“L’individu ne peut savoir ce qu’il est réellement
avant de s’être réalisé par l’action.
(...) L’intérêt qu’il trouve à
quelque chose est déjà la réponse à
la question de savoir s’il doit agir ou non, et comment.”
Hegel, La phénoménologie de l’esprit.
[ haut ]
BRÊCHES INDIVUDUELLES
Je m’efforcerai dans ce texte de répondre à quelques-unes
des objections les plus courantes à l’idée d’une
telle révolution. Mais tant que ceux qui les formulent demeureront
passifs, aucun argument au monde ne saurait les ébranler, et
ils continueront à s’abriter derrière le sempiternel
refrain: “C’est une idée sympathique, mais elle n’est
pas réaliste, elle méconnaît la nature humaine,
les choses ont toujours été comme ça...”
Ceux qui ne réalisent pas leurs propres potentialités
sont rarement capables de reconnaître celles des autres.
Pour paraphraser une vieille litanie pleine de sens, il nous faut la
force de résoudre les problèmes qui sont à notre
portée, la patience d’endurer ceux que nous ne pouvons
résoudre, et la sagesse de faire la distinction entre ces deux
catégories. Mais il faut garder à l’esprit que les
problèmes qui ne peuvent pas être résolus par des
individus peuvent parfois l’être collectivement. Découvrir
que d’autres partagent le même problème, c’est
souvent le début d’une solution.
Bien sûr, certains peuvent trouver une solution individuelle,
par une variété de méthodes thérapeutiques,
spirituelles ou de simple bon sens pour se défaire d’une
conduite ou d’une habitude néfastes, essayer quelque chose
de nouveau, etc. Mais je ne m’intéresse pas ici à
ces expédients individuels, quelle que soit, dans certaines limites,
leur utilité, mais à ces moments où les gens se
projettent vers “l’extérieur” et se lancent
dans des entreprises délibérément subversives.
Il existe plus de possibilités d’agir qu’on ne pourrait
le penser à première vue. Une fois que l’on refuse
de se laisser intimider, certaines sont assez simples à mettre
en oeuvre. Vous pouvez commencer n’importe où, et de toute
façon, il faut bien commencer quelque part. Croyez-vous qu’on
puisse apprendre à nager sans jamais entrer dans l’eau?
Dans certains cas il suffit d’un peu d’action pour couper
court à un interminable verbiage et retrouver une perspective
concrète. Point n’est besoin que le domaine d’intervention
soit forcément capital. Si l’inspiration fait défaut,
une entreprise même relativement arbitraire peut faire bouger
des choses et pareillement aussi nous réveiller.
À d’autres moments, au contraire, il faut rompre la chaîne
d’actions et de réactions compulsives, détendre
l’atmosphère, créer un peu d’espace à
l’abri de la cacophonie du spectacle. Presque tout le monde fait
ça à un niveau ou à un autre, par simple réflexe
d’autodéfense psychique, que ce soit en pratiquant une
forme de méditation, en se livrant à une activité
quelconque ayant le même résultat (cultiver son jardin,
faire une promenade, aller à la pêche), ou bien simplement
en faisant une pause dans la routine quotidienne pour respirer à
fond, pour revenir un instant au “centre paisible”. Si l’on
ne se ménage pas un tel espace, il est difficile d’avoir
une perspective saine sur le monde, et même de rester en bonne
santé mentale.
Une des méthodes que j’ai trouvées efficaces, c’est
de poser les questions par écrit. Nous essayons souvent de raisonner
avec des éléments contradictoires, et nous ne nous en
rendons pas compte tant que nous n’avons pas essayé de
les mettre sur le papier. Le bénéfice est en partie psychologique:
certains problèmes perdent leur pouvoir sur nous une fois qu’ils
sont mis à plat, car nous pouvons ainsi les considérer
plus objectivement. De plus, le fait d’écrire nous permet
de mieux organiser nos pensées et de discerner plus clairement
les enjeux et les choix possibles.
On m’a parfois reproché d’avoir exagéré
l’importance de l’écriture. Certes, on peut régler
bien des questions plus directement. Cependant, pour être communiquées,
réalisées, débattues et corrigées de manière
efficace, même les actions non verbales exigent réflexion,
discussion, et le plus souvent le recours à l’écrit.
De toute façon, je ne prétends pas traiter tous les sujets.
Je n’aborde que les questions sur lesquelles je crois avoir quelque
chose à dire. Si vous pensez que j’ai omis de traiter un
sujet important, pourquoi ne pas le faire vous-même?
[ haut ]
INTERVENTIONS CRITIQUES
L’écriture vous permet de mettre au point vos idées
tranquillement, quelle que soit votre aisance oratoire et sans souci
du trac. Vous énoncez votre pensée une fois pour toutes,
au lieu d’avoir à vous répéter sans cesse.
Si la discrétion s’impose, votre texte peut circuler anonymement.
Les gens le lisent alors à leur propre rythme, s’arrêtent
pour y réfléchir ou vérifier certains points, le
reproduisent, l’adaptent, le recommandent à d’autres.
Une discussion orale permet parfois d’obtenir des réactions
plus rapides et plus fouillées, mais elle peut aussi disperser
votre énergie, vous empêcher d’approfondir vos idées
et de les mettre en pratique. Ceux qui se trouvent dans la même
ornière que vous auront tendance à résister à
vos tentatives d’en sortir, parce que votre échappée
réussie sonne comme un défi à leur propre passivité.
Parfois, le meilleur moyen de “provoquer” de telles personnes
est simplement de les laisser en arrière et de poursuivre votre
chemin. (“Hé! Attendez-moi!”) Ou bien, c’est
de porter le dialogue à un autre niveau. Une lettre oblige l’auteur
et le destinataire à préciser leurs idées. La communication
de cette correspondance rendra l’échange plus fécond.
Une lettre ouverte élargira considérablement le cercle
de la discussion. Si vous réussissez à créer une
réaction en chaîne, à travers laquelle de plus en
plus de gens découvrent votre texte, voyant que d’autres
le lisent et le discutent avec passion, personne ne pourra plus prétendre
qu’il n’a pas conscience des questions que vous avez soulevées.
[ 1 ]
Supposons, par exemple, que vous critiquiez un groupe parce qu’il
est hiérarchique, c’est-à-dire qu’il permet
à un chef d’avoir de l’autorité sur ses membres
mués en suiveurs. Une conversation privée avec un d’entre
eux ne va probablement provoquer qu’une série de réactions
défensives contradictoires, contre lesquelles il serait vain
d’argumenter (“Non, il n’est pas vraiment notre chef...
Et même s’il l’est, il n’est pas autoritaire...
Et de toute façon, de quel droit le critiquez-vous?”).
Une critique publique, par contre, force la question à venir
au jour et elle met les membres du groupe en porte-à-faux. Si
l’un refuse d’admettre son caractère hiérarchique,
un deuxième en conviendra, justifiant la chose en attribuant
à son chef une perspicacité supérieure; ce qui
peut amener un troisième à réfléchir.
D’abord fâchés que vous ayez troublé leur
petite situation douillette, ils vont probablement serrer les rangs
et dénoncer votre “attitude négative” ou votre
“arrogance élitiste”. Mais si votre intervention
a été suffisamment pénétrante, elle aura
un effet à retardement. Le chef devra se tenir à carreau,
parce que chacun sera désormais plus attentif à tout ce
qui semblerait confirmer votre critique. Pour essayer de vous démentir,
les membres exigeront peut-être que le groupe se démocratise.
Et même si celui-ci se montre inaccessible au changement, son
exemple pourra servir d’illustration édifiante pour un
public plus large. D’autres, moins impliqués affectivement,
et qui, sans votre critique seraient peut-être tombés dans
le même panneau, y seront sensibles.
Il est généralement plus efficace de critiquer les institutions
que d’attaquer des individus qui s’y trouvent compromis.
Non seulement parce que la machine est plus importante que ses pièces
remplaçables, mais aussi parce que cette tactique permet aux
individus de sauver la face en se dissociant de la machine.
Mais vous aurez beau agir avec beaucoup de tact, une critique significative
provoquera presque toujours des réactions défensives irrationnelles,
s’appuyant sur l’une ou l’autre de ces idéologies
en vogue qui prétendent démontrer l’impossibilité
de toute approche rationnelle des problèmes sociaux. Et cela
pourra aller jusqu’aux attaques personnelles. La raison est dénoncée
comme froide et abstraite par les démagogues qui trouvent plus
facile de jouer sur les sentiments, la théorie est méprisée
au nom de la pratique, etc....
[ haut ]
LA THÉORIE CONTRE L'IDÉOLOGIE
Théoriser, ce n’est rien d’autre que d’essayer
de comprendre ce que l’on fait. Nous sommes tous des théoriciens
chaque fois que nous discutons honnêtement de ce qui est arrivé,
chaque fois que nous essayons de distinguer ce qui est significatif
de ce qui ne l’est pas, ce qui a marché de ce qui n’a
pas marché, de façon à faire mieux la prochaine
fois. La théorie radicale, cela consiste simplement à
parler ou à écrire à plus de gens, sur des questions
plus générales, dans des termes plus abstraits (c’est-à-dire
qui seront d’une application plus étendue). Ceux qui prétendent
rejeter la théorie élaborent, eux aussi, des théories.
Seulement, ils le font inconsciemment et un peu n’importe comment.
Leurs théories comportent donc plus d’erreurs.
La théorie sans les détails est creuse, mais les détails
sans la théorie sont aveugles. La pratique met la théorie
à l’épreuve, mais la théorie inspire aussi
la pratique.
La théorie radicale n’a rien à respecter et rien
à perdre. Elle se critique elle-même aussi bien que toute
autre chose. Ce n’est pas un acte de foi, mais une généralisation
provisoire que les gens doivent continuellement vérifier et corriger
par eux-mêmes, une simplification pratique indispensable pour
affronter les complexités de la réalité.
Mais il faut se garder d’une simplification excessive. Toute
théorie peut se transformer en idéologie, se figer en
dogme, être déformée à des fins hiérarchiques.
