La Société du Spectacle
Chapitre VIII : La Négation et la Consommation dans la Culture
par Guy-Ernest Debord
« Nous vivrons assez pour voir une révolution
politique ? nous, les contemporains de ces Allemands ? Mon ami,
vous croyez ce que vous désirez... Lorsque je juge l'Allemagne
d'après son histoire présente, vous ne m'objecterez pas
que toute son histoire est falsifiée et que toute sa vie publique
actuelle ne représente pas l'état réel du peuple.
Lisez les journaux que vous voudrez, convainquez-vous que l'on ne cesse
pas - et vous me concéderez que la censure n'empêche personne
de cesser - de célébrer la liberté et le bonheur
national que nous possédons...»
Ruge
(Lettre à Marx, mars 1843)
180
La
culture est la sphère générale de la connaissance,
et des représentations du vécu, dans la société
historique divisée en classes ; ce qui revient à dire qu'elle
est ce pouvoir de généralisation existant à part,
comme division du travail intellectuel et travail intellectuel de la division.
La culture s'est détachée de l'unité de la société
du mythe, «lorsque le pouvoir d'unification disparaît de la
vie de l'homme et que les contraires perdent leur relation et leur interaction
vivantes et acquièrent l'autonomie...» (Différence
des systèmes de Fichte et de Schelling). En gagnant son indépendance,
la culture commence un mouvement impérialiste d'enrichissement,
qui est en même temps le déclin de son indépendance.
L'histoire qui crée l'autonomie relative de la culture, et les
illusions idéologiques sur cette autonomie, s'exprime aussi comme
histoire de la culture. Et toute l'histoire conquérante de la culture
peut être comprise comme l'histoire de la révélation
de son insuffisance, comme une marche vers son autosuppression. La culture
est le lieu de la recherche de l'unité perdue. Dans cette recherche
de l'unité, la culture comme sphère séparée
est obligée de se nier elle-même.
181
La
lutte de la tradition et de l'innovation, qui est le principe de développement
interne de la culture des sociétés historiques, ne peut
être poursuivie qu'à travers la victoire permanente de l'innovation.
L'innovation dans la culture n'est cependant portée par rien d'autre
que le mouvement historique total qui, en prenant conscience de sa totalité,
tend au dépassement de ses propres présuppositions culturelles,
et va vers la suppression de toute séparation.
182
L'essor
des connaissances de la société, qui contient la compréhension
de l'histoire comme le coeur de la culture, prend de lui-même une
connaissance sans retour, qui est exprimée par la destruction de
Dieu. Mais cette «condition première de toute critique»
est aussi bien l'obligation première d'une critique infinie. Là
où aucune règle de conduite ne peut plus se maintenir, chaque
résultat de la culture la fait avancer vers sa dissolution.
Comme la philosophie à l'instant où elle a gagné
sa propre autonomie, toute discipline devenue autonome doit s'effondrer,
d'abord en tant que prétention d'explication cohérente de
la totalité sociale, et finalement même en tant qu'instrumentation
parcellaire utilisable dans ses propres frontières. Le manque
de rationalité de la culture séparée est l'élément
qui la condamne à disparaître, car en elle la victoire du
rationnel est déjà présente comme exigence.
183
La
culture est issue de l'histoire qui a dissous le genre de vie du vieux
monde, mais en tant que la sphère séparée elle n'est
encore que l'intelligence et la communication sensible qui restent partielles
dans une société partiellement historique. Elle est
le sens d'un monde trop peu sensé.
184
La
fin de l'histoire de la culture se manifeste par deux côtés
opposés : le projet de son dépassement dans l'histoire totale,
et l'organisation de son maintien en tant qu'objet mort, dans la contemplation
spectaculaire. L'un de ces mouvements a lié son sort à la
critique sociale, et l'autre à la défense du pouvoir de
classe.
185
Chacun
des deux côtés de la fin de la culture existe d'une façon
unitaire, aussi bien dans tous les aspects des connaissances que dans
tous les aspects des représentations sensibles - dans ce qui était
l'art au sens le plus général. Dans le premier cas
s'opposent l'accumulation de connaissances fragmentaires qui deviennent
inutilisables, parce que l'approbation des conditions existantes
doit finalement renoncer à ses propres connaissances, et
la théorie de la praxis qui détient seule la vérité
de toutes en détenant seule le secret de leur usage. Dans le second
cas s'opposent l'autodestruction critique de l'ancien langage commun
de la société et sa recomposition artificielle dans le spectacle
marchand, la représentation illusoire du non-vécu.
