfaits des rumeurs
et des informations médiatiques, ainsi que l’influence
des porte-parole autoproclamés.
Cette communication représente également un pas essentiel
vers l’auto-clarification. La proposition d’envoyer un communiqué
commun entraîne des choix concrets: Avec qui voulons-nous communiquer?
Dans quel but? Qui s’intéresse à ce projet? Qui
est d’accord avec cette déclaration? Qui n’est pas
d’accord? Sur quels points? Tout cela peut mener à une
polarisation, dans la mesure où les gens envisagent les développements
possibles de la situation, se mettent au clair, et se regroupent avec
ceux qui pensent comme eux pour poursuivre divers projets.
Une telle polarisation clarifie la situation pour tout le monde. Chaque
tendance reste libre de s’exprimer et de mettre ses idées
en pratique, et les résultats peuvent se distinguer plus clairement
que si des stratégies contradictoires étaient confondues
dans des compromis où tout est réduit au plus petit dénominateur
commun. Quand les gens prendront conscience de la nécessité
de se coordonner, ils le feront. En attendant, la prolifération
d’individus autonomes est bien plus fructueuse que cette “unité”
superficielle et ordonnée d’en haut à laquelle nous
appellent sans relâche les bureaucrates.
Le nombre rend parfois possible des actions qui seraient imprudentes
pour des individus isolés. Et certaines actions collectives (des
grèves ou des boycotts, par exemple) exigent que les gens agissent
à l’unisson, ou au moins qu’ils n’aillent pas
à l’encontre d’une décision majoritaire. Mais
des individus ou des petits groupes peuvent se charger directement de
beaucoup de choses. Mieux vaut battre le fer pendant qu’il est
chaud que perdre son temps à essayer de réfuter les objections
de masses de spectateurs qui restent encore sous l’emprise des
manipulateurs.
[ haut ]
LES SITUATIONNISTES EN MAI 1968
Les petits groupes sont bien en droit de choisir leurs propres membres.
Des projets précis peuvent exiger des capacités précises
ou un accord étroit entre les participants. Par contre, une situation
radicale ouvre des possibilités plus grandes à un plus
grand nombre. En simplifiant les questions essentielles et en permettant
de dépasser les séparations habituelles, elle rend des
masses de gens ordinaires capables de réaliser des tâches
qu’ils auraient été incapables de seulement imaginer
la semaine précédente. De toute façon, seules les
masses auto-organisées peuvent réaliser de telles tâches,
personne ne peut le faire à leur place.
Quel est le rôle des minorités radicales dans une telle
situation? Il est clair qu’elles ne doivent pas prétendre
représenter ou conduire le peuple. Mais par contre il est absurde
de déclarer, au motif qu’il faut éviter la hiérarchie,
qu’elles doivent immédiatement “se dissoudre dans
les masses” et cesser d’exprimer leurs propres vues ou de
mettre en oeuvre leurs propres projets. Elles ne doivent pas faire moins
que les individus ordinaires qui font partie de ces “masses”,
qui doivent exprimer leurs vues et mettre en oeuvre leurs projets, faute
de quoi rien n’arriverait jamais. En pratique, les radicaux qui
prétendent craindre de “dire aux gens ce qu’ils doivent
faire”, ou “d’agir à la place des travailleurs”,
finissent généralement soit par ne rien faire, soit par
déguiser la répétition interminable de leur idéologie
en “comptes rendus des discussions entre quelques travailleurs”.
La pratique des situationnistes et des Enragés en Mai 1968 fut
bien plus lucide et bien plus franche. Pendant les premiers jours de
l’occupation de la Sorbonne (du 14 au 17 mai) ils ont exprimé
clairement leurs vues sur les tâches de l’assemblée
et du mouvement en général. Un des Enragés, René
Riesel, fut élu au premier Comité d’occupation.
Comme les autres délégués, il fut réélu
le lendemain.
Riesel et un des délégués — il semble que
tous les autres se soient esquivés sans respecter leurs engagements
— ont essayé de mettre en pratique les deux mesures qu’ils
avaient préconisées, à savoir le maintien de la
démocratie totale à la Sorbonne et la diffusion la plus
large des appels à l’occupation des usines et à
la formation de conseils ouvriers. Mais à partir du moment où
l’assemblée eut toléré à de nombreuses
reprises que son Comité d’occupation soit foulé
aux pieds par diverses bureaucraties gauchistes non élues, et
puisqu’elle refusait de reprendre à son compte l’appel
pour les conseils ouvriers (refusant ainsi d’encourager les ouvriers
à faire ce que cette assemblée faisait déjà
à la Sorbonne), les Enragés et les situationnistes l’ont
quitté pour continuer leur agitation de façon indépendante.
Il n’y avait rien de contraire à la démocratie
dans ce départ. L’assemblée de la Sorbonne restait
libre de faire comme bon lui semblait. Mais puisqu’elle ne daignait
pas répondre aux tâches urgentes imposées par la
situation et qu’elle contredisait même ses propres prétentions
à la démocratie, les situationnistes estimèrent
qu’elle ne pouvait plus être considérée comme
une plaque tournante du mouvement. Leur diagnostic fut confirmé
par l’écroulement ultérieur du semblant même
de démocratie participative qui existait à la Sorbonne:
après leur départ, l’assemblée ne connaîtra
plus d’élections et reviendra à la forme gauchiste
typique, à savoir la direction par des bureaucrates auto-désignés,
suivis par des masses passives.
Alors que ces événements se déroulaient entre
quelques milliers de gens à la Sorbonne, des millions de travailleurs
occupaient leurs usines partout dans le pays (d’où l’absurdité
de qualifier Mai 1968 de “mouvement étudiant”). Les
situationnistes, les Enragés et quelques dizaines d’autres
révolutionnaires conseillistes constituèrent le Conseil
pour le Maintien des Occupations (C.M.D.O.), dans le but d’encourager
ces travailleurs à se passer des bureaucrates syndicaux et à
se mettre directement en relation pour réaliser les possibilités
radicales qui étaient en germes dans leur action. [ 5
]
[ haut ]
L'OUVRIÉRISME EST DÉPASSÉ, MAIS LA POSITION DES
OUVRIERS EST TOUJOURS CENTRALE
“L’indignation vertueuse est un stimulant puissant,
mais un régime dangereux. Gardez à l’esprit
l’ancien proverbe: ‘La colère est mauvaise conseillère’.
(...) Quand votre sympathie est émue par les souffrances
de personnes dont vous ne savez rien sauf qu’elles sont maltraitées,
votre indignation généreuse leur attribue toutes sortes
de vertus, et toutes sortes de vices à ceux qui les oppriment.
Mais la vérité brutale, c’est que les gens maltraités
sont pires que les gens bien traités.”
George Bernard Shaw, Guide de la Femme intelligente
en présence du socialisme et du capitalisme
“Nous abolirons les esclaves parce que nous ne pouvons
en supporter la vue.”
Lutter pour la libération n’implique pas qu’on doive
porter de l’estime aux opprimés. L’injustice dernière
de l’oppression sociale, c’est qu’elle a plus des
chances d’avilir les victimes que de les ennoblir.
Une bonne part de la rhétorique gauchiste traditionnelle découle
de notions dépassées sur les mérites du travail:
les bourgeois sont mauvais parce qu’ils ne se livrent pas à
un travail productif, tandis que les braves prolétaires, eux,
méritent le fruit de leur travail, etc. Comme le travail est
devenu toujours moins nécessaire et ses finalités toujours
plus absurdes, cette perspective a perdu tout son sens (en supposant
qu’elle en ait jamais eu). Il ne s’agit pas de glorifier
le prolétariat, mais de l’abolir.