Une idéologie peut être relativement juste à certains
égards, mais ce qui la distingue d’une théorie,
c’est qu’elle n’a pas un rapport dynamique à
la pratique. La théorie, c’est quand vous avez des idées;
l’idéologie, c’est quand les idées vous ont.
“Cherchez la simplicité, et méfiez-vous d’elle.”
[ haut ]
ÉVITER LES FAUX CHOIX, ÉLUCIDER LES VÉRITABLES
CHOIX
Il faut admettre qu’il n’y a pas de truc infaillible,
qu’il n’y a pas de tactique radicale qui soit toujours opportune.
Une démarche appropriée en cas de révolte collective
n’est pas forcément judicieuse pour un individu isolé.
En cas d’urgence, il peut s’avérer nécessaire
d’exhorter les gens à agir dans une direction précise.
Mais dans la plupart des cas, il vaut mieux se borner à dégager
les facteurs pertinents que les gens doivent prendre en compte pour
prendre leurs propres décisions. Si je me permets parfois, dans
ces lignes, de dispenser des conseils, ce n’est que par commodité
d’expression. “Faites cela” doit se lire: “Dans
certaines circonstances, ce serait peut-être une bonne idée
de faire ça.”
Une analyse sociale n’a pas forcément besoin d’être
longue ni détaillée. Le seul fait de “diviser un
en deux” (signaler des tendances contradictoires dans un phénomène,
un groupe ou une idéologie) ou de “fusionner deux en un”
(relever un point commun entre deux choses apparemment différentes)
peut être utile, surtout si on le communique à ceux qui
sont concernés le plus directement. Nous avons déjà
largement assez d’informations sur la plupart des sujets. Il s’agit
de trancher dans le vif pour révéler l’essentiel.
À partir de là, d’autres gens, par exemple ceux
qui connaissent les choses de l’intérieur, seront incités
à entreprendre des enquêtes plus minutieuses, s’il
en faut.
Face à une question donnée, la première tâche
est de déterminer s’il s’agit bien d’une seule
et même question. Il est impossible d’avoir une discussion
sensée sur le “marxisme”, sur “la violence”
ou sur “la technologie”, par exemple, sans distinguer les
diverses significations qui sont réunies sous de telles étiquettes.
Inversement, il peut parfois être utile de raisonner à
partir d’une grande catégorie abstraite et de montrer ses
tendances prédominantes, même si un tel type idéal
n’existe pas réellement. La brochure situationniste De
la misère en milieu étudiant, par exemple, présente
une énumération cinglante des sottises et des prétentions
propres à “l’étudiant”. Évidemment
tous les étudiants n’ont pas tous ces défauts, mais
le stéréotype rend possible une critique systématique
des tendances générales. Et en soulignant les qualités
que partagent la plupart des étudiants, la brochure met implicitement
ceux qui prétendraient être des exceptions au défi
d’en faire la démonstration. On peut dire la même
chose à propos de la critique du “pro-situ” par Debord
et Sanguinetti dans La véritable scission dans l’Internationale,
une rebuffade provocatrice des suiveurs qui est sans doute unique dans
l’histoire des mouvements radicaux.
“On demande à tous leur avis sur tous les détails
pour mieux leur interdire d’en avoir sur la totalité”
(Vaneigem). Bien des questions sont si “poisseuses” que
celui qui accepte d’y répondre finit inéluctablement
par être embringué dans des faux choix. Le fait que deux
partis soient en lutte, par exemple, n’implique pas nécessairement
que vous deviez soutenir l’un ou l’autre. Si vous ne pouvez
rien faire pour régler un problème, mieux vaut le reconnaître
clairement et passer à d’autre choses qui présentent
des possibilités pratiques. [ 2
]
Si vous vous décidez quand même à choisir le moindre
de deux maux, alors reconnaissez-le. N’ajoutez pas à la
confusion en magnifiant votre choix ou en diffamant l’ennemi.
Au contraire, il vaut mieux se faire l’avocat du diable et neutraliser
le délire polémique compulsif en examinant calmement les
points forts de la position opposée et les points faibles de
la vôtre. “Erreur très populaire: avoir le courage
de ses opinions. Il s’agit plutôt d’avoir le courage
d’attaquer ses opinions !” (Nietzsche).
Essayez de joindre l’humilité à l’audace.
Souvenez-vous que s’il vous arrive d’accomplir quelque chose
d’important, c’est grâce aux efforts passés
de gens innombrables, dont beaucoup ont dû faire face à
des horreurs qui auraient certainement nous faire, vous tout comme moi,
nous effondrer en soumission. Mais par ailleurs, ne sous-estimez pas
l’effet de vos prises de positions: dans un monde de spectateurs
passifs, l’expression d’une opinion autonome peut faire
la différence.
Puisqu’il n’y a plus d’obstacle matériel à
la réalisation d’une société sans classes,
le problème se ramène essentiellement à une question
de conscience. Le seul obstacle réel est l’inconscience
des gens quant à leur pouvoir collectif potentiel (la répression
matérielle n’est efficace contre les minorités radicales
qu’aussi longtemps que le conditionnement social maintient le
reste de la population dans la docilité). La pratique radicale
est donc en grande partie négative : il s’agit
d’attaquer les formes diverses de la fausse conscience qui empêchent
les gens de réaliser, aux deux sens du terme, leurs potentialités
positives.
[ haut ]
LE STYLE INSURRECTIONNEL
Par ignorance, on a souvent reproché cette “négativité”
à Marx et aux situationnistes, parce qu’ils se sont concentrés
principalement sur la clarification critique en refusant de promouvoir
une idéologie positive à laquelle des gens pourraient
se raccrocher passivement. Ainsi, parce que Marx a montré comment
le capitalisme réduit notre vie à une foire d’empoigne
économique, les apologistes “idéalistes” de
cette condition ont le culot de l’accuser, lui, d’avoir
“réduit la vie aux questions matérielles”,
comme si tout l’intérêt de l’oeuvre de Marx
n’était pas de nous aider à dépasser notre
esclavage économique pour que nos potentialités créatrices
puissent refleurir. “Exiger que le peuple renonce aux illusions
concernant sa propre situation, c’est exiger qu’il renonce
à une situation qui a besoin d’illusions. (...) La critique
arrache les fleurs imaginaires qui couvrent la chaîne, non pas
pour que l’homme continue à supporter la chaîne sans
fantaisie ni consolation, mais pour qu’il rejette la chaîne
et cueille la fleur vivante” (“Contribution à
la critique de la philosophie du droit de Hegel”).
Le seul fait d’énoncer une question clé avec précision
a souvent un effet étonnamment puissant. Exposer les choses au
grand jour oblige les gens à cesser de se protéger et
à prendre une position nette. Tout comme le boucher adroit de
la fable taoïste, qui n’avait jamais besoin d’aiguiser
son couteau parce qu’il découpait toujours dans le sens
de la fibre, la polarisation radicale la plus efficace ne vient pas
de la protestation stridente, mais plutôt de la révélation
des divisions qui existent déjà, de l’élucidation
des tendances, des contradictions et des choix possibles. Une grande
partie de l’impact des situationnistes découlait du fait
qu’ils énonçaient clairement des choses que la plupart
des gens avaient déjà vécues mais qu’ils
étaient incapables d’exprimer, ou qu’ils n’osaient
pas exprimer, tant que quelqu’un d’autre n’avait pas
commencé à le faire (“Nos idées sont dans
toutes les têtes”).
Si néanmoins quelques textes situationnistes semblent d’un
abord difficile, c’est parce que leur structure dialectique va
à l’encontre de notre conditionnement. Quand ce conditionnement
est brisé, ils ne semblent plus si obscurs — ils furent
la source de quelques-uns des graffiti les plus populaires de Mai 1968.
Bien des spectateurs universitaires se sont acharnés sans succès
pour ramener à une formulation unique, qui serait “scientifiquement
conséquente”, les diverses définitions “contradictoires”
du spectacle dans La Société du Spectacle. Mais
celui qui s’engage dans la contestation effective de cette société
trouvera tout à fait clair et utile l’examen de la société
du spectacle mené par Debord sous des angles divers, et il finira
par apprécier le fait que celui-ci ne se perd jamais dans des
inanités académiques ou des protestations aussi solennelles
qu’inutiles.
La méthode dialectique, de Hegel et Marx jusqu’aux situationnistes,
n’est pas une formule magique pour débiter des prédictions
correctes, c’est un outil pour se mettre en prise avec les processus
dynamiques des transformations sociales. Elle nous rappelle que les
concepts ne sont pas éternels, qu’ils comprennent leur
propre contradiction, qu’ils réagissent entre eux et se
transforment réciproquement, même en leurs contraires;
que ce qui est vrai ou progressiste dans une situation peut devenir
faux ou régressif dans une autre. [ 3
]
Le langage non dialectique de la propagande gauchiste est d’un
abord facile, mais son effet est généralement superficiel
et éphémère. Comme il ne propose aucun défi,
il finit rapidement par lasser même les spectateurs hébétés
auxquels il était destiné. Par contraste, un texte radical
est parfois difficile, mais le jeu en vaut la chandelle car en le relisant
on y fait toujours des nouvelles découvertes. Même si un
tel texte ne touche directement que très peu de gens, il les
touche souvent si profondément qu’un certain nombre d’entre
eux finissent par en toucher d’autres à leur tour de la
même manière, ce qui entraîne une réaction
en chaîne qualitative.
Comme l’a dit Debord dans son dernier film, ceux qui le trouvent
trop difficile doivent se désoler plutôt de leur propre
ignorance et de leur propre passivité, et des écoles et
de la société qui les ont faits ainsi, plutôt que
de se plaindre de son obscurité. Ceux qui n’ont même
pas l’initiative de relire des textes essentiels, ou de se livrer
par eux-mêmes à un minimum de recherches et d’expérimentations,
ont peu de chances d’accomplir quoi que ce soit, même si
d’aucuns leur mâchent le travail.
