La Société du Spectacle
Chapitre VII : L'Aménagement du Territoire
par Guy-Ernest Debord
« Et qui devient Seigneur d'une cité accoutumée
à vivre libre et ne la détruit point, qu'il s'attende d'être
détruit par elle, parce qu'elle a toujours pour refuge en ses rébellions
le nom de la liberté et ses vieilles coutumes, lesquelles ni par
la longueur du temps ni pour aucun bienfait ne s'oublieront jamais. Et
pour chose qu'on y fasse ou qu'on y pourvoie, si ce n'est d'en chasser
ou d'en disperser les habitants, ils n'oublieront point ce nom ni ces
coutumes....»
Machiavel
(Le Prince)
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La
production capitaliste a unifié l'espace, qui n'est plus limité
par des sociétés extérieures. Cette unification est
en même temps un processus extensif et intensif de banalisation.
L'accumulation des marchandises produites en série pour l'espace
abstrait du marché, de même qu'elle devait briser toutes
les barrières régionales et légales, et toutes les
restrictions corporatives du moyen âge qui maintenaient la qualité
de la production artisanale, devait aussi dissoudre l'autonomie et la
qualité des lieux. Cette puissance d'homogénéisation
est la grosse artillerie qui a fait tomber toutes les murailles de Chine.
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C'est
pour devenir toujours plus identique à lui-même, pour se
rapprocher au mieux de la monotonie immobile, que l'espace libre de
la marchandise est désormais à tout instant modifié
et reconstruit.
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Cette
société qui supprime la distance géographique recueille
intérieurement la distance, en tant que séparation spectaculaire.
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Sous-produit
de la circulation des marchandises, la circulation humaine considérée
comme une consommation, le tourisme, se ramène fondamentalement
au loisir d'aller voir ce qui est devenu banal. L'aménagement économique
de la fréquentation de lieux différents est déjà
par lui-même la garantie de leur équivalence. La même
modernisation qui a retiré du voyage le temps, lui a aussi retiré
la réalité de l'espace.
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La
société qui modèle tout son entourage a édifié
sa technique spéciale pour travailler la base concrète de
cet ensemble de tâches : son territoire même. L'urbanisme
est cette prise de possession de l'environnement naturel et humain par
le capitalisme qui, se développant logiquement en domination absolue,
peut et doit maintenant refaire la totalité de l'espace comme son
propre décor.
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La
nécessité capitaliste satisfaite dans l'urbanisme, en tant
que glaciation visible de la vie, peut s'exprimer - en employant des termes
hégéliens - comme la prédominance absolue de «la
paisible coexistence de l'espace» sur «l'inquiet devenir dans
la succession du temps».
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Si
toutes les forces techniques de l'économie capitaliste doivent
être comprises comme opérant des séparations, dans
le cas de l'urbanisme on a affaire à l'équipement de leur
base générale, au traitement du sol qui convient à
leur déploiement ; à la technique même de la séparation.
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L'urbanisme
est l'accomplissement moderne de la tâche ininterrompue qui sauvegarde
le pouvoir de classe : le maintien de l'atomisation des travailleurs que
les conditions urbaines de production avaient dangereusement rassemblés.
La lutte constante qui a dû être menée contre tous
les aspects de cette possibilité de rencontre trouve dans l'urbanisme
son champ privilégié. L'effort de tous les pouvoirs établis,
depuis les expériences de la Révolution française,
pour accroître les moyens de maintenir l'ordre dans la rue, culmine
finalement dans la suppression de la rue. «Avec les moyens de communication
de masse sur de grandes distances, l'isolement de la population s'est
avéré un moyen de contrôle beaucoup plus efficace»,
constate Lewis Mumford dans La Cité à travers l'histoire.
Mais le mouvement général de l'isolement, qui est la réalité
de l'urbanisme, doit aussi contenir une réintégration contrôlée
des travailleurs, selon les nécessités planifiables de la
production et de la consommation. L'intégration au système
doit ressaisir les individus en tant qu'individus isolés ensemble
: les usines comme les maisons de la culture, les villages de vacances
comme les «grands ensembles», sont spécialement organisés
pour les fins de cette pseudo-collectivité qui accompagne aussi
l'individu isolé dans la cellule familiale : l'emploi généralisé
des récepteurs du message spectaculaire fait que son isolement
se retrouve peuplé des images dominantes, images qui par cet isolement
seulement acquièrent leur pleine puissance.
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Pour
la première fois une architecture nouvelle, qui à chaque
époque antérieure était réservée à
la satisfaction des classes dominantes, se trouve directement destinée
aux pauvres. La misère formelle et l'extension gigantesque
de cette nouvelle expérience d'habitat proviennent ensemble de
son caractère de masse, qui est impliquée à
la fois par sa destination et par les conditions modernes de construction.
La décision autoritaire, qui aménage abstraitement
le territoire en territoire de l'abstraction, est évidemment au
centre de ces conditions modernes de construction. La même architecture
apparaît partout où commence l'industrialisation des pays
à cet égard arriérés, comme terrain adéquat
au nouveau genre d'existence sociale qu'il s'agit d'y implanter. Aussi
nettement que dans les questions de l'armement thermonucléaire
ou de la natalité - ceci atteignant déjà la possibilité
d'une manipulation de l'hérédité - le seuil franchi
dans la croissance du pouvoir matériel de la société,
et le retard de la domination consciente de ce pouvoir, sont étalés
dans l'urbanisme.