Après un siècle de démagogie gauchiste, la vieille
terminologie radicale peut paraître périmée, mais
cela n’implique pas que la domination de classe ait disparue.
Le capitalisme moderne, tout en supprimant progressivement une partie
du travail ouvrier et en jetant des secteurs entiers de la population
dans le chômage endémique, a prolétarisé
pratiquement tous les autres. Les cols blancs, les techniciens et même
les professionnels libéraux qui s’enorgueillissaient autrefois
de leur indépendance (médecins, scientifiques, savants,
hommes de lettres) sont de plus en plus soumis aux impératifs
commerciaux les plus triviaux et même à une réglementation
qui évoque la chaîne de montage dans les usines.
Moins de 1 % de la population mondiale possède 80 % de la terre.
Même aux États-Unis, pays qui se prétend égalitaire,
les disparités économiques sont extrêmes, et le
deviennent chaque jour un peu plus. Il y a vingt ans, le salaire moyen
d’un PDG était 35 fois plus important que celui d’un
ouvrier. Il est maintenant 120
fois plus important*. Il y a vingt ans, le 0,5 % de la population
américaine le plus riche possédait 14 % de la propriété
privée. Il en possède maintenant 30 %. Mais de tels chiffres
ne suffisent pas à prendre la mesure de l’étendue
du pouvoir de cette élite. Dans les classes moyennes ou inférieures,
le salaire suffit à peine à couvrir les dépenses
quotidiennes, ne laissant rien, ou presque rien, pour des investissements
susceptibles de leur donner du pouvoir social. Avec 5 ou 10 pour cent
des actions, un magnat peut contrôler une société
commerciale, à cause de l’apathie de la masse de petits
actionnaires non organisés, et exerce ainsi autant de pouvoir
que s’il la possédait complètement. Et il suffit
de quelques grandes sociétés commerciales, dont les conseils
d’administration s’entendent entre eux et avec les hautes
sphères de l’État, pour acheter, ruiner ou marginaliser
les petits concurrents indépendants et dominer effectivement
les médias et les politiciens qui sont aux postes clé.
Le spectacle de la prospérité des classes moyennes a
dissimulé cette réalité, surtout aux États-Unis
où, à cause de l’histoire particulière de
ce pays (et malgré la violence des combats ouvriers du passé),
les gens sont plus ignorants des divisions de classes que dans n’importe
quelle autre région du monde. La grande diversité des
ethnies et la multitude de stratifications intermédiaires ont
estompé la distinction fondamentale entre le sommet et la base.
Les Américains possèdent tant de marchandises qu’ils
ne se rendent pas compte que quelques-uns possèdent la société
entière. À part ceux qui sont vraiment au bas de l’échelle,
forcément plus lucides, ils supposent généralement
que la pauvreté est la faute des pauvres; que toute personne
entreprenante trouvera un moyen de réussir; et que si l’on
ne peut gagner sa vie dans une région, on peut toujours prendre
un nouveau départ ailleurs. Il y a un siècle, quand il
était encore facile de partir plus à l’ouest, cette
croyance avait un certain fondement. Les spectacles qui entretiennent
toujours la nostalgie de la vieille frontière empêchent
de se rendre compte que les conditions actuelles sont bien différentes
et qu’il n’y a plus de régions nouvelles vers lesquelles
nous pourrions nous échapper.
Les situationnistes ont parfois employé le terme prolétariat
(ou plus précisément, le nouveau prolétariat)
dans un sens élargi, pour désigner toute personne “qui
n’a aucun pouvoir sur l’emploi de sa vie et qui le sait”.
Cet usage n’est peut-être pas très précis,
mais il a le mérite de souligner le fait que la société
est toujours une société de classe, et que la division
fondamentale est toujours celle qui sépare la petite minorité
qui possède et contrôle tout, et la grande majorité
qui n’a rien à échanger que sa force de travail.
Dans certains contextes il peut être préférable
d’employer d’autres termes, tels que “le peuple”,
mais certainement pas si cela aboutit à mettre dans le même
sac les exploiteurs et les exploités.
Il ne s’agit pas de mythifier les salariés, qui représentent
souvent un des secteurs les plus ignorants et les plus réactionnaires
de la société, comme on pouvait s’y attendre étant
donné que le spectacle s’emploie en permanence à
les maintenir dans un état d’illusions. Il ne s’agit
pas non plus de compter les points pour savoir qui est le plus opprimé.
Il faut contester toutes les formes d’oppression, et tout le monde
peut y contribuer — femmes, jeunes, chômeurs, minorités,
lumpens, bohèmes, paysans, classes moyennes, voire des renégats
de l’élite dirigeante. Mais aucune de ces catégories
ne peut parvenir à se libérer définitivement sans
abolir la production marchande et le salariat, fondements matériels
de toutes ces oppressions. Et cette abolition ne peut être réalisée
que par l’auto-abolition collective du prolétariat.
Les salariés sont les seuls en mesure non seulement d’arrêter
le système, mais aussi de tout relancer de manière fondamentalement
différente. [ 6
]
Il ne s’agit pas non plus d’accorder des privilèges
à qui que ce soit. Si les travailleurs des secteurs vitaux (alimentation,
transports, communications, etc.) parviennent à rejeter leurs
chefs, qu’ils soient capitalistes ou syndicalistes, et à
entamer l’autogestion de leurs propres activités, ils n’auront
évidemment aucun intérêt à conserver le “privilège”
de faire tout le travail. Ils auront tout intérêt, au contraire,
à inviter les travailleurs des secteurs dépassés
(judiciaires, militaires, marchands, publicitaires, etc.) et les non-travailleurs
à les rejoindre, dans le projet de réduire et de transformer
la part du travail nécessaire. Tous participeront aux décisions.
Seuls seront exclus ceux qui restent sur la touche en revendiquant des
privilèges.
Le syndicalisme et le conseillisme traditionnels ont eu trop tendance
à admettre la division du travail existante, comme si la vie
dans une société post-révolutionnaire devait continuer
à tourner autour de travaux (et de lieux de travail) fixes. Cette
division serait vite dépassée, et elle se réduit
déjà de plus en plus dans la société actuelle.
Comme la plupart des gens ont des emplois absurdes et souvent seulement
temporaires, avec lesquels ils ne s’identifient aucunement, et
que beaucoup d’autres ont des emplois non salariés, les
questions concernant le travail ne sont plus qu’un aspect d’une
lutte plus générale.
Au début d’un mouvement, on peut admettre que des travailleurs
se présentent comme tels (“Nous, les travailleurs de telle
entreprise, avons occupé notre usine dans tel but. Nous exhortons
les travailleurs d’autre secteurs à faire de même”).
Cependant, le but ultime n’est pas l’autogestion des entreprises
existantes. La gestion des médias par ceux qui par hasard y travaillent,
par exemple, serait presque aussi arbitraire que la gestion actuelle
par ceux qui les possèdent. La gestion par les travailleurs de
leurs conditions de travail devra se combiner avec la gestion par la
communauté des questions d’une importance générale.
Les ménagères et d’autres gens qui travaillent dans
des situations relativement isolées auront besoin de développer
leurs propres formes d’organisation pour pouvoir faire valoir
leurs intérêts particuliers. Mais les éventuels
conflits d’intérêts entre “producteurs”
et “consommateurs” seront vite dépassés quand
tout le monde s’engagera directement des deux côtés,
quand les conseils ouvriers se mettront en relation avec les conseils
de quartier et de ville, et quand les postes de travail fixes dépériront
du fait du dépassement de la plupart des métiers, de la
réorganisation de ceux qui subsistent, et d’un système
de rotation (y compris quant au ménage et les soins aux enfants).