[ haut ]
LE CINÉMA RADICAL
Debord est pratiquement le seul à avoir fait un usage véritablement
dialectique et antispectaculaire du cinéma. Les soi-disant cinéastes
radicaux ont beau se référer, pour la forme, à
la “distanciation” brechtienne — c’est-à-dire
à l’idée d’inciter les spectateurs à
penser et à agir par eux-mêmes plutôt que de s’identifier
passivement au héros ou à l’intrigue —, la
plupart des films radicaux semblent toujours s’appliquer à
ménager un public imbécile. Peu à peu le crétin
de protagoniste “découvre l’oppression” et
“se radicalise”, mûr enfin pour devenir un fervent
partisan des politiciens “progressistes” ou le militant
fidèle d’un groupe gauchiste. La distanciation se limite
à quelques trucs formels qui procurent au spectateur la satisfaction
de penser: “Ah! Voilà du Brecht! Que ce cinéaste
est ingénieux! Et moi aussi pour avoir su le reconnaître!”
En fait le message radical du film est généralement si
banal que presque tous ceux qui auraient l’idée d’aller
le voir le connaissent déjà. Mais le spectateur a l’impression
flatteuse que le film pourrait éventuellement amener d’autres
gens à son niveau de conscience radicale.
Si le spectateur a quand même quelque inquiétude quant
à la qualité de ce qu’il consomme, cette inquiétude
sera apaisée par les critiques, dont la fonction principale est
de trouver des interprétations profondes et radicales pour presque
n’importe quel film. Comme dans l’histoire des habits neufs
de l’Empereur, personne n’avouera qu’il n’avait
pas conscience de ces supposées significations avant d’en
être informé, de peur de passer pour moins averti que les
autres spectateurs.
Certains films peuvent révéler une condition déplorable
ou éclairer l’expérience d’une situation radicale.
Mais il n’y a pas beaucoup d’intérêt à
présenter les images d’une lutte si ni les images, ni la
lutte ne sont critiquées. Des spectateurs se plaignent parfois
de ce qu’un film représente inexactement une catégorie
sociale (les femmes, par exemple). Ils ont peut-être raison si
le film reproduit des stéréotypes. Mais l’alternative
qui est généralement sous-entendue — à savoir,
que le cinéaste “aurait dû plutôt présenter
des images de femmes luttant contre l’oppression” —
est dans la plupart des cas tout aussi fausse. Les femmes (tout comme
les hommes, ou comme n’importe quelle autre catégorie opprimée)
ont été généralement passives et soumises,
voilà précisément le problème auquel nous
devons faire face. Flatter les gens en leur offrant des représentations
de l’héroïsme radical triomphant, ne fait que renforcer
cet esclavage.
[ haut ]
LE LUDISME
C’est déjà une erreur de compter sur les conditions
oppressives pour radicaliser les gens, mais il est carrément
inacceptable de les aggraver intentionnellement pour accélérer
ce processus. Certes, la répression de certains projets radicaux
peut révéler incidemment l’absurdité de l’ordre
régnant, mais de tels projets doivent être valables en
eux-mêmes. Ils perdent leur crédibilité s’ils
ne sont que des prétextes destinés à provoquer
la répression. Même dans les milieux les plus “privilégiés”
il y a déjà largement assez de problèmes, nous
n’avons pas à en ajouter. Il s’agit plutôt
de révéler le contraste entre les conditions
actuelles et les possibilités actuelles, de donner aux
gens un avant-goût suffisant de la vie réelle pour qu’ils
y prennent goût.
Les gauchistes pensent qu’il faut beaucoup de simplification,
d’exagération et de répétition pour contrebalancer
la propagande en faveur de l’ordre régnant. Cela revient
à dire qu’on pourrait rétablir un boxeur qui a été
mis KO par un crochet du droit en lui assénant un crochet du
gauche.
On n’élève pas la conscience des gens en les ensevelissant
sous une avalanche d’histoires affreuses, ni même sous une
avalanche d’informations. Des informations qui ne sont ni assimilées
ni utilisées d’une manière critique sont vite oubliées.
Tout comme la santé physique, la santé mentale exige un
équilibre entre ce que nous absorbons et ce que nous en faisons.
Il faut sans doute parfois obliger des gens à regarder en face
une atrocité qu’ils avaient ignorée, mais même
dans ce cas, le fait de rabâcher toujours la même chose
ad nauseam n’aboutit généralement qu’à
les pousser à se réfugier dans des spectacles moins ennuyeux
et moins déprimants.
Une des choses qui nous empêchent de comprendre notre situation,
c’est le spectacle du bonheur apparent d’autrui, qui nous
fait percevoir notre propre malheur comme le signe d’un échec
honteux. Mais inversement, le spectacle omniprésent de la misère
nous empêche de reconnaître nos potentialités positives.
La production incessante d’idées délirantes et la
représentation d’atrocités écoeurantes nous
paralyse, nous transforme en paranoïaques et en cyniques compulsifs.
La propagande stridente des gauchistes, qui se fixe d’une manière
obsessionnelle sur le caractère insidieux et répugnant
des “oppresseurs”, alimente ce délire, elle parle
à notre côté le plus morbide et le plus mesquin.
Si nous nous laissons aller à ruminer nos maux, si nous laissons
pénétrer la maladie et la laideur de cette société
jusque dans notre révolte contre celle-ci, alors nous oublions
le but de notre lutte et nous finissons par perdre jusqu’à
la capacité d’aimer, de créer, et de prendre du
plaisir.
Le meilleur “art radical” possède une certaine ambiguïté.
S’il attaque l’aliénation de la vie moderne, il nous
rappelle en même temps des potentialités poétiques
qui y sont celées. Plutôt que de renforcer notre tendance
à nous apitoyer complaisamment sur nous-mêmes, il nous
stimule, et il nous permet de rire de nos peines aussi bien que des
sottises des forces de “l’ordre”. On pense, par exemple,
à quelques-unes des vieilles chansons ou bandes dessinées
de l’IWW *, ou
bien, aux chansons ironiques et aigres-douces de Brecht et Weill. L’hilarité
du Brave soldat Chvéik est probablement un antidote
contre la guerre plus efficace que la sempiternelle protestation morale
du tract pacifiste type.
Rien n’est plus efficace pour saper l’autorité que
de la tourner en ridicule. L’argument le plus décisif contre
un régime répressif, ce n’est pas que ce régime
est méchant, c’est qu’il est bête. Les protagonistes
du roman La violence et la dérision d’Albert Cossery,
qui vivent sous un régime dictatorial au Moyen-Orient, couvrent
les murs de la capitale d’affiches d’apparence officielle
qui chantent les louanges du dictateur d’une manière tellement
grotesque que celui-ci devient la risée de tout le monde et se
sent finalement obligé de démissionner. Les farceurs de
Cossery sont apolitiques, et la réussite de leur entreprise est
sans doute trop belle pour être vraie, mais on a vu des parodies
un peu semblables employées dans des buts plus radicaux. (Voir
le coup de Li I-Che, mentionné dans l’article Un
groupe radical à Hong Kong. **) Dans les manifestations des
années 70 en Italie, les Indiens métropolitains, inspirés
peut-être par le premier chapitre de Sylvie et Bruno de Lewis
Carroll (“Moins de pain! Plus d’impôts!”), ont
scandé des slogans tels que “Le pouvoir aux patrons!”
et “Plus de travail! Moins de salaire!” L’ironie était
évidente pour tout le monde, mais il était difficile de
l’écarter en la mettant dans une case.
L’humour est un antidote salutaire contre toutes les orthodoxies,
de gauche comme de droite. Il est très contagieux et il nous
rappelle qu’il ne faut pas nous prendre trop au sérieux.
Mais il peut aussi devenir une simple soupape de sécurité
en cantonnant l’insatisfaction dans un cynisme facile. La société
spectaculaire récupère sans peine les réactions
délirantes contre ses aspects les plus délirants. Ceux
qui font de la satire ont souvent un rapport amour-haine avec leurs
cibles, et il arrive souvent qu’on ne puisse plus distinguer les
parodies de ce qu’elles parodient, ce qui donne l’impression
que toutes choses sont également bizarres et dépourvues
de sens, et que la perspective est sans espoir.
Dans une société fondée sur la confusion maintenue
artificiellement, la première tâche est de ne pas en rajouter.
La tactique qui consiste à semer la perturbation et le chaos
n’engendre habituellement que la contrariété ou
la panique, poussant les gens à soutenir les mesures gouvernementales
énergiques qui apparaissent nécessaires au rétablissement
de l’ordre. Une intervention radicale peut sembler d’abord
bizarre et incompréhensible, mais si elle a été
pensée avec assez de lucidité, elle sera vite comprise.
[ haut ]
LE SCANDALE DE STRASBOURG
Imaginez que vous êtes à Strasbourg à l’automne
1966, lors de la rentrée solennelle de l’Université.
Avec les étudiants, les professeurs et les invités de
marque, vous entrez dans une grande salle pour écouter un discours
du Général De Gaulle. Une petite brochure se trouve sur
chaque fauteuil. Un programme? Non, c’est quelque chose sur “la
misère en milieu étudiant”. Vous l’ouvrez
négligemment et commencez à lire: “Nous pouvons
affirmer sans grand risque de nous tromper que l’étudiant
en France est, après le policier et le prêtre, l’être
le plus universellement méprisé...” Vous regardez
autour de vous. Tout le monde la lit, les réactions vont de l’amusement
jusqu’à la colère, mais surtout il y a de la perplexité.
Qui sont les responsables? D’après la page de couverture,
cette brochure serait publiée par la section strasbourgeoise
de l’Union Nationale des Étudiants de France, mais on y
voit également une référence à une “Internationale
Situationniste”...