186
En
perdant la communauté de la société du mythe, la
société doit perdre toutes les références
d'un langage réellement commun, jusqu'au moment où la scission
de la communauté inactive peut être surmontée par
l'accession à la réelle communauté historique. L'art,
qui fut ce langage commun de l'inaction sociale, dès qu'il se constitue
en art indépendant au sens moderne, émergeant de son premier
univers religieux, et devenant production individuelle d'oeuvres séparées,
connaît, comme cas particulier, le mouvement qui domine l'histoire
de l'ensemble de la culture séparée. Son affirmation indépendante
est le commencement de sa dissolution.
187
Le
fait que le langage de la communication s'est perdu, voilà ce qu'exprime
positivement le mouvement de décomposition moderne de tout
art, son anéantissement formel. Ce que ce mouvement exprime négativement,
c'est le fait qu'un langage commun doit être retrouvé - non
plus dans la conclusion unilatérale qui, pour l'art de la société
historique, arrivait toujours trop tard, parlant à d'autres
de ce qui a été vécu sans dialogue réel, et
admettant cette déficience de la vie -, mais qu'il doit être
retrouvé dans la praxis, qui rassemble en elle l'activité
directe et son langage. Il s'agit de posséder effectivement la
communauté du dialogue et le jeu avec le temps qui ont été
représentés par l'oeuvre poético-artistique.
188
Quand
l'art devenu indépendant représente son monde avec des couleurs
éclatantes, un moment de la vie a vieilli, et il ne se laisse pas
rajeunir avec des couleurs éclatantes. Il se laisse seulement évoquer
dans le souvenir. La grandeur de l'art ne commence à paraître
qu'à la retombée de la vie.
189
Le
temps historique qui envahit l'art s'est exprimé d'abord dans la
sphère même de l'art, à partir du baroque.
Le baroque est l'art d'un monde qui a perdu son centre : le dernier ordre
mythique reconnu par le moyen-âge, dans le cosmos et le gouvernement
terrestre - l'unité de la Chrétienté et le fantôme
d'un Empire - est tombé. L'art du changement doit porter en lui
le principe éphémère qu'il découvre le monde.
Il a choisi, dit Eugenio d'Ors, «la vie contre l'éternité».
Le théâtre et la fête, la fête théâtrale,
sont les moments dominants de la réalisation baroque, dans laquelle
toute expression artistique particulière ne prend son sens que
par sa référence au décor d'un lieu construit, à
une construction qui doit être pour elle-même le centre d'unification
; et ce centre est le passage, qui est inscrit comme un équilibre
menacé dans le désordre dynamique de tout. L'importance,
parfois excessive, acquise par le concept de baroque dans la discussion
esthétique contemporaine, traduit la prise de conscience de l'impossibilité
d'un classicisme artistique : les efforts en faveur d'un classicisme ou
néo-classicisme normatifs, depuis trois siècles, n'ont été
que de brèves constructions factices parlant le langage extérieur
de l'Etat, celui de la monarchie absolue ou de la bourgeoisie révolutionnaire
habillée à la romaine. Du romantisme au cubisme, c'est finalement
un art toujours plus individualisé de la négation, se renouvelant
perpétuellement jusqu'à l'émiettement et la négation
achevés de la sphère artistique, qui a suivi le cours général
du baroque. La disparition de l'art historique qui était lié
à la communication interne d'une élite, qui avait sa base
sociale semi-indépendante dans les conditions partiellement ludiques
encore vécues par les dernières aristocraties, traduit aussi
ce fait que le capitalisme connaît le premier pouvoir de classe
qui s'avoue dépouillé de toute qualité ontologique
: et dont la racine du pouvoir dans la simple gestion de l'économie
est également la perte de toute maîtrise humaine.
L'ensemble baroque, qui pour la création artistique est
lui-même une unité depuis longtemps perdue, se retrouve en
quelque manière dans la consommation actuelle de la totalité
du passé artistique. La connaissance et la reconnaissance historiques
de tout l'art du passé, rétrospectivement constitué
en art mondial, le relativisent en un désordre global qui constitue
à son tour un édifice baroque à un niveau plus élevé,
édifice dans lequel doivent se fondre la production même
d'un art baroque et toutes ses résurgences. Les arts de toutes
les civilisations et de toutes les époques, pour la première
fois, peuvent être tous connus et admis ensemble. C'est une «recollection
des souvenirs» de l'histoire de l'art qui, en devenant possible,
est aussi bien la fin du monde de l'art. C'est dans cette époque
des musées, quand aucune communication artistique ne peut plus
exister, que tous les moments anciens de l'art peuvent être également
admis, car aucun d'eux ne pâtit plus de la perte de ses conditions
de communication particulières, dans la perte présente des
conditions de communication en général.