Les situationnistes avaient certainement raison de lutter pour la formation
des conseils ouvriers lors des occupations d’usines en Mai 1968.
Mais il faut constater que ces occupations furent déclenchées
par les actions des jeunes dont la plupart n’étaient pas
des ouvriers. Après 1968 les situationnistes eurent tendance
à tomber dans une sorte d’ouvriérisme, voyant la
prolifération des grèves sauvages comme le principal indicateur
des possibilités révolutionnaires, et prêtant moins
d’attention aux développements sur d’autres terrains.
En réalité, il arrive souvent que des ouvriers qui sont
à peine radicaux ne se jettent dans des luttes sauvages que parce
qu’ils y sont forcés par la trahison flagrante de leurs
syndicats, tandis que d’autres gens résistent au système
par d’autres moyens que les grèves (y compris, et d’abord
en esquivant autant que possible le salariat). Les situationnistes avaient
raison de reconnaître l’autogestion collective et la “subjectivité
radicale” individuelle comme des aspects complémentaires
et également essentiels du projet révolutionnaire. S’ils
n’ont pas réussi à réunir complètement
ces deux aspects, ils les ont rapprochés bien mieux que les surréalistes
qui, pour lier la révolte culturelle et la révolte politique,
n’ont su qu’adhérer à une version ou à
une autre de l’idéologie bolchevique. [ 7
]
[ haut ]
GRÈVES SAUVAGES ET SUR LE TAS
Les grèves sauvages offrent certes des possibilités
intéressantes, surtout si les grévistes occupent leur
lieu de travail. L’occupation ne leur apporte pas seulement plus
de sécurité (elle empêche des lock-outs, les machines
et les produits servent d’otages contre la répression),
elle permet aussi l’union de tous les travailleurs, ce qui facilitent
l’autogestion de la lutte et suggère la notion de l’autogestion
de la société entière.
Une fois que le fonctionnement habituel s’arrête, l’ambiance
change du tout au tout. Un lieu de travail terne peut se transformer
en un espace presque sacré qu’on protège ardemment
contre l’intrusion profane des patrons ou de la police. Un témoin
de la grève sur le tas de 1937 à Flint dans le Michigan
a décrit les grévistes comme “des enfants jouant
un jeu nouveau et fascinant; ils ont fait un palais de ce qui a été
leur prison” (Sit-Down : The General Motors Strike of 1936-1937
de Sidney Fine). Bien que l’objectif de cette grève fût
simplement de gagner le droit de former leur propre syndicat, son organisation
était quasiment conseilliste. Pendant les six semaines durant
lesquelles ils ont habité leur usine, en transformant les sièges
de voiture en lits et les voitures en armoires, une assemblée
générale des 1200 ouvriers s’est réunie deux
fois par jour pour prendre toutes les décisions concernant l’alimentation,
le nettoyage, les renseignements, l’éducation, les revendications,
la communication, la sécurité, la défense, le sport
et les divertissements, et élire des comités responsables
et fréquemment révoqués pour faire exécuter
leurs résolutions. Il y avait même un “comité
des rumeurs” qui se chargeait de neutraliser la désinformation
en remontant à la source de toute rumeur pour vérifier
sa véracité. À l’extérieur de l’usine
les femmes des grévistes s’occupaient de la nourriture
et de l’organisation des piquets, de la publicité, et des
liaisons avec les travailleurs des autres villes. Les plus audacieuses
avaient constitué une Brigade féminine d’urgence
qui prévoyait de s’interposer en cas d’attaque de
la police : “Si les gendarmes veulent tirer, ils seront forcés
de tirer d’abord sur nous.”
Malheureusement, bien que les travailleurs occupent toujours des positions
clé dans certains domaines essentiels (services publics, communications,
transports), ils ont beaucoup moins de prise qu’autrefois dans
de nombreux autres. Les compagnies multinationales ont généralement
des stocks importants et elles peuvent facilement attendre, ou au besoin
transférer leurs productions dans d’autres pays, alors
qu’il est difficile pour les travailleurs de tenir bon sans leurs
salaires. Bien des grèves aujourd’hui ne menacent rien
d’essentiel, elles ne sont que des supplications pour obtenir
l’ajournement de la fermeture d’industries obsolètes
qui perdent de l’argent. Donc, bien que la grève reste
la principale tactique ouvrière, les travailleurs doivent aussi
inventer d’autres formes de luttes et trouver des moyens de créer
des liens avec les luttes qui se déroulent sur d’autres
terrains.
[ haut ]
GRÈVES DES CONSOMMATEURS
Tout comme les grèves ouvrières, l’efficacité
des grèves de consommateurs (les boycotts) dépend à
la fois de la pression qu’elles arrivent à imposer et du
soutien populaire qu’elles arrivent à s’assurer.
Il y a tant de boycotts pour tant de causes différentes qu’à
part quelques-uns qui se basent sur un argument moral irréfutable,
la plupart échouent. Comme on le constate généralement
dans les luttes sociales, les boycotts les plus efficaces sont ceux
où les gens luttent directement pour eux-mêmes, tels que
les premiers boycotts pour les droits civiques dans le sud des États-Unis,
ou les mouvements d’ “auto-réduction” en Italie
et ailleurs, qui ont vu des communautés entières décidées
à ne payer qu’un pourcentage convenu des tarifs des transports
ou des services publics. Une grève de loyer est une action particulièrement
simple et puissante, mais il est difficile de parvenir à l’unité
nécessaire pour la déclencher, sauf parmi ceux qui n’ont
rien à perdre. Ce qui explique pourquoi les défis les
plus exemplaires lancés au fétiche de la propriété
privée ont été jusqu’à maintenant
le fait de squatters sans abri.
Une autre tactique intéressante, qui peut être considérée
comme une sorte de “contre-boycottage”, est de soutenir
collectivement une institution populaire menacée. Faire une collecte
de fonds pour soutenir une école, une bibliothèque ou
une institution alternative est assez banal, mais de tels mouvements
engendrent parfois un débat public salutaire. En 1974 en Corée
de Sud, des journalistes en grève ont pris possession d’un
grand journal et se sont mis à publier des révélations
sur les mensonges du gouvernement et sur la répression. Pour
essayer de ruiner le journal sans être obligé de le supprimer
ouvertement, le gouvernement a fait pression sur toutes les grandes
entreprises pour qu’elles lui suppriment leurs budgets publicitaires.
Le public a répondu en achetant des milliers d’annonces
individuelles, utilisant cet espace pour des déclarations personnelles,
des poèmes, des citations de Thomas Paine, etc. Bientôt
cette “Tribune pour le soutien de la liberté de parole”
a rempli plusieurs pages dans chaque numéro et le tirage a sensiblement
augmenté, jusqu’à ce que le journal soit finalement
supprimé.
Mais les luttes de consommateurs sont limitées par le fait que
ceux-ci se trouvent du côté récepteur du cycle économique:
ils peuvent exercer une certaine pression par des protestations, des
boycotts ou des émeutes, mais ils ne contrôlent pas les
mécanismes de production. Dans les événements de
Corée précités, par exemple, c’est seulement
la prise du journal par les travailleurs qui a permis la participation
du public.