Ce qui a distingué le scandale de Strasbourg des frasques estudiantines
habituelles, ou des farces confuses et confusionnistes de groupes comme
les Yippies, c’est que sa forme scandaleuse communiquait un contenu
également scandaleux. Dans un temps où l’on proclamait
que les étudiants étaient le secteur le plus radical de
la société, ce texte a replacé les choses sous
leur vrai jour. Mais les misères particulières des étudiants
n’étaient qu’un point de départ fortuit. On
pourrait, et on devrait, écrire des textes aussi cinglants sur
les misères de tous les autres secteurs de la société
(de préférence, ce sont ceux qui les connaissent de l’intérieur
qui devraient les écrire). On a connu quelques tentatives, mais
il n’y a pas de comparaison possible avec la lucidité et
la cohérence de la brochure situationniste, si concise et pourtant
si complète, si provocante et si juste, et qui avance si méthodiquement
à partir d’une situation particulière vers des développements
toujours plus généraux, que le chapitre final présente
le résumé le plus concis qui soit du projet révolutionnaire
moderne. (Il y a plusieurs éditions de cette brochure; voir aussi
l’article dans Internationale Situationniste n° 11,
pp. 23-31.)
Les situationnistes n’ont jamais prétendu avoir provoqué
Mai 1968 à eux tout seuls. Comme ils l’ont bien dit, ils
n’ont prévu ni la date ni le lieu de la révolte,
mais seulement le contenu. Cependant, sans le scandale de Strasbourg
et l’agitation ultérieure du groupe des Enragés
influencé par l’I.S. (et dont le Mouvement du 22 mars n’était
qu’une imitation tardive et confuse), la révolte aurait
pu ne jamais se produire. Il n’y avait aucune crise économique
ou de gouvernement, aucune guerre, aucun antagonisme racial ne perturbait
le pays, ni rien d’autre qui aurait pu favoriser une telle révolte.
Il y avait des luttes ouvrières plus radicales en Italie et en
Angleterre, des luttes étudiantes plus militantes en Allemagne
et au Japon, des mouvements contre-culturels plus importants aux États-Unis
et en Hollande. Mais c’est seulement en France qu’il y avait
une perspective qui les liait tous ensemble.
Il faut distinguer les interventions délibérées,
comme le scandale de Strasbourg, non seulement des actions perturbatrices
confusionnistes, mais également des révélations
purement spectaculaires. Tant que les critiques de la société
se limitent à contester tel ou tel détail, le rapport
spectacle-spectateur se reconstitue continuellement. Si ces critiques
réussissent à discréditer les dirigeants politiques
existants, ils risquent de devenir eux-mêmes des nouvelles vedettes
(Ralph Nader, Noam Chomsky, etc.) sur lesquelles comptent des spectateurs
légèrement plus avertis que la moyenne pour obtenir un
flot continu d’informations-choc, à partir desquelles il
est bien rare qu’ils engagent une action quelconque. Les révélations
anodines encouragent les spectateurs à applaudir telle ou telle
faction dans les luttes de pouvoir intragouvernementales. Les révélations
les plus sensationnelles alimentent leur curiosité morbide, les
entraînant à consommer plus d’articles, d’actualités
et de documentaires à sensations, et à entrer dans des
débats interminables sur les diverses théories qui attribuent
tous les troubles à des conspirations. La plupart de ces théories
ne sont évidemment que des expressions délirantes du manque
de sens historique critique qui est produit par le spectacle moderne,
des tentatives désespérées de trouver un sens cohérent
dans une société toujours plus incohérente et plus
absurde. En tout cas, tant que les choses restent sur le terrain spectaculaire,
il importe peu que de telles théories soient vraies ou non: Ceux
qui se cantonnent dans la position d’observateurs en attendant
de savoir ce qui va suivre ne parviennent jamais à influencer
ce qui va suivre.
Certaines révélations sont plus intéressantes
parce qu’elles permettent d’aborder des questions importantes
d’une manière qui entraîne beaucoup de gens dans
le jeu. Le scandale des “Espions pour la paix” en est un
bel exemple: en 1963 en Grande-Bretagne, des inconnus ont rendu public
l’emplacement d’un abri antiatomique ultra-secret réservé
aux membres du gouvernement. Et alors que le gouvernement menaçait
de poursuivre en justice toute personne qui propagerait ce “secret
d’État” désormais connu par tout le monde,
il était divulgué malicieusement par des milliers de groupes
et d’individus, qui ont également découvert et envahi
d’autres abris secrets. Non seulement la sottise du gouvernement
et la folie du spectacle de la guerre nucléaire sont devenues
évidentes à tout le monde, mais la réaction en
chaîne humaine spontanée a fourni l’avant-goût
d’une tout autre potentialité sociale.
[ haut ]
MISÈRE DE LA POLITIQUE ÉLECTORALE
“Depuis 1814, aucun gouvernement libéral n’était
arrivé au pouvoir sans violences. Cánovas était
trop lucide pour ne pas voir les inconvénients et les dangers
que cela présentait. Il prit donc ses dispositions pour permettre
aux libéraux de remplacer régulièrement les
conservateurs au gouvernement. Il adopta la tactique suivante: démissionner
chaque fois que menaçait une crise économique ou une
grève importante et laisser aux libéraux le soin de
résoudre le problème. Voilà pourquoi la plupart
des mesures de répression votées par la suite, dans
le courant du siècle, le furent par ces derniers.”
Gerald Brenan, Le labyrinthe espagnol
Le meilleur argument en faveur de la politique électorale radicale
fût énoncé par Eugène Debs, le leader socialiste
américain, qui a récolté presque un million de
votes à l’élection présidentielle de 1920
alors qu’il était en prison pour s’être opposé
à la Première Guerre mondiale: “Si le peuple n’est
pas suffisamment avisé pour savoir pour qui il doit voter, il
ne saura pas sur qui il faut tirer.” Mais pendant la révolution
allemande de 1918-1919, les travailleurs restèrent dans la confusion
sur la question de savoir sur qui il fallait tirer, à cause de
la présence au gouvernement des dirigeants “socialistes”
qui travaillaient à plein temps pour réprimer la révolution.
Le choix de voter ou de ne pas voter n’a pas en soi une grande
signification, et ceux qui font grand cas de l’abstention ne montrent
par là que leur propre fétichisme. Mais le fait de prendre
le vote au sérieux tend à entretenir les gens dans une
dépendance où ils se reposent sur autrui pour agir à
leur place, ce qui les détourne de possibilités plus intéressantes.
Quelques personnes prenant une initiative créative (rappelons-nous
les premiers sit-ins pour les droits civiques, par exemple)
peuvent obtenir finalement des résultats beaucoup plus importants
que s’ils avaient consacré leur énergie à
soutenir un politicien quelconque. Les législateurs font rarement
autre chose que ce qu’ils ont été contraints de
faire sous la pression des mouvements populaires. Un régime conservateur
cède souvent plus sous la pression des mouvements radicaux autonomes
que ne l’aurait fait un régime progressiste qui sait qu’il
peut compter sur le soutien des radicaux. Si les gens se rallient immanquablement
au moindre mal, tout ce qu’il faudra aux dirigeants dans n’importe
quelle situation qui menace leur pouvoir, c’est d’invoquer
la menace de n’importe quel mal plus grand.
Même dans les rares cas où un politicien “radical”
a une chance réelle de gagner une élection, tous les efforts
consentis par des milliers de gens lors de la campagne électorale
peuvent être fichus à l’eau en un instant par la
révélation du moindre scandale concernant la vie privée
du candidat, ou bien parce que celui-ci aura par mégarde dit
quelque chose d’intelligent. S’il réussit malgré
tout à éviter ces pièges, et si la victoire parait
possible, il éludera de plus en plus les questions délicates
de peur de contrarier des électeurs indécis. Et s’il
est élu, il est bien rare qu’il se trouve en position de
réaliser les réformes qu’il a promises, sauf peut-être
après des années de manigances avec ses nouveaux confrères,
ce qui lui donne une bonne excuse pour faire toutes les compromissions
nécessaires afin de se maintenir en place aussi longtemps que
possible. Frayant avec les riches et les puissants, il acquiert des
intérêts et des goûts nouveaux qu’il justifie
en se disant qu’il mérite bien quelques petits bénéfices
après avoir travaillé pour la bonne cause pendant tant
d’années. Enfin, et c’est le plus grave, s’il
réussit finalement à faire passer quelques mesures “progressistes”,
ce succès exceptionnel et dans la plupart des cas insignifiant
sera invoqué à l’appui de l’efficacité
de la politique électorale, ce qui incitera les gens à
gaspiller leur énergie en plus grand nombre dans les campagnes
à venir.
Comme l’a dit un graffiti de Mai 1968: “Il est douloureux
de subir ses chefs, il est encore plus bête de les choisir.”
Les référendums sur des questions précises permettent
de pallier à la versatilité des hommes politiques. Mais
le résultat est généralement insignifiant, parce
que dans la plupart des cas les questions sont posées d’une
manière simpliste, et parce qu’un projet de loi qui menace
des intérêts puissants peut toujours être neutralisé
par l’influence de l’argent et des médias.
Les élections locales permettent aux gens de tenir les élus
à l’oeil et leur offrent de meilleures chances d’influer
sur les décisions politiques. Mais même la communauté
la plus éclairée ne peut se protéger de la détérioration
du reste du monde. Une ville qui a réussi à préserver
certains attraits culturels, ou une certaine qualité de vie,
subit des pressions économiques de plus en plus fortes du fait
même de ces atouts. Avoir placé les valeurs humaines au-dessus
des valeurs économiques fait croître ces dernières,
et elles finissent tôt ou tard par prendre le dessus. De plus
en plus de gens veulent investir dans cette région ou s’y
installer, des décisions politiques locales sont annulées
par la justice ou par l’administration, on injecte beaucoup d’argent
dans les élections locales, des fonctionnaires municipaux sont
corrompus. Enfin, certains quartiers d’habitation sont démolis
pour faire place à des autoroutes et à des gratte-ciel,
et les loyers montent en flèche, ce qui oblige les plus pauvres
à déménager, notamment les communautés immigrées
et la bohème qui avaient contribué à l’animation
et au charme original de la ville. Ce qui subsiste alors de l’ancienne
réalité, ce ne sont plus que quelques sites d’ “intérêt
historique” isolés destinés aux touristes.
[ haut ]
RÉFORMES ET INSTITUTIONS ALTERNATIVES
“Agir localement” peut cependant être un bon point
de départ. Les gens qui pensent que la situation mondiale est
incompréhensible et sans espoir peuvent saisir l’occasion
d’agir concrètement sur des situations locales précises.