190
L'art
à son époque de dissolution, en tant que mouvement négatif
qui poursuit le dépassement de l'art dans une société
historique où l'histoire n'est pas encore vécue, est à
la fois un art du changement et l'expression pure du changement impossible.
Plus son exigence est grandiose, plus sa véritable réalisation
est au-delà de lui. Cet art est forcément d'avant-garde,
et il n'est pas. Son avant-garde est sa disparition.
191
Le
dadaïsme et le surréalisme sont les deux courants qui marquèrent
la fin de l'art moderne. Ils sont, quoique seulement d'une manière
relativement consciente, contemporains du dernier grand assaut du mouvement
révolutionnaire prolétarien ; et l'échec de ce mouvement,
qui les laissait enfermés dans le champ artistique même dont
ils avaient proclamé la caducité, est la raison fondamentale
de leur immobilisation. Le dadaïsme et le surréalisme sont
à la fois liés et en opposition. Dans cette opposition qui
constitue aussi pour chacun la part la plus conséquente et radicale
de son apport, apparaît l'insuffisance interne de leur critique,
développée par l'un comme par l'autre d'un seul côté.
Le dadaïsme a voulu supprimer l'art sans le réaliser
; et le surréalisme a voulu réaliser l'art sans le supprimer.
La position critique élaborée depuis par les situationnistes
a montré que la suppression et la réalisation de l'art sont
les aspects inséparables d'un même dépassement
de l'art.
192
La
consommation spectaculaire qui conserve l'ancienne culture congelée,
y compris la répétition récupérée de
ses manifestations négatives, devient ouvertement dans son secteur
culturel ce qu'elle est implicitement dans sa totalité : la communication
de l'incommunicable. La destruction extrême du langage peut
s'y trouver platement reconnue comme une valeur positive officielle, car
il s'agit d'afficher une réconciliation avec l'état dominant
des choses, dans lequel toute communication est joyeusement proclamée
absente. La vérité critique de cette destruction en tant
que vie réelle de la poésie et de l'art modernes est évidemment
cachée, car le spectacle, qui a la fonction de faire oublier
l'histoire dans la culture, applique dans la pseudo-nouveauté
de ses moyens modernistes la stratégie même qui le constitue
en profondeur. Ainsi peut se donner pour nouvelle une école de
néo-littérature, qui simplement admet qu'elle contemple
l'écrit pour lui-même. Par ailleurs, à côté
de la simple proclamation de la beauté suffisante de la dissolution
du communicable, la tendance la plus moderne de la culture spectaculaire
- et la plus liée à la pratique répressive de l'organisation
générale de la société - cherche à
recomposer, par des «travaux d'ensemble», un milieu néo-artistique
complexe à partir des éléments décomposés
; notamment dans les recherches d'intégration des débris
artistiques ou d'hybrides esthético-techniques dans l'urbanisme.
Ceci est la traduction, sur le plan de la pseudo-culture spectaculaire,
de ce projet général du capitalisme développé
qui vise à ressaisir le travailleur parcellaire comme «personnalité
bien intégrée au groupe», tendance décrite par
les récents sociologues américains (Riesman, Whyte, etc.).
C'est partout le même projet d'une restructuration sans communauté.
193
La
culture devenue intégralement marchandise doit aussi devenir la
marchandise vedette de la société spectaculaire. Clark Kerr,
un des idéologues les plus avancés de cette tendance, a
calculé que le complexe processus de production, distribution et
consommation des connaissances, accapare déjà annuellement
29% du produit national aux Etats-Unis ; et il prévoit que la culture
doit tenir dans la seconde moitié de ce siècle le rôle
moteur dans le développement de l'économie, qui fut celui
de l'automobile dans sa première moitié, et des chemins
de fer dans la seconde moitié du siècle précédent.
194
L'ensemble
des connaissances qui continue de se développer actuellement comme
pensée du spectacle doit justifier une société sans
justifications, et se constituer en science générale de
la fausse conscience. Elle est entièrement conditionnée
par le fait qu'elle ne peut ni ne veut penser sa propre base matérielle
dans le système spectaculaire.