Une forme de lutte ouvrière particulièrement intéressante
et exemplaire est celle qui est parfois appelée grève
sociale ou grève de gratuité, dans laquelle les gens continuent
leur travail mais selon des modalités qui préfigurent
un ordre social libre: des ouvriers distribuant gratuitement les biens
qu’ils ont produits, des vendeurs faisant payer aux clients moins
cher que le prix affiché, des employés des transport laissant
tout le monde circuler sans payer. En février 1981, 11 000 téléphonistes
ont occupé leur centraux partout dans la province canadienne
de la Colombie britannique et se sont acquittés gratuitement
de tous les services pendant six jours, avant d’être convaincus
de cesser l’occupation par des manoeuvres de leur syndicat. Ils
ont obtenu gain de cause concernant plusieurs de leurs revendications,
et ils semblent en outre avoir vécu un moment merveilleux. [
8 ] On peut imaginer
des moyens d’aller plus loin et devenir plus sélectif,
en bloquant les appels commerciaux ou ceux du gouvernement, par exemple,
tout en laissant passer gratuitement les appels personnels. Les postiers
pourraient faire de même avec le courrier, les employés
du transport pourraient continuer à acheminer les biens nécessaires
tout en refusant de transporter les gendarmes et les soldats, etc.
[ haut ]
CE QUI AURAIT PU ARRIVER EN MAI 1968
Mais ce genre de grève n’aurait aucun sens pour cette
grande majorité des travailleurs dont le travail ne sert aucun
but rationnel. Le mieux pour eux est de dénoncer publiquement
l’absurdité de leur travail, comme l’ont fait joliment
quelques publicitaires en Mai 1968. D’ailleurs, même le
travail utile est souvent si parcellisé que les groupes de travailleurs
isolés ne peuvent pas procéder par eux-mêmes à
beaucoup de changements. Et même la petite minorité qui
se trouve par hasard dans la production des produits finis et commercialisables,
reste généralement dépendante des réseaux
de la finance et de la distribution, comme c’était le cas
pour les ouvriers qui en 1973 ont pris possession de la société
Lip en faillite afin de la faire fonctionner pour leur propre compte.
Dans les cas exceptionnels où ces ouvriers parviennent à
réussir malgré tout, ils ne deviennent qu’une entreprise
capitaliste de plus, et le plus souvent leurs innovations autogestionnaires
n’aboutissent qu’à rationaliser la production au
profit des propriétaires. Un “Strasbourg des usines”
pourrait se produire si des ouvriers se trouvant dans une situation
semblable à celle des Lip utilisaient les équipements
et la publicité que cet équipement leur permettrait de
faire pour aller plus loin que les ouvriers de Lip (qui ne luttaient
que pour sauver leur emploi), en appelant tous les autres à les
rejoindre dans le projet du dépassement du système de
la production marchande et du salariat. Mais c’est peu probable
en l’absence d’un mouvement assez étendu pour élargir
les perspectives et pour contrebalancer les risques — comme en
Mai 1968, avec l’occupation de pratiquement toutes les usines
du pays :
Si, dans une seule grande usine, entre le 16 et le 30 mai, une assemblée
générale s’était constituée en Conseil
détenant tous les pouvoirs de décision et d’exécution,
chassant les bureaucrates, organisant son auto-défense et appelant
les grévistes de toutes les entreprises à se mettre
en liaison avec elle, ce dernier pas qualitatif franchi eût
pu porter le mouvement tout de suite à la lutte finale
dont il a tracé historiquement toutes les directives. Un très
grand nombre d’entreprises aurait suivit la voie ainsi découverte.
Immédiatement, cette usine eût pu se substituer à
l’incertaine et, à tous égards, excentrique Sorbonne
des premiers jours, pour devenir le centre réel du mouvement
des occupations : de véritables délégués
des nombreux conseils existant déjà virtuellement dans
certains bâtiments occupés, et de tous ceux qui auraient
pu s’imposer dans toutes les branches de l’industrie,
se seraient ralliés autour de cette base. Une telle assemblée
eût pu alors proclamer l’expropriation de tout le capital,
y compris étatique ; annoncer que tous les moyens
de production du pays étaient désormais la propriété
collective du prolétariat organisé en démocratie
directe; et en appeler directement — par exemple, en saisissant
enfin quelques-uns des moyens techniques des télécommunications
— aux travailleurs du monde entier pour soutenir cette révolution.
Certains diront qu’une telle hypothèse est utopique.
Nous répondrons: c’est justement parce que le mouvement
des occupations a été objectivement, à plusieurs
instants, à une heure d’un tel résultat,
qu’il a répandu une telle épouvante, lisible par
tous sur le moment dans l’impuissance de l’État
et l’affolement du parti dit communiste, et depuis dans la conspiration
du silence qui est faite sur sa gravité. [Internationale
Situationniste n° 12]
Ce qui l’a empêché, ce furent surtout les syndicats,
notamment la C.G.T., dominée par le Parti communiste. Inspirés
par la jeunesse révoltée qui a combattu la police dans
la rue et occupé la Sorbonne et d’autres bâtiments
publics, dix millions de travailleurs dédaignent les objections
de leurs syndicats et occupent presque toutes les usines du pays, et
nombre de bureaux, inaugurant ainsi la première grève
générale sauvage de l’histoire. Mais ces ouvriers,
qui pour la plupart n’avaient pas une notion bien claire de ce
qu’il fallait faire par la suite, permettent finalement à
la bureaucratie syndicale de s’insinuer dans le mouvement qu’elle
avait cherché à empêcher. Les bureaucrates font
tout leur possible pour freiner et fragmenter le mouvement, appelant
à des grèves courtes et symboliques, constituant des organisations
“de base” dont tous les effectifs sont formés de
fidèles militants du Parti, prenant le contrôle des systèmes
de sonorisation, truquant les élections dans le sens d’un
retour au travail, et surtout, sous le prétexte de “se
protéger contre des provocateurs extérieurs”, fermant
les portes des usines pour que les ouvriers restent isolés les
uns des autres ainsi que des autres insurgés. Les syndicats commencent
alors les pourparlers avec les patrons et le gouvernement pour obtenir
des augmentations de salaires et de congés payés. Cette
aumône est rejetée énergiquement par une grande
majorité des ouvriers qui comprennent, ne serait-ce que confusément,
qu’un changement plus radical est à l’ordre du jour.
Début juin, la présentation par De Gaulle de l’alternative
élections ou guerre civile réussit finalement à
intimider la plupart d’entre eux et à leur faire reprendre
le travail. Ils sont un certain nombre à refuser cette intimidation,
mais leur isolement permet aux syndicats de soutenir devant chaque groupe
de travailleurs que tous les autres ont repris le travail, de sorte
que, se croyant seuls, ils abandonnent la lutte.
[ haut ]
LES MÉTHODES DE LA CONFUSION ET DE LA RÉCUPÉRATION
Quand les pays développés connaissent une situation
radicale comme en Mai 1968, les dirigeants comptent habituellement sur
la confusion, les concessions, les couvre-feux, les diversions, la désinformation,
la fragmentation, pour détourner, diviser ou récupérer
l’opposition, ne recourant à la répression physique
ouverte qu’en dernier ressort. Ces méthodes, subtiles ou
risibles [ 9 ], sont
si nombreuses que nous ne pouvons ici qu’en indiquer quelques-unes.
Une méthode courante pour créer la confusion est de projeter
les diverses positions en présence sur un schéma linéaire
de type gauche contre droite : si vous êtes opposé à
un camp, vous devez obligatoirement être en faveur de l’autre.
Le spectacle de l’opposition “communisme contre capitalisme”
a joué ce rôle pendant plus d’un demi-siècle.