Des organisations de quartier, des coopératives, des switchboards
(centres pour l’échange de renseignements pratiques divers),
des groupes qui se réunissent régulièrement pour
étudier et discuter un texte ou une question quelconque, des
écoles alternatives, des centres médico-sociaux bénévoles,
des théâtres communautaires, des journaux de quartier,
des stations de radio ou de télévision où les gens
peuvent s’exprimer et participer, et bien d’autres institutions
alternatives, toutes ces initiatives sont valables en elles-mêmes,
et si elles sont suffisamment participatives elles peuvent déboucher
sur des mouvements d’une plus grande envergure. Et même
si elles ne durent pas, elles peuvent servir de base pour l’expérimentation
radicale.
Mais il y a des limites à tout ça. Le capitalisme pouvait
se développer graduellement à l’intérieur
de la société féodale, de sorte que quand la révolution
capitaliste s’est défaite des derniers vestiges du féodalisme,
la plupart des mécanismes du nouvel ordre bourgeois étaient
déjà bien établis. Par contre, une révolution
anticapitaliste ne peut construire véritablement une nouvelle
société “à l’intérieur de la
coquille de l’ancienne”. Le capitalisme est beaucoup plus
flexible et plus omnipénétrant que ne l’était
le féodalisme, et il tend à récupérer toute
organisation qui s’oppose à lui.
Au XIXe siècle, les théoriciens radicaux pouvaient trouver
encore assez de vestiges des formes communalistes traditionnelles pour
imaginer qu’une fois éliminée la superstructure
exploiteuse, on pourrait les ranimer et les développer pour constituer
la base d’une nouvelle société. Mais la pénétration
mondiale du capitalisme spectaculaire a détruit pratiquement
toutes les formes de contrôle populaire et d’interaction
humaine directe. Même les tentatives plus récentes de la
contre-culture des années 60 sont depuis longtemps intégrées
au système. Les coopératives, les métiers artisanaux,
l’agriculture biologique et d’autres entreprises marginales
peuvent bien produire des denrées d’une meilleure qualité,
et avec des meilleures conditions de travail, ces biens doivent toujours
se transformer en marchandises sur le marché. Les rares tentatives
de ce genre qui réussissent tendent à se transformer en
entreprises ordinaires dont les membres originels se transforment graduellement
en propriétaires ou en directeurs vis-à-vis des travailleurs
qui sont arrivés par la suite, et ils doivent s’occuper
de toutes sortes de questions commerciales et bureaucratiques routinières
qui n’ont rien à faire avec le projet de “préparer
la voie pour une nouvelle société”.
Plus une institution alternative dure, plus elle tend à perdre
son caractère volontaire, spontané, bénévole
et expérimental. Le personnel permanent et rémunéré
trouve son intérêt dans le statu quo et évite les
questions délicates, de crainte de choquer la clientèle
ou de perdre ses subventions. Les institutions alternatives ont également
tendance à prendre une trop grand part du temps libre des gens,
et à les embourber dans les tâches routinières qui
les privent de l’énergie et de l’imagination qui
leurs seraient nécessaires pour faire face aux questions plus
générales. Après une brève période
participative, la plupart des gens s’y ennuient et laissent le
travail aux âmes consciencieuses ou aux gauchistes qui essayent
de faire une démonstration idéologique. Entendre dire
que des gens ont constitué des organisations de quartier, etc.,
peut sembler formidable. Mais en réalité, à moins
qu’il n’y ait une situation d’urgence, il est généralement
assez ennuyeux d’assister à des réunions interminables
pour écouter les doléances de ses voisins, et les projets
sur lesquels il s’agit de s’engager sont rarement passionnants.
Les réformistes se bornent à poursuivre des objectifs
“réalistes”. Mais même quand ils réussissent
à obtenir quelques petites améliorations du système,
celles-ci sont le plus souvent annulées par d’autres modifications
à d’autres niveaux. Cela ne veut pas dire que les réformes
ne représentent aucun intérêt, mais simplement qu’elles
ne suffisent pas. Il faut continuer à combattre des maux particuliers,
mais il faut comprendre que le système continuera à en
engendrer des maux nouveaux tant que nous n’y aurons pas mis fin.
Croire qu’une série de réformes mènera finalement
à une transformation qualitative, c’est comme penser qu’on
pourrait traverser un fossé de dix mètres en faisant une
série de sauts d’un mètre chacun.
Les gens ont tendance à croire que parce qu’une révolution
implique un changement beaucoup plus important qu’une réforme,
la première est plus difficile à mettre en oeuvre que
la seconde. En réalité, à terme, une révolution
peut être plus facile, parce qu’elle tranche nombre de petits
problèmes et provoque un enthousiasme beaucoup plus grand. Arrivé
à un certain point, il vaut mieux prendre un nouveau départ,
plutôt que de s’obstiner à replâtrer une structure
pourrie.
En attendant, jusqu’à ce qu’une situation révolutionnaire
nous permette d’être vraiment constructifs, le mieux que
nous puissions faire est d’entreprendre des négations
créatives, c’est-à-dire de nous appliquer principalement
aux clarifications critiques, laissant les gens poursuivre les projets
positifs qui les attirent, mais sans entretenir l’illusion qu’une
nouvelle société pourra être “bâtie”
par l’accumulation graduelle de tels projets.
Les projets purement négatifs (par exemple, l’abolition
des lois contre l’usage des drogues, ou contre les rapports sexuels
entre adultes consentants, ou d’autres “crimes sans victimes”)
ont l’avantage de la simplicité. Ils profitent à
presque tout le monde (sauf à ce duo symbiotique, le crime organisé
et l’industrie anti-crime) et une fois qu’ils sont réalisés
ils n’exigent presque aucun travail de suivi. En revanche, ils
fournissent peu d’occasions pour la participation créative.
Les meilleurs projets sont ceux qui ont une valeur en soi, tout en
permettant de mettre en question un aspect fondamental du système,
qui donnent aux gens l’occasion de participer aux questions importantes
en fonction de leurs intérêts, tout en ouvrant des perspectives
plus radicales.
Moins intéressant, mais qui vaut quand même la peine,
la revendication de meilleures conditions de vie ou de droits égaux.
Même si ces projets ne sont pas très participatifs, ils
peuvent supprimer des obstacles à la participation.
Les moins valables sont les luttes à somme nulle, où
une amélioration dans un domaine provoque une aggravation dans
un autre.
Même dans ce dernier cas, il ne s’agit pas de dire aux
gens ce qu’ils doivent faire, mais de leur faire prendre conscience
de ce qu’ils font. Si certains agitent une question dans un but
de recrutement, il convient de dévoiler leurs mobiles manipulateurs.
S’ils croient qu’ils contribuent à une transformation
radicale, il peut être utile de leur montrer qu’en réalité
ils renforcent le système, et de leur montrer de quelle manière.
Mais s’ils s’intéressent réellement à
leur projet, qu’ils le poursuivent!
Même si nous nous trouvons en désaccord avec certaines
priorités (par exemple, avec leur choix de collecter des fonds
pour soutenir l’opéra, alors qu’il y a beaucoup de
gens qui vivent dans la rue), nous devons nous méfier de toute
stratégie qui ne s’adresse qu’aux sentiments de culpabilité.
Pas seulement parce que ce genre d’appel n’a généralement
qu’un effet négligeable, mais parce que ce moralisme réprime
des aspirations positives salutaires. S’abstenir de contester
les questions relatives à “la qualité de la vie”
parce que le système continue à nous poser des questions
urgentes de survie, cela revient à nous soumettre à un
chantage qui n’a plus de justification. “Le pain et les
roses” ne s’excluent plus l’un l’autre. [ 4
]
En fait, les projets relatifs à “la qualité de
la vie” suscitent souvent plus d’enthousiasme que les habituelles
revendications politiques et économiques. On en trouve des exemples
imaginatifs et parfois drôles dans les livres de Paul
Goodman ***. Si ses propositions sont “réformistes”,
elles le sont d’une façon vivante et provocante qui offre
un contraste rafraîchissant avec l’attitude défensive
et craintive de la plupart des réformistes actuels, lesquels
se limitent à réagir aux programmes des réactionnaires.
(“Nous sommes d’accord sur la nécessité de
créer des emplois, de lutter contre la criminalité, de
maintenir la puissance de notre pays. Mais nos mesures et nos méthodes
modérées seront plus efficaces que les propositions extrémistes
des conservateurs.”)
Toutes choses égales par ailleurs, il vaut mieux éviter
de consacrer son énergie aux questions qui se trouvent déjà
au centre de l’attention publique. Les projets qui peuvent être
réalisés directement sont préférables à
ceux qui exigent des compromissions (passer par l’intermédiaire
d’une officine gouvernementale, par exemple). Même si de
telles compromissions ne semblent pas trop graves, elles créent
un précédent. Compter sur l’État mène
presque toujours au contraire de ce qu’on a voulu — des
commissions destinées à extirper la corruption bureaucratique
deviennent elles-mêmes des bureaucraties corrompues, des lois
destinées à contrecarrer des groupes réactionnaires
armés finissent par être employées principalement
au harcèlement des radicaux sans armes...
Le système fait d’une pierre deux coups en manoeuvrant
ses adversaires pour qu’ils découvrent et proposent des
“solutions constructives” aux crises qui le menacent. En
fait, il a besoin d’une certaine quantité d’opposition
pour prévenir les problèmes, pour l’obliger à
se rationaliser, lui permettre de mettre à l’épreuve
ses instruments de contrôle, et lui fournir de bonnes raisons
pour en imposer de nouveaux. Dans les moments de panique, des mesures
qui rencontreraient ordinairement une grande résistance sont
acceptées facilement, et ces “mesures d’urgence”
se transforment insensiblement en mesures permanentes. Le viol lent
et constant de la personnalité humaine par toutes les institutions
de la société aliénée, depuis l’école
et l’usine jusqu’à la publicité et l’urbanisme,
finit par paraître normal, car le spectacle se focalise d’une
manière obsédante sur des crimes individuels sensationnels,
et manoeuvre les gens en provoquant chez eux une hystérie collective
en faveur de l’ordre policier.