195
La
pensée de l'organisation sociale de l'apparence est elle-même
obscurcie par la sous-communication généralisée
qu'elle défend. Elle ne sait pas que le conflit est à l'origine
de toutes choses de son monde. Les spécialistes du pouvoir du spectacle,
pouvoir absolu à l'intérieur de son système du langage
sans réponse, sont corrompus absolument par leur expérience
du mépris confirmé par la connaissance de l'homme méprisable
qu'est réellement le spectateur.
196
Dans
la pensée spécialisée du système spectaculaire,
s'opère une nouvelle division des tâches, à mesure
que le perfectionnement même de ce système pose de nouveaux
problèmes : d'un côté la critique spectaculaire
du spectacle est entreprise par la sociologie moderne qui étudie
la séparation à l'aide des seuls instruments conceptuels
et matériels de la séparation ; de l'autre côté
l'apologie du spectacle se constitue en pensée de la non-pensée,
en oubli attitré de la pratique historique, dans les diverses
disciplines où s'enracine le structuralisme. Pourtant, le faux
désespoir de la critique non dialectique et le faux optimisme de
la pure publicité du système sont identiques en tant que
pensée soumise.
197
La
sociologie qui a commencé à mettre en discussion, d'abord
aux Etats-Unis, les conditions d'existence entraînées par
l'actuel développement, si elle a pu rapporter beaucoup de données
empiriques, ne connaît aucunement la vérité de son
propre objet, parce qu'elle ne trouve pas en lui-même la critique
qui lui est immanente. De sorte que la tendance sincèrement réformiste
de cette sociologie ne s'appuie que sur la morale, le bon sens, des appels
tout à fait dénués d'à propos à la
mesure, etc. Une telle manière de critiquer, parce qu'elle ne connaît
pas le négatif qui est au coeur de son monde, ne fait qu'insister
sur la description d'une sorte de surplus négatif qui lui paraît
déplorablement l'encombrer en surface, comme une prolifération
parasitaire irrationnelle. Cette bonne volonté indignée,
qui même en tant que telle ne parvient à blâmer que
les conséquences extérieures du système, se croit
critique en oubliant le caractère essentiellement apologétique
de ses présuppositions et de sa méthode.
198
Ceux
qui dénoncent l'absurdité ou les périls de l'incitation
au gaspillage dans la société de l'abondance économique,
ne savent pas à quoi sert le gaspillage. Ils condamnent avec ingratitude,
au nom de la rationalité économique, les bons gardiens irrationnels
sans lequel le pouvoir de cette rationalité économique s'écroulerait.
Et Boorstin par exemple, qui décrit dans l'Image la consommation
marchande du spectacle américain, n'atteint jamais le concept de
spectacle, parce qu'il croit pouvoir laisser en dehors de cette désastreuse
exagération de la vie privée, ou la notion d'«honnête
marchandise». Il ne comprend pas que la marchandise elle-même
a fait les lois dont l'application «honnête» doit donner
aussi bien la réalité distincte de la vie privée
que sa reconquête ultérieure par la consommation sociale
des images.
199
Boorstin
décrit les excès d'un monde qui nous est devenu étranger,
comme des excès étrangers à notre monde. Mais la
base «normale» de la vie sociale, à laquelle il se réfère
implicitement quand il qualifie le règne superficiel des images,
en termes de jugement psychologique et moral, comme le produit de «nos
extravagantes prétentions», n'a aucune réalité,
ni dans son livre, ni dans son époque. C'est parce que la vie humaine
réelle dont parle Boorstin est pour lui dans le passé, y
compris le passé de la résignation religieuse, qu'il ne
peut comprendre toute la profondeur d'une société de l'image.
La vérité de cette société n'est rien
d'autre que la négation de cette société.
200
La
sociologie qui croit pouvoir isoler de l'ensemble de la vie sociale une
rationalité industrielle fonctionnant à part, peut aller
jusqu'à isoler du mouvement industriel global les techniques de
reproduction et transmission. C'est ainsi que Boorstin trouve pour cause
des résultats qu'il dépeint la malheureuse rencontre, quasiment
fortuite, d'un trop grand appareil technique de diffusion des images et
d'une trop grande attirance des hommes de notre époque pour le
pseudo-sensationnel. Ainsi le spectacle serait dû au fait que l'homme
moderne serait trop spectateur. Boorstin ne comprend pas que la prolifération
des «pseudo-événements» préfabriqués,
qu'il dénonce, découle de ce simple fait que les hommes,
dans la réalité massive de la vie sociale actuelle, ne vivent
pas eux-mêmes des événements. C'est parce que l'histoire
elle-même hante la société moderne comme un spectre,
que l'on trouve de la pseudo-histoire construite à tous les niveaux
de la consommation de la vie, pour préserver l'équilibre
menacé de l'actuel temps gelé.