Depuis l’écroulement récent de cette farce, la tendance
est plutôt de déclarer qu’il existe un consensus
mondial centriste et pragmatique, face auquel toute opposition est mise
dans le même sac que les “extrémismes” fanatiques
(fascisme ou fanatisme religieux à droite, terrorisme ou “anarchie”
à gauche).
J’ai déjà évoqué ci-dessus une des
façons de diviser pour mieux régner, qui consiste à
encourager la fragmentation du camp des exploités en une multitude
d’identités étroites qu’on peut manipuler
pour les opposer les unes aux autres. Inversement, des classes opposées
peuvent être réunies par l’hystérie patriotique
et par d’autres moyens. Les fronts populaires, les front unis
et d’autres coalitions du même genre servent à obscurcir
les conflits fondamentaux au nom de l’opposition à un ennemi
commun (bourgeoisie + prolétariat contre un régime réactionnaire;
couches militaires-bureaucratiques + paysans contre la domination étrangère).
Dans de telles coalitions, le groupe dominant a généralement
les ressources matérielles et idéologiques pour maintenir
son contrôle sur le groupe dominé, qui est incité
à remettre à plus tard l’action auto-organisée
pour ses propres intérêts. Après la victoire sur
l’ennemi commun, le groupe dominant a déjà eu le
temps de consolider son pouvoir pour écraser les éléments
radicaux du groupe subordonné, souvent par une nouvelle alliance
avec des éléments issus du parti de l’ennemi vaincu.
Tout vestige de hiérarchie dans un mouvement radical sera utilisé
pour le diviser et le saper. S’il n’y pas de chefs récupérables,
le système peut en créer quelques-uns en les médiatisant
à outrance. On peut négocier avec les chefs, et les rendre
responsables des gens qui les suivent, et une fois qu’ils sont
récupérés, ceux-ci peuvent établir des chaînes
de commandement semblables au-dessous d’eux, ce qui permet aux
dirigeants de maîtriser une multitude de gens sans avoir à
se coltiner avec tous ouvertement et simultanément.
La récupération des leaders ne sert pas seulement à
les séparer du peuple, elle divise aussi le peuple lui-même,
certains voyant la récupération comme une victoire, d’autres
la dénonçant comme une trahison, d’autres restant
hésitants. À mesure que l’attention se déplace
sur les grands chefs vedettarisés qui débattent de questions
lointaines, la plupart des gens commencent à s’ennuyer
et à se désabuser. Sentant que la situation leur échappe,
peut-être même soulagés du fait que d’autres
la prennent en charge, ils reviennent à leur passivité
antérieure.
Une autre méthode pour décourager la participation populaire,
c’est de concentrer toute l’attention sur des problèmes
qui semblent exiger des compétences très spécialisées.
Le stratagème utilisé par certains dirigeants militaires
allemands en 1918, alors que les Conseils d’ouvriers et de soldats
apparus dans la foulée de la défaite militaire avaient
potentiellement le pays entre leurs mains, en est une illustration caractéristique
:
Le soir du 10 novembre, alors que l’état-major était
encore à Spa, un groupe de sept soldats se présente
au quartier général. Ils sont le “comité
exécutif” du Conseil de tous les soldats auprès
du quartier général. Leurs revendications ne sont pas
complètement claires, mais ils s’attendent évidemment
à jouer un rôle dans le commandement de l’armée
en retraite. Au minimum, ils veulent le droit de contresigner les
ordres du haut commandement pour s’assurer que l’armée
ne soit pas utilisée dans un but contre-révolutionnaire.
Les sept soldats sont reçus courtoisement par le lieutenant-colonel
Wilhelm von Faupel, qui s’est soigneusement préparé
pour l’occasion. (...) Faupel conduit les délégués
dans la salle des cartes du quartier général. Tout est
exposé sur une grande carte murale: le complexe énorme
de routes, chemins de fer, ponts, gares de triage, pipelines, postes
de commandement et dépôts d’approvisionnement —
entrelacement de lignes rouges, vertes, bleues, noires convergeant
dans des embouteillages aux principaux ponts du Rhin. (...) Faupel
se retourne vers eux. L’état-major, dit-il, n’a
aucune objection aux Conseils de soldats, mais il demande à
ses interlocuteurs s’ils se sentent assez compétents
pour diriger l’évacuation générale de l’armée
allemande à travers ces lignes de communication. (...) Les
soldats, déconcertés, regardent avec inquiétude
la carte immense. L’un d’eux admet que cela n’était
pas ce qu’ils avaient en tête, et que “ces affaires-là
peuvent bien être laissées aux officiers”. Ils
finissent presque par supplier les officiers de conserver le commandement.
(...) Chaque fois qu’une délégation d’un
Conseil de soldats se présentait au quartier général,
le lieutenant-colonel Faupel était rappelé pour rejouer
la même comédie. Elle remportait toujours le même
succès. [Richard Watt, The Kings Depart : Versailles and
the German Revolution]
[ haut ]
LE TERRORISME RENFORCE L'ÉTAT
Le terrorisme a souvent servi à briser l’essor des situations
radicales. Il abasourdit les gens, les retransforme en spectateurs suivant
anxieusement les dernières nouvelles. Loin d’affaiblir
l’État, le terrorisme semble prouver qu’il faut le
renforcer. Si des spectacles terroristes ne surgissent pas spontanément
quand il en a besoin, il arrive que l’État les produise
lui-même grâce à des provocateurs. (Voir Du terrorisme
et de l’État de Gianfranco Sanguinetti et la dernière
partie de la Préface à la quatrième édition
italienne de “La Société du Spectacle”
de Debord.)
Un mouvement populaire ne peut empêcher des individus d’effectuer
des actions terroristes ou d’autres actions irréfléchies,
qui peuvent le dévier de ses objectifs et le mener à l’échec
tout comme si elles étaient le fait de provocateurs. La seule
solution est de créer un mouvement qui se tienne fermement à
des tactiques non-manipulatrices, de telle façon à ce
que tout le monde reconnaisse les étourderies individuelles ou
les provocations policières pour ce qu’elles sont.
Une révolution antihiérarchique ne peut être qu’une
“conspiration ouverte”. Évidemment il y a des choses
qui exigent le secret, surtout sous des régimes répressifs.
Mais même dans ces cas-là, les moyens ne doivent pas être
incompatibles avec le but ultime, à savoir le dépassement
de tout pouvoir séparé par la participation consciente
de tous. La tactique du secret a souvent comme conséquence absurde
que la police se retrouve finalement seule à savoir ce qui se
passe réellement, et ainsi à même d’infiltrer
et de manipuler le groupe radical sans être démasquée.
La meilleure défense contre l’infiltration est de s’assurer
qu’il n’y a rien d’important à infiltrer, c’est-à-dire
qu’aucune organisation radicale ne possède un pouvoir séparé.
Le maximum de sécurité vient des grands nombres : quand
des milliers de gens s’engagent ouvertement, peu importe s’il
y a quelques espions parmi eux.
Même dans les actions des petits groupes, la sécurité
vient souvent du maximum de publicité. Pendant la préparation
du scandale de Strasbourg, certains des participants ont hésité
devant la distribution abrupte de la brochure situationniste et voulurent
modérer le ton de la critique. Mustapha Khayati, délégué
de l’I.S. et principal auteur de la brochure, leur a montré
que la démarche la moins dangereuse n’était pas
celle d’éviter de trop offenser les autorités —
comme si elles pouvaient être reconnaissantes de n’être
insultées que d’une manière modérée
et hésitante! — mais de perpétrer le scandale avec
une telle publicité qu’elles n’osent pas user de
représailles.