[ haut ]
LE POLITIQUEMENT CORRECT OU L'ALIÉNATION ÉGALE POUR
TOUS
Le système prospère surtout quand il peut détourner
la contestation sociale vers des querelles portant sur les places désirables.
C’est un sujet particulièrement épineux. Il faut
contester toutes les inégalités sociales, non seulement
parce que ce sont des injustices, mais surtout parce qu’elles
servent à diviser les gens. Cependant, la réalisation
de l’égalité dans l’esclavage salarié,
ou de l’égalité des chances de devenir un bureaucrate
ou un capitaliste, n’est certainement pas une victoire sur le
capitalisme bureaucratique.
Il est normal et nécessaire que les gens défendent leurs
intérêts. Mais en s’identifiant de façon étroite
à un groupe restreint, ils perdent souvent la perspective globale
pour s’enfermer dans une logique corporatiste. Comme des catégories
toujours plus fragmentées se disputent pour les miettes qui leur
sont accordées, l’objectif d’abolir l’ensemble
de la structure hiérarchique est oublié. Les gens qui
sont habituellement prompts à mettre en exergue et à dénoncer
le moindre soupçon de stéréotype, qualifient d’
“oppresseurs” tous les hommes ou tous les blancs en bloc.
Puis ils se demandent pourquoi ils rencontrent une telle hostilité
chez ceux-ci, qui se rendent bien compte de leur côté qu’ils
n’ont que très peu de pouvoir réel sur leur propre
vie, encore moins sur celle d’autrui.
Mis à part les démagogues réactionnaires (qui
sont agréablement surpris en constatant que les “progressistes”
leur fournissent des cibles si faciles à ridiculiser), les seules
personnes qui profitent réellement de ces querelles sont les
carriéristes qui se disputent des postes bureaucratiques, des
subventions gouvernementales, des titularisations universitaires, des
contrats avec les maisons d’édition, ou une clientèle
quelconque, dans un temps où les places à l’abreuvoir
sont de plus en plus limitées. Dénicher des hérésies
politiques (ce qui n’est pas “politiquement correct”)
permet au carriériste de cogner ses rivaux et de renforcer sa
propre position de spécialiste ou de porte-parole dans son pré
carré. Quant aux groupes opprimés qui sont mal avisés
d’accepter de tels porte-parole, ils n’y gagnent rien d’autre
que la jouissance aigre-douce procurée par un ressentiment accru,
et une risible terminologie orthodoxe qui fait penser à la Novlangue
d’Orwell. [ 5
]
Il y a une différence essentielle, quoique parfois subtile,
entre le fait de combattre des maux sociaux et celui de s’en
nourrir. On ne fortifie pas les gens en les encourageant à
s’apitoyer sur leur propre sort. L’autonomie individuelle
ne se constitue pas en se réfugiant dans une identité
de groupe. On ne démontre pas son égalité d’intelligence
en qualifiant le raisonnement logique de “tactique typique des
phallocrates blancs”. On ne favorise pas le dialogue radical en
harcelant les gens qui ne se conforment pas à une orthodoxie
politique, encore moins en se débrouillant pour qu’une
telle orthodoxie soit imposée par des voies légales.
Et on ne fait pas l’histoire en la réécrivant.
Certes il faut nous libérer d’un respect non critique du
passé, et devenir conscients des différentes manières
dont il a été déformé. Mais il faut reconnaître
également que, malgré notre réprobation des vieux
préjugés et des vieilles injustices, il est peu probable
que nous aurions fait mieux si nous avions vécu dans les mêmes
conditions. Appliquer rétroactivement des critères contemporains
(en corrigeant d’un air suffisant des auteurs anciens chaque fois
qu’ils emploient les formes grammaticales masculines qui étaient
autrefois de rigueur, ou bien en s’évertuant à censurer
Huckleberry Finn parce que Huck n’appelle pas Jim “une
personne de couleur” ****), cela ne fait que renforcer l’ignorance
historique qu’a favorisée avec tant de succès le
spectacle moderne.
[ haut ]
INCONVÉNIENTS DU MORALISME ET DE L'EXTRÉMISME SIMPLISTE
Pour une bonne part, ces absurdités découlent de l’hypothèse
que la radicalité implique de vivre en accord avec un certain
nombre de “principes” moraux, comme si l’on ne pouvait
lutter pour la paix sans être un pacifiste absolu, ni prôner
l’abolition du capitalisme sans distribuer tout son argent. La
plupart des gens ont trop de bon sens pour se conformer à des
préceptes aussi simplistes, mais ils ont souvent un petit sentiment
de culpabilité de ne pas l’avoir fait. Cette culpabilité
les paralyse et les rend sensibles au chantage exercé par les
manipulateurs gauchistes, qui nous disent que si nous n’avons
pas le courage de nous martyriser, nous devons soutenir d’une
façon non critique ceux qui l’ont. Ou bien ils essayent
de refouler leur sentiment de culpabilité en dépréciant
ceux qui leur semblent encore plus compromis: un ouvrier peut s’enorgueillir
de ne pas s’être vendu mentalement comme un professeur;
qui, lui, éprouve peut-être un sentiment de supériorité
sur un publicitaire; lequel méprise à son tour celui qui
travaille dans l’industrie de l’armement...
Transformer des problèmes sociaux en questions morales nous
détourne de leur solution possible. Croire qu’on peut transformer
les conditions sociales par la charité, c’est comme chercher
à élever le niveau de la mer en y jetant des seaux d’eau.
Même si l’on accomplit quelque chose de bon par des actions
altruistes, il est absurde d’en faire une stratégie globale,
parce qu’elles resteront toujours l’exception. Il est normal
que la plupart des gens pensent d’abord à leurs intérêts
et à ceux de leurs proches. Un des mérites des situationnistes
est d’avoir rompu avec le sentiment de culpabilité et l’appel
au sacrifice des gauchistes, en soulignant que c’est d’abord
pour soi-même qu’on fait la révolution.
“Aller au peuple” pour “le servir”, “l’organiser”
ou “le radicaliser” conduit généralement à
la manipulation et ne provoque la plupart du temps que l’apathie
et l’hostilité. L’exemple d’actions autonomes
a beaucoup plus d’effet. Une fois que les gens ont commencé
à agir seuls, ils sont mieux placés pour échanger
des expériences, pour collaborer sur un pied d’égalité,
et, au besoin, pour demander de l’aide sur un point particulier.
Et quand c’est par eux-mêmes qu’ils ont gagné
leur liberté, il est bien plus difficile de la leur reprendre.
Un des graffitistes de Mai 1968 à écrit: “Je ne
suis au service de personne, pas même du peuple et encore moins
de ses dirigeants. Le peuple se servira tout seul.” Un autre a
exprimé la même idée avec encore plus de concision:
“Ne me libère pas, je m’en charge.”
Entreprendre une critique totale veut dire que tout est remis en question,
mais non que l’on doive s’opposer systématiquement
à tout. Les radicaux l’oublient souvent et s’emballent
en surenchérissant les uns sur les autres par des affirmations
toujours plus extrémistes, laissant entendre que tout compromis
équivaut à une trahison, voire même que tout plaisir
équivaut à une complicité avec le système.
En réalité, être “pour” ou “contre”
une position politique est aussi facile et généralement
aussi insignifiant que d’être pour ou contre une équipe
sportive. Ceux qui proclament leur “opposition totale” à
toute compromission, à toute autorité, à toute
organisation, à toute théorie, à toute technologie,
etc., n’ont généralement aucune perspective révolutionnaire,
c’est-à-dire aucune conception pratique de la manière
dont le système pourrait être renversé ni sur les
modalités d’une société future. Certains
d’entre eux essayent même de justifier cette carence en
déclarant qu’une simple révolution ne pourra jamais
être assez radicale pour satisfaire leur besoin de révolte
absolue.
Cette emphase bravache du tout ou rien peut impressionner momentanément
quelques spectateurs, mais elle n’aboutit en fin de compte qu’à
rendre les gens blasés. Tôt ou tard, les contradictions
et les hypocrisies mènent à la désillusion et à
la résignation. Projetant sur le monde ses propres illusions
déçues, l’ancien extrémiste conclut que toute
transformation radicale est impossible, il refoule toutes ses expériences
radicales et finit parfois par adopter une position réactionnaire
tout aussi sotte, ou plus probablement par ne plus faire preuve que
d’une vague apathie
Si tout radical devait être un Durruti, mieux vaudrait nous épargner
de la peine et nous consacrer à des projets plus réalistes.
En fait, être radical ne veut pas dire être le plus extrémiste.
Au sens originel, cela veut dire simplement aller à la racine.
Ce n’est pas parce que c’est le but le plus extrême
qu’on puisse imaginer qu’il faut lutter pour l’abolition
du capitalisme et de l’État, mais parce qu’il est
malheureusement devenu évident qu’il n’y a rien de
moins qui puisse faire l’affaire.
Il nous faut découvrir ce qui est à la fois nécessaire
et suffisant, chercher des projets que nous sommes vraiment capables
de réaliser et qui ont des vraies chances d’être
menés à bien. Tout ce qui va au-delà de ça,
c’est de la foutaise. Les tactiques radicales les plus anciennes,
et qui restent toujours parmi les plus efficaces — le débat,
la critique, le boycott, la grève, le sit-in, le conseil ouvrier
— sont devenues populaires parce qu’elles sont simples,
qu’elles comportent relativement peu de risque, qu’elles
sont applicables dans des situations très diverses, et qu’elles
sont assez flexibles pour ouvrir sur des possibilités plus intéressantes.
L’extrémisme simpliste cherche naturellement le repoussoir
le plus extrémiste. Si tous les problèmes peuvent être
attribués à une clique sinistre de “purs fascistes”,
toute le reste aura par contraste un petit air progressiste tout à
fait rassurant. En attendant, les véritables formes de domination
moderne, qui sont généralement plus subtiles, passent
inaperçues et ne rencontrent aucune opposition.