201
L'affirmation
de la stabilité définitive d'une courte période de
gel du temps historique est la base indéniable, inconsciemment
et consciemment proclamée, de l'actuelle tendance à une
systématisation structuraliste. Le point de vue où
se place la pensée anti-historique du structuralisme est celui
de l'éternelle présence d'un système qui n'a jamais
été créé et qui ne finira jamais. Le rêve
de la dictature d'une structure préalable inconsciente sur toute
praxis sociale a pu être abusivement tiré des modèles
de structures élaborés par la linguistique et l'ethnologie
(voire l'analyse du fonctionnement du capitalisme) modèles déjà
abusivement compris dans ces circonstances, simplement parce qu'une
pensée universitaire de cadres moyens, vite comblés,
pensée intégralement enfoncée dans l'éloge
émerveillé du système existant, ramène platement
toute réalité à l'existence du système.
202
Comme
dans toute science sociale historique, il faut toujours garder en vue,
pour la compréhension des catégories «structuralistes»
que les catégories expriment des formes d'existence et des conditions
d'existence. Tout comme on n'apprécie pas la valeur d'un homme
selon la conception qu'il a de lui-même, on ne peut apprécier
- et admirer - cette société déterminée en
prenant comme indiscutablement véridique le langage qu'elle se
parle à elle-même. «On ne peut apprécier de telles
époques de transformation selon la conscience qu'en a l'époque
; bien au contraire, on doit expliquer la conscience à l'aide des
contradictions de la vie matérielle....» La structure est
fille du pouvoir présent. Le structuralisme est la pensée
garantie par l'Etat, qui pense les conditions présentes de
la «communication» spectaculaire comme un absolu. Sa façon
d'étudier le code des messages en lui-même n'est que le produit,
et la reconnaissance, d'une société où la communication
existe sous forme d'une cascade de signaux hiérarchiques. De sorte
que ce n'est pas le structuralisme qui sert à prouver la validité
transhistorique de la société du spectacle ; c'est au contraire
la société du spectacle s'imposant comme réalité
massive qui sert à prouver le rêve froid du structuralisme.
203
Sans
doute, le concept critique de spectacle peut aussi être vulgarisé
en une quelconque formule creuse de la rhétorique sociologico-politique
pour expliquer et dénoncer abstraitement tout, et ainsi servir
à la défense du système spectaculaire. Car il est
évident qu'aucune idée ne peut mener au delà du spectacle
existant, mais seulement au delà des idées existantes sur
le spectacle. Pour détruire effectivement la société
du spectacle, il faut des hommes mettant en action une force pratique.
La théorie critique du spectacle n'est vraie qu'en s'unifiant au
courant pratique de la négation dans la société,
et cette négation, la reprise de la lutte de classe révolutionnaire,
deviendra consciente d'elle-même en développant la critique
du spectacle, qui est la théorie de ses conditions réelles,
des conditions pratiques de l'oppression actuelle, et dévoile inversement
le secret de ce qu'elle peut être. Cette théorie n'attend
pas de miracle de la classe ouvrière. Elle envisage la nouvelle
formulation et la réalisation des exigences prolétariennes
comme une tâche de longue haleine. Pour distinguer artificiellement
lutte théorique et lutte pratique - car sur la base ici définie,
la constitution même et la communication d'une telle théorie
ne peut déjà pas se concevoir sans une pratique rigoureuse
-, il est sûr que le cheminement obscur et difficile de la théorie
critique devra être aussi le lot du mouvement pratique agissant
à l'échelle de la société.
204
La
théorie critique doit se communiquer dans son propre langage.
C'est le langage de la contradiction, qui doit être dialectique
dans sa forme comme il l'est dans son contenu. Il est critique de la totalité
et critique historique. Il n'est pas un «degré zéro
de l'écriture» mais son renversement. Il n'est pas une négation
du style, mais le style de la négation.