[ haut ]
LA LUTTE FINALE
Revenons aux occupations des usines en Mai 1968. À supposer
que les ouvriers français eussent déjoué les manoeuvres
bureaucratiques et établi un réseau de conseils partout
dans le pays, que se serait-il passé?
Naturellement, dans cette perspective, la guerre civile était
inévitable. (...) la contre-révolution armée
eût été déclenchée sûrement
aussitôt. Mais elle n’était pas sûre de gagner.
Une partie des troupes se serait évidemment mutinée;
les ouvriers auraient su trouver des armes, et n’auraient certainement
plus construit des barricades — bonnes sans doute comme forme
d’expression politique au début du mouvement, mais évidemment
dérisoire stratégiquement (...). L’invasion
étrangère eût suivi fatalement, (...) sans doute
à partir des forces de l’O.T.A.N., mais avec l’appui
indirect ou direct du “Pacte de Varsovie”. Mais alors,
tout aurait été sur-le-champ rejoué à
quitte ou double devant le prolétariat d’Europe. [Internationale
Situationniste n° 12]
Grosso modo, l’importance de la lutte armée est inversement
proportionnelle au niveau de développement économique.
Dans les pays les moins développés, les luttes sociales
tendent à se réduire à des luttes militaires, parce
qu’il y a peu de choses que les masses appauvries puissent faire
sans armes, qui ne leur nuiraient pas plus à elles-mêmes
qu’aux dirigeants. Surtout quand leur autarcie traditionnelle
a été détruite par une économie de monoculture
soumise à l’exportation. Et même si elles remportent
la victoire militaire, à moins que d’autres révolutions
parallèles n’ouvrent des nouveaux fronts, elles risquent
d’être écrasées par l’intervention étrangère
ou contraintes de se soumettre à l’économie mondiale.
Dans les pays plus développés, la force armée
importe moins, bien qu’elle puisse jouer un rôle déterminant
à certains moments cruciaux. Même si ce n’est pas
très efficace, il est possible de forcer les gens à faire
un travail manuel simple sous la menace des armes. Mais cela n’est
pas possible quand il s’agit de gens qui travaillent avec du papier
ou des ordinateurs dans une société industrielle complexe
— il y a trop d’occasions de commettre des “erreurs”
gênantes qui ne laissent pas de trace. Le capitalisme moderne
exige des travailleurs une certaine dose de coopération et même
de participation sémi-créative. Aucune grande entreprise
ne pourrait fonctionner même un seul jour sans l’auto-organisation
spontanée des travailleurs, qui doivent constamment réagir
à des problèmes imprévus et pallier les erreurs
de la direction. Si les ouvriers entreprennent une grève du zèle,
sans rien faire d’autre que suivre strictement les règlements,
la production est ralentie ou même arrêtée complètement,
ce qui met la direction dans la position drôlement embarrassante
d’avoir à laisser entendre aux ouvriers qu’ils doivent
se remettre au travail sans être aussi rigoureux. Le système
ne survit que parce que la plupart des ouvriers sont relativement apathiques
et que, pour ne pas se créer des ennuis, ils coopèrent
suffisamment pour que les choses continuent à marcher.
Les révoltes isolées peuvent être réprimées
une par une, mais il n’en va pas de même si le mouvement
se répand avec une rapidité suffisante. Ainsi en Mai 1968,
quelques centaines de milliers de soldats ou de gendarmes n’ont
rien pu faire face à dix millions d’ouvriers en grève.
Un tel mouvement ne peut être détruit que de l’intérieur.
Si le peuple ne sait pas ce qu’il faut faire, les armes ne peuvent
guère l’aider. S’il le sait, elles ne peuvent guère
l’arrêter.
Ce n’est que dans certaines circonstances que les gens se trouvent
assez “ensemble” (physiquement et moralement) pour se révolter
avec succès. Les dirigeants les plus avertis savent qu’ils
seront sauvés s’ils peuvent disperser de tels mouvements
avant qu’ils ne prennent trop d’ampleur et de conscience
de leur force, soit par la répression physique directe, soit
par des actions de diversion comme je l’ai évoqué
ci-dessus. Si les gens découvrent plus tard qu’on les a
roulés et qu’ils avaient eu la victoire entre leurs mains
si seulement ils s’en étaient rendu compte, ce sera de
bien peu d’importance: une fois l’occasion passée,
il est trop tard pour y songer.
Les situations ordinaires sont souvent confuses, mais les questions
n’y ont pas de caractère d’urgence. Dans les situations
radicales, les choses sont à la fois simplifiées et accélérées:
les questions deviennent plus claires, mais il y a moins de temps pour
les résoudre.
Le cas extrême est dramatisé dans une scène fameuse
du Cuirassé Potemkine d’Eisenstein. Des marins
mutinés, la tête recouverte d’une bâche, sont
alignés pour être fusillés. Des fusiliers marins
de la garde sont en joue. Au moment où on leur donne l’ordre
de tirer, un des marins crie à haute voix : “Frères
! Sur qui allez-vous tirer ? Sur vos frères ?” Les fusiliers
marins vacillent. On réitère l’ordre de tirer. Après
une hésitation, ils remettent l’arme au pied, aident les
autres marins à s’emparer du dépôt d’armes,
se retournent ensemble contre les officiers, et la bataille est vite
gagnée.
Il est à noter que même dans cette épreuve de force,
le résultat dépend plus de la conscience que de la force
brute : à partir du moment où les gardes passent du côté
des marins, le combat est pratiquement fini. Le reste de la scène
— une lutte prolongée entre un officier-traître et
un héros révolutionnaire martyr — n’est qu’un
mélodrame. Par contraste avec la guerre, où il s’agit
d’une opposition consciente entre deux adversaires bien distincts,
“la lutte de classes n’est pas seulement une lutte contre
l’ennemi extérieur, la bourgeoisie, mais en même
temps une lutte du prolétariat contre lui-même
: contre les effets dévastateurs et dégradants du système
capitaliste sur sa conscience de classe” (Lukács, Histoire
et conscience de classe). La révolution moderne a cette
qualité singulière que la majorité exploitée
remporte automatiquement la victoire dès qu’elle se rend
compte collectivement du jeu qu’elle joue. L’adversaire
du prolétariat n’est en définitive que le produit
de sa propre activité aliénée, que ce soit sous
la forme économique du capital, sous la forme politique des bureaucraties
syndicales ou de parti, ou bien sous la forme psychologique du conditionnement
spectaculaire. Les dirigeants constituent une minorité si minuscule
qu’ils seraient immédiatement engloutis s’ils n’avaient
pas réussi à embobiner une grande partie de la population
et à la convaincre de s’identifier à eux, ou au
moins de croire à l’inéluctabilité de leur
système; et surtout de la diviser.
La bâche, qui déshumanise les mutins pour rendre plus
facile aux gardes l’acte de les fusiller, symbolise cette tactique
de diviser pour régner. Le cri de “Frères !...”
représente la contre-mesure de fraternisation.
Bien que la fraternisation réfute les mensonges sur ce qui arrive
par ailleurs, son efficacité vient probablement surtout de l’effet
émotif de la rencontre humaine directe, qui rappelle aux soldats
que les insurgés ne sont pas essentiellement différents
d’eux. L’État tente naturellement d’empêcher
un tel contact, en ayant recours à des troupes d’autres
régions qui connaissent mal ce qui est arrivé et qui,
si possible, ne parlent même pas la même langue, et en les
remplaçant rapidement si elles se trouvent quand même trop
contaminées par les idées rebelles. On a dit à
certains soldats russes envoyées pour écraser la révolution
hongroise de 1956 qu’ils étaient en Allemagne et que les
gens qui les affrontaient dans la rue étaient des nazis !