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Le
moment présent est déjà celui de l'autodestruction
du milieu urbain. L'éclatement des villes sur les campagnes recouvertes
de «masses informes de résidus urbains» (Lewis Mumford)
est, d'une façon immédiate, présidé par les
impératifs de la consommation. La dictature de l'automobile, produit-pilote
de la première phase de l'abondance marchande, s'est inscrite dans
le terrain avec la domination de l'autoroute, qui disloque les centres
anciens et commande une dispersion toujours plus poussée. En même
temps, les moments de réorganisation inachevée du tissu
urbain se polarisent passagèrement autour des «usines de distribution»
que sont les supermarkets géants édifiés sur
terrain nu, sur un socle de parking ; et ces temples de la consommation
précipitée sont eux-mêmes en fuite dans le mouvement
centrifuge, qui les repousse à mesure qu'ils deviennent à
leur tour des centres secondaires surchargés, parce qu'ils ont
amené une recomposition partielle de l'agglomération. Mais
l'organisation technique de la consommation n'est qu'au premier plan de
la dissolution générale qui a conduit ainsi la ville à
se consommer elle-même.
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L'histoire
économique, qui s'est tout entière développée
autour de l'opposition ville-campagne, est parvenue à un stade
de succès qui annule à la fois les deux termes. La paralysie
actuelle du développement historique total, au profit de la seule
poursuite du mouvement indépendant de l'économie, fait du
moment où commencent à disparaître la ville et la
campagne, non le dépassement de leur scission, mais leur
effondrement simultané. L'usure réciproque de la ville et
de la campagne, produit de la défaillance du mouvement historique
par lequel la réalité urbaine existante devrait être
surmontée, apparaît dans ce mélange éclectique
de leurs éléments décomposés, qui recouvre
les zones les plus avancées de l'industrialisation.
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L'histoire
universelle est née dans les villes, et elle est devenue majeure
au moment de la victoire décisive de la ville sur la campagne.
Marx considère comme un des plus grands mérites révolutionnaires
de la bourgeoisie ce fait qu'«elle a soumis la campagne à
la ville», dont l'air émancipe. Mais si l'histoire
de la ville est l'histoire de la liberté, elle a été
aussi celle de la tyrannie, de l'administration étatique qui contrôle
la campagne et la ville même. La ville n'a pu être encore
que le terrain de lutte de la liberté historique, et non sa possession.
La ville est le milieu de l'histoire parce qu'elle est à
la fois concentration du pouvoir social, qui rend possible l'entreprise
historique, et conscience du passé. La tendance présente
à la liquidation de la ville ne fait donc qu'exprimer d'une autre
manière le retard d'une subordination de l'économie à
la conscience historique, d'une unification de la société
ressaisissant les pouvoirs qui se sont détachés d'elle.
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«La
campagne montre justement le fait contraire, l'isolement et la séparation»
(Idéologie allemande). L'urbanisation qui détruit
les villes reconstitue une pseudo-campagne, dans laquelle se sont
perdus aussi bien les rapports naturels de la campagne ancienne que les
rapports sociaux directs et directement mis en question de la ville historique.
C'est une nouvelle paysannerie factice qui s'est recréée
par les conditions d'habitat et de contrôle spectaculaire dans l'actuel
«territoire aménagé» : l'éparpillement
dans l'espace et la mentalité bornée, qui ont toujours empêché
la paysannerie d'entreprendre une action indépendante et de s'affirmer
comme puissance historique créatrice, redeviennent la caractérisation
des producteurs - le mouvement d'un monde qu'ils fabriquent eux-mêmes
restant aussi complètement hors de leur portée que l'était
le rythme naturel des travaux pour la société agraire. Mais
quand cette paysannerie, qui fût l'inébranlable base du «despotisme
oriental», et dont l'émiettement même appelait la centralisation
bureaucratique, reparaît comme produit des conditions d'accroissement
de la bureaucratisation étatique moderne, son apathie a
dû être maintenant historiquement fabriquée
et entretenue ; l'ignorance naturelle a fait place au spectacle organisé
de l'erreur. Les «villes nouvelles» de la pseudo-paysannerie
technologique inscrivent clairement dans le terrain la rupture avec le
temps historique sur lequel elles sont bâties ; leur devise peut
être : «Ici même, il n'arrivera jamais rien, et rien
n'y est jamais arrivé.» C'est bien évidemment parce
que l'histoire qu'il faut délivrer dans les villes n'y a pas été
encore délivrée, que les forces de l'absence historique
commencent à composer leur propre paysage exclusif.
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L'histoire
qui menace ce monde crépusculaire est aussi la force qui peut soumettre
l'espace au temps vécu. La révolution prolétarienne
est cette critique de la géographie humaine à travers
laquelle les individus et les communautés ont à construire
les sites et les événements correspondant à l'appropriation,
non plus seulement de leur travail, mais de leur histoire totale. Dans
cet espace mouvant du jeu, l'autonomie du lieu peut se retrouver, sans
réintroduire un attachement exclusif au sol, et par là ramener
la réalité du voyage, et de la vie comprise comme un voyage
ayant en lui-même tout son sens.
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La
plus grande idée révolutionnaire à propos de l'urbanisation
n'est pas elle-même urbanistique, technologique ou esthétique.
C'est la décision de reconstruire intégralement le territoire
selon les besoins du pouvoir des Conseils de travailleurs, de la dictature
anti-étatique du prolétariat, du dialogue exécutoire.
Et le pouvoir des Conseils, qui ne peut être effectif qu'en transformant
la totalité des conditions existantes, ne pourra s'assigner une
moindre tâche s'il veut être reconnu et se reconnaître
lui-même dans son monde.