205
Dans
son style même, l'exposé de la théorie dialectique
est un scandale, et une abomination selon les règles du langage
dominant, et pour le goût qu'elles ont éduqué, parce
que dans l'emploi positif des concepts existants, il inclut du même
coup l'intelligence de leur fluidité retrouvée, de
leur destruction nécessaire.
206
Ce
style qui contient sa propre critique doit exprimer la domination de la
critique présente sur tout son passé. Par lui le
mode d'exposition de la théorie dialectique témoigne de
l'esprit négatif qui est en elle. «La vérité
n'est pas comme le produit dans lequel on ne trouve plus de trace de l'outil.»
(Hegel). Cette conscience théorique du mouvement, dans laquelle
la trace même du mouvement doit être présente, se manifeste
par le renversement des relations établies entre les concepts
et par le détournement de toutes les acquisitions de la
critique antérieure. Le renversement du génitif est cette
expression des révolutions historiques, consignée dans la
forme de la pensée, qui a été considérée
comme le style épigrammatique de Hegel. Le jeune Marx préconisant,
d'après l'usage systématique qu'en avait fait Feuerbach,
le remplacement du sujet par le prédicat, a atteint l'emploi le
plus conséquent de ce style insurrectionnel qui, de la philosophie
de la misère, tire la misère de la philosophie. Le détournement
ramène à la subversion les conclusions critiques passées
qui ont été figées en vérités respectables,
c'est-à-dire transformées en mensonges. Kierkegaard déjà
en fait délibérément usage, en lui adjoignant lui-même
sa dénonciation : «Mais nonobstant les tours et détours,
comme la confiture rejoint toujours le garde-manger, tu finis toujours
par y glisser un petit mot qui n'est pas de toi et qui trouble par le
souvenir qu'il réveille.» (Miettes philosophiques)
C'est l'obligation de la distance envers ce qui a été
falsifié en vérité officielle qui détermine
cet emploi du détournement, avoué ainsi par Kierkegaard,
dans le même livre : «Une seule remarque encore à propos
de tes nombreuses allusions visant toutes au grief que je mêle à
mes dires des propos empruntés. Je ne le nie pas ici et je ne cacherai
pas non plus que c'était volontaire et que dans une nouvelle suite
à cette brochure, si jamais je l'écris, j'ai l'intention
de nommer l'objet de son vrai nom et de revêtir le problème
d'un costume historique.»
207
Les
idées s'améliorent. Le sens des mots y participe. Le plagiat
est nécessaire. Le progrès l'implique. Il serre de près
la phrase d'un auteur, se sert de ses expressions, efface une idée
fausse, la remplace par l'idée juste.
208
Le
détournement est le contraire de la citation, de l'autorité
théorique toujours falsifiée du seul fait qu'elle est devenue
citation ; fragment arraché à son contexte, à son
mouvement, et finalement à son époque comme référence
globale et à l'option précise qu'elle était à
l'intérieur de cette référence, exactement reconnue
ou erronée. Le détournement est le langage fluide de l'anti-idéologie.
Il apparaît dans la communication qui sait qu'elle ne peut prétendre
détenir aucune garantie en elle-même et définitivement.
Il est, au point le plus haut, le langage qu'aucune référence
ancienne et supra-critique ne peut confirmer. C'est au contraire sa propre
cohérence, en lui-même et avec les faits praticables, qui
peut confirmer l'ancien noyau de vérité qu'il ramène.
Le détournement n'a fondé sa cause sur rien d'extérieur
à sa propre vérité comme critique présente.
209
Ce
qui, dans la formulation théorique, se présente ouvertement
comme détourné, en démentant toute autonomie
durable de la sphère du théorique exprimé, en y faisant
intervenir par cette violence l'action qui dérange et emporte
tout ordre existant, rappelle que cette existence du théorique
n'est rien en elle-même, et n'a à se connaître qu'avec
l'action historique, et la correction historique qui est sa véritable
fidélité.
210
La
négation réelle de la culture est seule à en conserver
le sens. Elle ne peut plus être culturelle. De la sorte elle
est ce qui reste, de quelque manière, au niveau de la culture,
quoique dans une acception toute différente.
211
Dans
le langage de la contradiction, la critique de la culture se présente
unifiée : en tant qu'elle domine le tout de la culture -
sa connaissance comme poésie -, et en tant qu'elle ne se sépare
plus de la critique de la totalité sociale. C'est cette critique
théorique unifiée qui va seule à la rencontre
de la pratique sociale unifiée.