Se fixer d’une manière obsessionnelle sur les réactionnaires
ne fait que les renforcer, en les faisant apparaître plus puissants
et plus fascinants. “Peu importe si nos ennemis se moquent de
nous ou nous insultent, s’il nous qualifient de bouffons ou de
criminels, ce qui importe, c’est qu’ils parlent de nous,
qu’ils se préoccupent de nous”, disait Hitler. Reich
a observé que “conditionner les gens pour qu’ils
haïssent la police ne fait que renforcer l’autorité
de la police, en lui conférant un pouvoir mystique aux yeux des
pauvres et des faibles. Certes, on déteste l’homme fort,
mais on le craint, on l’envie et on lui obéit. Cette peur
et cette envie que ressentent ceux qui ne possèdent rien, voilà
un des facteurs du pouvoir de la réaction politique. Désarmer
les réactionnaires en montrant le caractère illusoire
de leur pouvoir, c’est l’une des tâches principales
de la lutte rationnelle pour la liberté.” (Les hommes
dans l’État).
Le principal inconvénient des compromis est d’ordre pratique
plus que moral: il est difficile d’attaquer quelque chose dans
lequel nous sommes nous-mêmes impliqués. Nous euphémisons
nos critiques de peur d’être nous-mêmes critiqués
à notre tour. Il devient plus difficile de concevoir de grandes
idées ou d’agir avec audace. Comme on l’a souvent
remarqué, une grande partie du peuple allemand a acquiescé
à l’oppression nazie parce qu’elle a commencé
assez graduellement et qu’elle était dirigée d’abord
principalement contre des minorités impopulaires (juifs, gitans,
communistes, homosexuels). De sorte que quand elle a commencé
à toucher la population dans son ensemble, celle-ci était
devenue incapable de s’y opposer.
Il est facile, rétrospectivement, de condamner ceux qui ont
capitulé face au fascisme ou au stalinisme, mais il est peu probable
que nous aurions fait mieux dans la même situation. Dans nos rêveries,
en nous imaginant comme des personnages de tragédie mis devant
un choix clair et net, nous imaginons qu’il nous serait facile
de prendre la décision juste. Mais les situations que nous rencontrons
effectivement sont généralement plus compliquées
et plus obscures. Et il n’est pas toujours facile de savoir où
fixer les limites.
Il s’agit d’abord de les fixer quelque part, de
cesser de s’inquiéter de la faute, du blâme ou de
l’autojustification, et de passer à l’offensive.
[ haut ]
AVANTAGES DE L'AUDACE
Un bon exemple de cet état d’esprit est celui des travailleurs
italiens qui se sont mis en grève sans avancer aucune revendication.
Ces grèves ne sont pas seulement plus intéressantes que
les négociations bureaucratiques syndicales habituelles, elles
peuvent aussi s’avérer plus efficaces: les patrons, ne
sachant pas quelles concessions seraient suffisantes, finissent souvent
par offrir beaucoup plus que les grévistes auraient osé
demander. Ceux-ci peuvent alors décider de la suite à
donner à leur mouvement, n’ayant pas consenti à
des compromis qui limiteraient leurs initiatives.
Une réaction défensive contre tel ou tel symptôme
social aboutit au mieux à une concession temporaire sur la question
particulière qui est en cause. L’agitation offensive qui
refuse de se limiter exerce une pression beaucoup plus importante. Se
trouvant confrontés à des mouvements généralisés
et imprévisibles, comme la contre-culture des années 60
ou la révolte de Mai 1968 — des mouvements qui mettent
tout en question, qui engendrent des contestations autonomes sur plusieurs
fronts, qui menacent de se répandre partout dans la société
et qui sont trop vastes pour être contrôlés par des
chefs récupérables —, les dirigeants s’empressent
d’améliorer leur image, de faire passer des réformes,
d’augmenter les salaires, de libérer des prisonniers, d’accorder
des amnisties, d’amorcer des pourparlers de paix ou d’autre
chose, et en somme de faire tout ce qui leur semble nécessaire
pour reprendre la situation en main. Ainsi, l’impossibilité
de freiner la contre-culture américaine qui se propageait au
coeur même de l’armée a probablement joué
un rôle aussi important que le mouvement anti-guerre explicite
pour imposer la fin de la guerre du Vietnam.
Le camp qui prend l’initiative détermine les conditions
de la lutte. Tant qu’il continue à innover, il conserve
le facteur surprise. “L’intrépidité constitue
une véritable force créatrice. (...) Chaque fois que l’intrépidité
rencontre la pusillanimité, les chances de succès sont
nécessairement de son côté, la pusillanimité
étant déjà elle-même une absence d’équilibre.
Ce n’est que lorsqu’elle se heurte à la prudence
réfléchie (...) qu’elle a le dessous.” (Clausewitz,
De la Guerre). Mais il est bien rare que la prudence réfléchie
se rencontre chez ceux qui dirigent cette société. La
plupart de ses processus de marchandisation, de spectacularisation et
de hiérarchisation sont aveugles et automatiques: les marchands,
les médias et les chefs ne font que suivre leur propre tendance
à gagner de l’argent, à attirer des spectateurs
ou à recruter des partisans.
La société spectaculaire est souvent victime de ses propres
falsifications. Comme chaque strate de la bureaucratie essaye de se
couvrir au moyen de statistiques mensongères, comme chaque “source
d’informations” surenchérit sur les autres avec des
nouvelles encore plus sensationnelles, et comme les États, les
ministères et les compagnies privées concurrentes lancent
leurs propres opérations de désinformation (se référer
aux chapitres 16 et 30 des Commentaires sur la société
du spectacle), il est difficile de comprendre ce qui arrive réellement,
même pour un dirigeant exceptionnel ayant une certaine lucidité.
Comme Debord l’a noté dans le même ouvrage, un État
qui refoule la connaissance historique ne peut plus être conduit
stratégiquement.
[ haut ]
AVANTAGES ET LIMITES DE LA NON-VIOLENCE
“Toute l’histoire du progrès
de la liberté humaine nous montre que toutes les concessions
faites à ses revendications sont dues à la lutte.
(...) S’il n’y a pas de lutte, il n’y a pas de
progrès. Ceux qui prétendent favoriser la liberté
mais qui désapprouvent l’agitation, ceux-là
veulent des récoltes sans labourer la terre. Ils veulent
la pluie sans le tonnerre ni la foudre. Ils veulent l’océan
sans son grondement épouvantable. La lutte peut être
morale, ou elle peut être physique, ou elle peut être
morale et physique à la fois; mais il faut une lutte. Le
pouvoir ne concède rien sans lutte. Il ne l’a jamais
fait et il ne le fera jamais.”
Quiconque connaît un peu l’histoire sait que les sociétés
ne changent pas sans rencontrer la résistance acharnée
et souvent féroce des hommes de pouvoir. Si nos ancêtres
n’avaient pas eu recours à la violence dans leur révolte,
la plupart de ceux qui maintenant la déplorent vertueusement
seraient toujours des serfs ou des esclaves.
Le fonctionnement ordinaire de cette société est bien
plus violent que n’importe quelle réaction à son
encontre pourra jamais l’être. Imaginez l’horreur
que susciterait un mouvement radical qui exécuterait 20 000 adversaires.
Au bas mot, c’est le nombre d’enfants que le système
actuel laisse mourir de faim chaque jour. Les hésitations
et les compromis laissent s’éterniser cette violence permanente,
entraînant finalement mille fois plus de souffrances que n’en
aurait occasionnées une seule révolution décisive.
Heureusement, une révolution moderne et véritablement
majoritaire n’aura pratiquement pas besoin de recourir à
la violence, sauf pour neutraliser les éléments de la
minorité dirigeante qui essayeraient éventuellement de
se maintenir au pouvoir par la force.
La violence n’est pas seulement indésirable en elle-même,
elle engendre aussi la panique, qui rend les gens plus manipulables,
et elle favorise l’organisation militariste, et donc hiérarchique.
La non-violence va avec une organisation plus ouverte et plus démocratique,
elle favorise le calme et la compassion, et elle tend à rompre
le cycle de la haine et de la vengeance.
Il s’agit de ne pas en faire un fétiche. La réponse
convenue: “Comment peut-on lutter pour la paix avec des méthodes
violentes?” n’est pas plus logique que celle qui consisterait
à dire à un homme qui se noie qu’il ne doit pas
toucher l’eau. S’efforçant de résoudre des
“malentendus” au moyen du dialogue, les pacifistes oublient
que certains problèmes ont leurs sources dans des véritables
conflits d’intérêts. Ils ont tendance à sous-estimer
la malveillance des ennemis, tout en exagérant leur propre culpabilité,
se réprimandant même pour leurs “sentiments violents”.
Leur pratique de “porter témoignage”, même
si elle a l’apparence d’une initiative personnelle, transforme
en fait l’activiste en un objet passif, “encore une autre
personne pour la paix” qui, comme un soldat, met son corps en
première ligne, tout en renonçant à la recherche
ou à l’expérimentation individuelles. Ceux qui veulent
en finir avec l’idée que la guerre est passionnante et
héroïque doivent dépasser une notion si craintive
et servile de la paix. En mettant en avant la survie comme objectif,
les militants pour la paix n’ont pas eu grand-chose à dire
à ceux qui sont fascinés par l’anéantissement
mondial précisément parce qu’ils en ont assez d’une
vie quotidienne réduite à la seule survie, qui voient
la guerre non pas comme une menace, mais plutôt comme la délivrance
d’une vie d’ennui et de petites anxiétés incessantes.
Comme ils pressentent que leur purisme ne tiendra pas à l’épreuve
des faits, les pacifistes, le plus souvent, restent volontairement dans
une ignorance voulue des luttes sociales d’hier et d’aujourd’hui.
Bien qu’ils soient souvent capables d’études très
sérieuses et d’une discipline personnelle stoïque
dans leurs pratiques spirituelles, ils semblent croire qu’une
connaissance historique et stratégique du niveau du Reader’s
Digest suffit à leurs velléités d’ “engagement
social”. Tout comme quelqu’un qui pense éliminer
les chutes en abolissant la loi de la pesanteur, ils trouvent plus simple
d’envisager une lutte morale permanente contre “l’avidité”,
“la haine”, “l’ignorance” ou “la
bigoterie”, que de contester les structures sociales qui engendrent
effectivement de tels maux. Ou bien, si l’on insiste, ils s’excusent
en se plaignant que la contestation radicale est un terrain bien stressant.