Afin de découvrir et d’éliminer les éléments
les plus radicaux, il arrive parfois qu’un gouvernement provoque
délibérément une situation qui servira de prétexte
à la répression violente. C’est un jeu dangereux,
cependant, car cela peut inciter les forces armées à passer
du côté du peuple, comme on peut le voir dans l’histoire
du Potemkine. Du point de vue des dirigeants, la stratégie
optimale consiste à menacer juste ce qu’il faut pour ne
pas avoir à prendre le risque de la lutte ouverte. Cela a fait
l’affaire dans la Pologne de 1980-1981. Les bureaucrates russes
savaient qu’en envahissant la Pologne ils risqueraient d’entraîner
leur propre ruine. Mais en faisant planer continuellement la menace
d’une telle invasion, ils ont réussi à intimider
les ouvriers, qui auraient pu facilement renverser l’État,
de façon à ce qu’ils acceptent comme un moindre
mal le maintien des forces militaires-bureaucratiques en Pologne. De
sorte que ces dernières ont pu finalement réprimer le
mouvement sans avoir à faire intervenir les Russes.
[ haut ]
L'INTERNATIONALISME
“Ceux qui font les révolutions à moitié
ne font que se creuser un tombeau.” Un mouvement révolutionnaire
ne peut se contenter d’une victoire locale en espérant
pouvoir coexister paisiblement avec le système en attendant d’avoir
les forces d’obtenir un peu plus. Tous les pouvoirs existants
mettront temporairement de côté leurs différends
pour détruire un mouvement populaire réellement radical
avant qu’il puisse prendre de l’ampleur. S’ils ne
peuvent l’écraser militairement, ils l’étoufferont
économiquement, et les économies nationales étant
désormais complètement interdépendantes, cette
stratégie a de grandes chances d’attendre son but. Le seul
moyen de défendre la révolution c’est de l’étendre,
qualitativement et géographiquement. La seule défense
contre la réaction intérieure est la libération
la plus radicale de tous les aspects de la vie. La seule défense
contre l’intervention de l’extérieur est l’internationalisation
la plus rapide possible de la lutte.
La manifestation la plus profonde de la solidarité internationaliste
est évidemment de faire la révolution dans son propre
pays, comme on l’a vu en 1848, en 1917-1920, et en 1968. Sinon,
la tâche la plus urgente est d’empêcher toute intervention
contre-révolutionnaire de son propre pays: Les ouvriers britanniques
firent pression sur leur gouvernement pour qu’il ne soutienne
pas les États esclavagistes pendant la guerre de sécession
américaine, bien que cela ait entraîné pour eux
une augmentation du chômage du fait de la pénurie de coton
d’importation. Les ouvriers de différents pays d’Europe
se sont mis en grève ou se sont mutinés contre les tentatives
de leurs gouvernements de soutenir les forces réactionnaires
pendant la guerre civile qui suivit la révolution russe. Et nombre
de gens se sont opposés à la répression par leurs
pays des révoltes anticolonialistes.
Malheureusement, même de telles actions défensives minimales
sont rares. Et le soutien internationaliste actif est encore plus rare.
Tant que les dirigeants continuent de tenir en main les pays les plus
puissants, le soutien direct est difficile et ne peut que rester limité.
Les armes et autres approvisionnements peuvent être interceptés.
Parfois même les communications ne parviennent pas à temps.
Voici une tactique qui suscite presque toujours des réactions
très favorables: la résolution d’un groupe de renoncer
à son pouvoir sur un autre. Par exemple, le Maroc espagnol était
une des bases de la révolte fasciste de 1936 en Espagne. Une
grande partie des troupes de Franco étaient marocaines et les
forces antifascistes auraient pu exploiter ce fait en proclamant l’indépendance
du Maroc, ce qui aurait encouragé une révolte sur l’arrière
de Franco et divisé ses forces. La propagation probable d’une
telle révolte à d’autre pays arabes aurait en même
temps rabattu les forces de Mussolini (qui appuyaient Franco) sur la
défense des possessions italiennes en Afrique du nord. Mais les
dirigeants du gouvernement de Front populaire espagnol ont rejeté
cette idée de peur qu’un tel encouragement à l’anticolonialisme
alarme la France et l’Angleterre, dont ils espéraient recevoir
de l’aide. Inutile de préciser que cette aide n’est
de toute façon jamais arrivée. [ 10
]
De même, en 1979 en Iran, si avant que les khomeinistes consolident
leur pouvoir les insurgés avaient soutenu l’autonomie totale
des Kurdes, des Baloutches et des Azerbaïdjanais, cela en aurait
fait de fermes alliés des tendances les plus radicales et aurait
peut-être permis l’extension de la révolution aux
pays voisins où vivent d’autres minorités de ces
mêmes peuples, tout en affaiblissant les réactionnaires
khomeinistes en Iran.
Encourager l’autonomie d’autrui ne signifie pas soutenir
n’importe quelle organisation ou régime qui pourrait en
profiter. Cela signifie seulement de laisser aux Kurdes, aux Marocains
et à tous les autres la liberté de régler eux-mêmes
leurs propres affaires, dans l’espoir que l’exemple d’une
révolution antihiérarchique dans un pays amènera
d’autres peuples à contester leurs propres hiérarchies.
C’est notre seul espoir, mais il n’est pas entièrement
irréaliste. On ne doit jamais sous-estimer la contagion d’un
mouvement réellement libertaire.
[ haut ]
1. Sur la révolution culturelle,
voir “Le point d’explosion de l’idéologie en
Chine” in Internationale Situationniste n° 11, et
Les habits neufs du président Mao de Simon Leys. [ retour
]
2. “Pendant que les Chiites
et les Kurdes se battent contre le régime de Saddam Hussein et
que les partis irakiens d’opposition essayent de préparer
un avenir démocratique, les États-Unis se trouvent dans
la situation embarrassante d’être les partisans effectifs
de la continuation de la dictature d’un parti unique en Irak.
Des communiqués officiels du gouvernement américain, y
compris du président Bush, ont souligné leur désir
que Saddam Hussein soit renversé, mais pas que l’Irak soit
déchiré par des guerres civiles. En même temps,
les officiels du gouvernement Bush ont insisté sur le fait que
la démocratie n’est pas actuellement une option viable
pour l’Irak. (...) Ce parti pris est sans doute la raison pour
laquelle, jusqu’ici, ce gouvernement a refusé de rencontrer
les chefs de l’opposition irakienne en exil. (...) ‘Les
Arabes et les États-Unis ont la même perspective, dit un
diplomate de la coalition. Nous voulons que l’Irak garde ses frontières
actuelles et que Saddam disparaisse. Mais si c’est nécessaire
pour maintenir l’unité de l’État irakien,
nous accepterons que Saddam reste à Bagdad.’ ” (Christian
Science Monitor, 20 mars 1991.) [ retour
]
3. “Je suis époustouflé
de voir à quel point les gens se souviennent de leur passé
révolutionnaire. Les événements présents
ont réveillé ces souvenirs. Des dates qu’on n’a
jamais appris à l’école, des chansons qu’on
n’a jamais chanté publiquement, on s’en rappelle
très bien. (...) Le bruit, le bruit, le bruit retentit encore
à mes oreilles. Les coups de klaxon joyeux, les cris, les slogans,
les chants, les danses. Les portes de la révolution se sont rouvertes
après 48 ans de répression. En un jour, tout était
remis en perspective. Rien n’était déterminé
par les dieux, tout était l’oeuvre de l’homme. Les
gens pouvaient considérer leur misère et leurs problèmes
dans un contexte historique. (...) Une semaine est passé, on
a le sentiment que c’est plusieurs mois. Chaque heure a été
vécue pleinement. Il est déjà difficile de se rappeler
l’apparence des journaux en ce temps-là, ou ce que les
gens disaient.” (Phil Mailer, Portugal : The Impossible Revolution
?) [ retour ]
4. Un des moments les plus impressionants
a été celui où les gens assis autour de la voiture
de police ont empêché un affrontement violent avec une
bande de perturbateurs en gardant le silence total pendant une demi-heure.
L’herbe leur ayant été coupée sous le pied,
les perturbateurs s’ennuyent, sont embarrassés, et ils
finissent par se disperser. Un tel silence collectif a l’avantage
de dissoudre les réactions compulsives des deux côtés,
mais il le fait sans véhiculer le contenu discutable de bien
des slogans ou des chansons (chanter “Nous vaincrons” a
servi à apaiser les gens dans des situations difficiles, mais
au prix d’une falsification de la réalité, rendue
sentimentale).
La meilleure histoire du FSM est The Free Speech Movement de
David Lance Goines (Ten Speed Press, 1993). [ retour
]
5. Sur Mai 1968 voir Enragés
et situationnistes dans le mouvement des occupations de René
Viénet et “Le commencement d’une époque”
in Internationale Situationniste n° 12. Je recommande aussi
Worker-Student Action Committees, France May ’68 de Roger
Grégoire et Fredy Perlman (Black and Red, Michigan, 1969). [
retour ]
6. “Les travailleurs ne se
limiteront pas à fermer les industries, ils rouvriront
sous gestion ouvrière celles qui seront nécessaires pour
préserver la santé et la paix publiques. Si la grève
continue, ils pourront être conduits à abréger les
souffrances de la population en relançant un nombre d’activités
de plus en plus important. Sous leur propre gestion. Voilà
pourquoi nous disons que nous nous mettons en route vers une destination
qui n’est connue de personne!” (Avis à la veille
de la grève générale de Seattle en 1919.) Voir
Strike ! de Jeremy Brecher (South End, 1972, pp. 101-114).
On peut trouver des comptes-rendus plus circonstanciés dans deux
autres livres qui sont actuellement épuisés: Revolution
in Seattle de Harvey O’Connor, et Root and Branch : The
Rise of the Workers’ Movements. [ retour
]
7. Raoul Vaneigem, qui par ailleurs
a écrit une bonne histoire critique du surréalisme, a
incarné les deux aspects de la manière la plus éclatante.
Son petit livre De la grève sauvage à l’autogestion
généralisée recense utilement un certain nombre
de tactiques de base qui peuvent être employées pendant
les grèves sauvages et dans d’autres situations radicales,
ainsi que diverses possibilités d’organisation sociale
après une révolution. Malheureusement, il comporte aussi
beaucoup de ce genre de délayage qu’on trouve dans tous
les écrits de Vaneigem depuis son départ de l’I.S.
Ce livre prête abusivement aux luttes ouvrières un contenu
“vaneigemiste” (identification simpliste de la lutte avec
la jouissance, tendance de voir la “totalité” dans
chaque lutte particulière, etc.). La subjectivité radicale
a été figée dans une idéologie hédoniste
répétée d’ennuyeuse façon dans ses
livres ultérieurs (Le Livre des plaisirs, etc.), qui
ont l’allure de parodies “barbe à papa” des
idées dont il a traité d’une manière si tranchante
dans ses oeuvres plus anciennes. [ retour
]
8. “Deuxième jour. Je
suis fatiguée, mais la multitude de sensations positives qui
circulent partout ici est plus forte que la fatigue. (...) Qui oubliera
jamais l’expression qui s’est peinte sur les visages des
cadres quand nous leur avons dit que nous avions pris le contrôle,
et qu’on n’avait plus besoin de leurs services? (...) Tout
continue normalement sauf que nous ne faisons pas payer les factures.
(...) Nous nous lions d’amitié avec les travailleurs d’autres
centraux téléphoniques. Les mecs d’en bas viennent
pour apprendre notre boulot et pour nous aider. (...) Nous sommes tous
dans un état d’euphorie, marchant à la pure adrénaline.
On aurait dit que cette fichu boutique était à nous. (...)
Les panneaux sur la porte d’entrée disent: TÉLÉPHONISTES
COOPÉRATIFS. CHANGEMENT DE DIRECTION — INTERDIT AUX DIRECTEURS.”
(Rosa Collette, article in Open Road, Vancouver, printemps
1981.) [ retour ]
9. “Une compagnie sud-africaine
vend un véhicule qui passe de la musique disco par haut-parleur
pour calmer les nerfs des émeutiers. Le véhicule, déjà
acheté par une nation noire dont la compagnie n’a pas souhaité
révéler le nom, contient également une grande lance
à eau et du gaz lacrymogène.” (Associated Press,
23 septembre 1979.) [ retour ]
10. Si l’on avait posé
cette question ouvertement aux ouvriers espagnols, qui avaient déjà
dépassé le gouvernement de Front populaire vacillant en
prenant les armes et en prenant en main la résistance au coup
d’État fasciste, et avaient par ce processus lancé
la révolution, ils se seraient probablement mis d’accord
pour octroyer l’indépendance au Maroc. Mais après
qu’ils se soient laissés convaincre par des chefs politiques
— dont plusieurs chefs anarchistes — de tolérer ce
gouvernement au nom de l’unité antifasciste, on a veillé
à ce qu’ils ignorent de telles questions.
La révolution espagnole reste quand même l’expérience
révolutionnaire la plus riche de l’histoire, bien qu’elle
a été compliquée et obscurcie par la guerre civile
simultanée contre Franco et par de vives contradictions dans
le camp antifasciste qui, en plus des deux ou trois millions d’anarchistes
et d’anarcho-syndicalistes et d’un contingent bien plus
petit de marxistes révolutionnaires (le P.O.U.M.), comprenait
des républicains bourgeois, des autonomistes, des socialistes
et des staliniens, ces derniers en particulier faisant tout leur possible
pour réprimer la révolution. Les meilleures analyses sont
La révolution et la guerre d’Espagne de Pierre
Broué et Émile Témime et La révolution espagnole
de Burnett Bolloten (celle-ci est également incorporée
dans la dernière oeuvre monumentale de Bolloten, The Spanish
Civil War). Quelques bons récits de premier main : Hommage
à la Catalogne de George Orwell, Spanish Cockpit
de Franz Borkenau, et Carnets de la guerre d’Espagne
de Mary Low et Juan Bréa. Parmi les autres livres qui valent
la peine d’être lus, Enseignement de la révolution
espagnole de Vernon Richards, To Remember Spain de Murray
Bookchin, Le labyrinthe espagnol de Gerald Brenan, The
Anarchist Collectives de Sam Dolgoff, Un anarchiste espagnol
: Durruti d’Abel Paz, et Histoire du P.O.U.M. de
Victor Alba.
[Le livre de Dolgoff est une anthologie d’extraits des écrits
d’Augustin Souchy, Gaston Leval, José Pierats, etc. Pour
les francophones on pourrait ajouter Guerre de classes en Espagne
de Camillo Berneri et Ceux de Barcelone de H.E. Kaminski.]
[ retour ]
NOTES
DES TRADUCTEURS
* Il faut se rappeler que ce texte
date d’il y a dix ans. La proportion a continué à
grandir, et le salaire du PDG est maintenant environ 450 fois plus important.
[ retour ]
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