Elle l’est, effectivement, mais il est curieux d’entendre
une telle objection de la part de gens qui prétendent que leurs
pratiques spirituelles leur permettent de faire face aux problèmes
avec détachement et équanimité.
Il y a une scène charmante dans La Case de l’oncle
Tom : une famille de Quakers est en train d’aider des esclaves
qui s’enfuient vers le Canada. Un poursuivant survient. Un des
Quakers braque sur lui un fusil de chasse et dit: “Ami, on n’a
pas besoin de toi ici!” Selon moi c’est là précisément
le ton juste: être prêt à faire ce qu’il faut
dans une situation donnée, mais sans se laisser emporter ni par
la haine ni même par le mépris.
Il est normal de réagir contre les oppresseurs, mais ceux qui
se laissent emporter par leurs réactions risquent de s’asservir
moralement aussi bien que matériellement, en s’enchaînant
à leurs maîtres par des “liens de haine”. La
haine des patrons est en partie une projection de la haine de soi qu’on
éprouve à cause de toutes les humiliations et de toutes
les compromissions qu’on a acceptées. Sans se l’avouer,
on se rend compte que les patrons n’existent finalement que parce
que leurs serviteurs les tolèrent. Certes, la crasse tend à
monter vers le haut. Mais la plupart des hommes du pouvoir n’agissent
pas d’une manière très différente de ce que
ferait n’importe quelle autre personne qui se trouverait dans
la même position, avec les mêmes intérêts,
les mêmes tentations, les mêmes craintes.
Les représailles peuvent apprendre aux forces de l’ennemi
à vous respecter, mais elles risquent également de perpétuer
les antagonismes. La clémence gagne parfois des ennemis à
sa cause, mais dans d’autres cas elle ne fait que leur donner
l’occasion de reprendre des forces et de repasser à l’attaque.
Il n’est pas toujours facile de déterminer la meilleure
politique dans telle ou telle circonstance. Les gens qui ont souffert
sous des régimes spécialement brutaux veulent naturellement
la punition des coupables. Mais une vengeance trop cruelle fait penser
aux autres oppresseurs, présents ou à venir, qu’ils
feront aussi bien de combattre jusqu’à la mort puisqu’ils
n’ont rien à perdre.
Cependant, la plupart des gens, mêmes ceux qui ont été
les plus compromis avec le système, auront plutôt tendance
à suivre le vent. La meilleure manière de défendre
la révolution, ce n’est pas d’aller exhumer de vieilles
offenses ou de chercher à démasquer d’éventuelles
trahisons, c’est d’étendre la révolte, de
telle façon à ce que tout le monde soit attiré
par elle.
[ haut ]
1. La diffusion par l’Internationale
Situationniste d’un texte qui dénonçait un rassemblement
international de critiques d’art en Belgique fût exemplaire
à cet égard: “On fit tenir des exemplaires à
un grand nombre de critiques, par la poste ou par distribution directe.
On téléphona tout ou partie du texte à d’autres,
appelés nommément. Un groupe força l’entrée
de la Maison de la Presse, où les critiques étaient reçus,
pour lancer des tracts sur l’assistance. On en jeta davantage
sur la voie publique, des étages ou d’une voiture. (...)
Enfin toutes les dispositions furent prises pour ne laisser aux critiques
aucun risque d’ignorer ce texte” (Internationale Situationniste
n° 1). [ retour ]
2. “L’absence de mouvement
révolutionnaire en Europe a réduit la gauche à
sa plus simple expression: une masse de spectateurs qui pâment
chaque fois que les exploités des colonies prennent les armes
contre leurs maîtres, et ne peut s’empêcher d’y
voir le nec plus ultra de la Révolution. (...) Toujours
et partout où il y a conflit, c’est le bien qui combat
le mal, la “Révolution absolue” contre la “Réaction
absolue”. (...) La critique révolutionnaire, quant à
elle, commence par delà le bien et le mal; elle prend ses racines
dans l’histoire, et a pour terrain la totalité du monde
existant. Elle ne peut, en aucun cas, applaudir un État belligérant,
ni appuyer la bureaucratie d’un État exploiteur en formation.
(...) Il est évidemment impossible de chercher, aujourd’hui,
une solution révolutionnaire à la guerre du Vietnam.
Il s’agit avant tout de mettre fin à l’agression
américaine, pour laisser se développer, d’une façon
naturelle, la véritable lutte sociale du Vietnam, c’est-à-dire
permettre aux travailleurs vietnamiens de retrouver leurs ennemis de
l’intérieur: la bureaucratie du Nord et toutes les couches
possédantes et dirigeantes du Sud. Le retrait des Américains
signifie immédiatement la prise en main, par la direction stalinienne,
de tout le pays: c’est la solution inéluctable. (...) Il
ne s’agit donc pas de soutenir inconditionnellement (ou d’une
façon critique) le Vietcong, mais de lutter avec conséquence
et sans concessions contre l’impérialisme américain”
(Internationale Situationniste n° 11). [ retour
]
3. “Dans sa forme mystifiée,
la dialectique devint une mode en Allemagne, parce qu’elle semblait
glorifier l’état de choses existant. Dans sa forme rationnelle,
elle est un scandale et une abomination pour la société
bourgeoise et ses idéologues doctrinaires, parce que dans l’intelligence
positive des choses existantes elle inclut du même coup l’intelligence
de leur négation, de leur destruction nécessaire; parce
qu’elle saisit la fluidité de toute forme sociale qui s’est
développée historiquement, et ainsi prend en compte son
côté éphémère aussi bien que son existence
passagère; parce que rien ne peut lui en imposer, parce qu’elle
est dans son essence critique et révolutionnaire” (Marx,
Le Capital).
La rupture entre le marxisme et l’anarchisme les a estropié
tous les deux. Les anarchistes avaient raison de critiquer les tendances
autoritaires et étroitement économistes du marxisme, mais
ils l’ont fait généralement d’une manière
moraliste, a-historique et non dialectique, en posant des dualismes
absolus (Liberté contre Autorité, Individualisme contre
Collectivisme, Centralisation contre Décentralisation, etc.)
et en laissant à Marx et à quelques-uns des marxistes
les plus radicaux un quasi-monopole de l’analyse dialectique cohérente.
Ce sont les situationnistes qui ont finalement réconcilié
les aspects libertaires et dialectiques. Sur les mérites et les
défauts du marxisme et de l’anarchisme, voir les thèses
78-94 de La Société du Spectacle. [ retour
]
4. “Ce qui s’est fait
jour ce printemps-ci à Zurich, à travers la protestation
contre la fermeture d’un centre pour la jeunesse, s’est
répandu depuis lors à travers la Suisse, se nourrissant
de l’inquiétude d’une jeune génération
impatiente d’échapper à ce qu’elle tient pour
une société étouffante. ‘Nous ne voulons
pas d’un monde où la garantie de ne pas mourir de faim
se paye par le risque de mourir d’ennui’, proclament des
pancartes et des graffiti à Lausanne” (Christian Science
Monitor, 28 octobre 1980). Le slogan est tiré du Traité
de savoir-vivre à l’usage des jeunes générations
de Raoul Vaneigem. [ retour ]
5. On peut en trouver des exemples
désopilants dans The Official Politically Correct Dictionary
and Handbook de Henry Beard et Christopher Cerf (Villard, 1992).
Il est parfois difficile de savoir lesquels des termes de Correctelangue
présentés dans ce livre sont satiriques et lesquels ont
été proposés sérieusement ou même
adoptés et imposés officiellement. Le seul antidote contre
un tel délire est d’en rire à gorge déployée.
[ retour ]
notes des traducteurs
* IWW: Industrial Workers of the
World, syndicat anarchiste fondé aux États-Unis en 1905,
réputé pour ses pratiques d’action directe et pour
l’humour de ses chansons et de ses bandes dessinées. [
retour ]
** En 1974, pendant la “révolution
culturelle” en Chine, trois jeunes hommes ont écrit À
propos de la démocratie et de la légalité sous
le socialisme (édité en France sous le titre Chinois,
si vous saviez...), et l’ont “publié”
en une série de 77 affiches collées les unes à
côté des autres sur un mur de Canton. Le texte était
une critique radicale du système bureaucratique chinois, mais
parce qu’il utilisait la rhétorique en usage dans cette
période et qu’il comportait un certain nombre de citations
du président Mao, il est resté affiché pendant
un mois entier, les fonctionnaires locaux ne parvenant pas à
savoir s’il ne s’agissait pas d’une énième
attaque contre les “révisionnistes” télécommandée
par le gouvernement. Quand ce texte fut enfin condamné, les auteurs
en ont fait réimprimer et circuler de nombreux exemplaires en
prétendant qu’il fallait l’étudier de près
pour mieux comprendre ses nuances nocives. Et quand certains passages
furent qualifiés de “spécialement réactionnaires”,
ils ont fait remarquer qu’il s’agissait de citations exactes
de Mao Zedong. [ retour ]
*** Paul Goodman (1911-1972): Penseur
américain qui a largement influencé la Nouvelle Gauche
et la contre-culture des années 60. Esprit universel, il a traité
de littérature, de psychanalyse, de sociologie, d’education,
d’urbanisme, et a pratiqué un type de critique sociale
qu’on peut qualifier d’anarcho-réformiste. Voir le
recueil de ses essais, La Critique sociale (Atelier de Création
Libertaire), et Paul Goodman et la reconquête du présent
de Bernard Vincent (Seuil). [ retour
]
**** Dans le livre de Mark Twain,
Huck utilise le terme “nigger” (nègre) considéré
aujourd’hui comme très injurieux, pour parler de son copain,
l’esclave Jim, ce qui a justifié de nombreuses tentatives
pour faire censurer le livre. Le terme a été remplacé
successivement par toute une série d’autres termes plus
politiquement corrects, dont les derniers sont African-American
et person of color. [ retour
]
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