La Société du Spectacle
Chapitre II : la Marchandise comme Spectacle
par Guy-Ernest Debord
«Car ce n'est que comme catégorie universelle
de l'être social total que la marchandise peut être comprise
dans son essence authentique. Ce n'est que dans ce contexte que la réification
surgie du rapport marchand acquiert une signification décisive,
tant pour l'évolution objective de la société que
pour l'attitude des hommes à son égard, pour la soumission
de leur conscience aux formes dans lesquelles cette réification
s'exprime... Cette soumission s'accroît encore du fait que plus
la rationalisation et la mécanisation du processus de travail augmentent,
plus l'activité du travailleur perd son caractère d'activité
pour devenir une attitude contemplative »
Lukàcs
(Histoire et conscience de classe)
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A
ce mouvement essentiel du spectacle, qui consiste à reprendre en
lui tout ce qui existait dans l'activité humaine à l'état
fluide, pour le posséder à l'état coagulé,
en tant que choses qui sont devenues la valeur exclusive par leur formulation
en négatif de la valeur vécue, nous reconnaissons notre
vieille ennemie qui sait si bien paraître au premier coup d'oeil
quelque chose de trivial et se comprenant de soi-même, alors qu'elle
est au contraire si complexe et si pleine de subtilités métaphysiques,
la marchandise.
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C'est
le principe du fétichisme de la marchandise, la domination de la
société par « des choses suprasensibles bien que sensibles
», qui s'accomplit absolument dans le spectacle, où le mode
sensible se trouve remplacé par une sélection d'images qui
existe au-dessus de lui, et qui en même temps s'est fait reconaître
comme le sensible par excellence.
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Le
monde à la fois présent et absent que le spectacle fait
voir au monde de la marchandise dominant tout ce qui est vécu.
Et le monde de la marchandise est ainsi montré comme il est,
car son mouvement est identique à l'éloignement des
hommes entre eux et vis-à-vis de leur produit global.
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La
perte de la qualité, si évidente à tous les niveaux
du langage spectaculaire, des objets qu'il loue et des conduites qu'il
règle, ne fait que traduire les caractères fondamentaux
de la production réelle qui écarte la réalité
: la forme-marchandise est de part en part l'égalité à
soi-même, la catégorie du quantitatif. C'est le quantitatif
qu'elle développe, et elle ne peut se développer qu'en lui.
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Ce
développement qui exclut le qualitatif est lui-même soumis,
en tant que développement, au passage qualitatif : le spectacle
signifie qu'il a franchi le seuil de sa propre abondance ; ceci
n'est encore vrai localement que sur quelques points, mais déjà
vrai à l'échelle universelle qui est la référence
originelle de la marchandise, référence que son mouvement
pratique, rassemblant la Terre comme marché mondial, a vérifié.
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Le
développement des forces productives a été l'histoire
réelle inconsciente qui a construit et modifié les conditions
d'existence des groupes humains en tant que condition de survie, et élargissement
de ces conditions : la base économique de toutes leurs entreprises.
Le secteur de la marchandise a été, à l'intérieur
d'une économie naturelle, la constitution d'un surplus de la survie.
La production des marchandises, qui implique l'échange de produits
variés entre des producteurs indépendants, a pu rester longtemps
artisanale, contenue dans une fonction économique marginale où
sa vérité quantitative est encore masquée. Cependant,
là où elle a rencontré les conditions sociales du
grand commerce et de l'accumulation des capitaux, elle a saisi la domination
totale de l'économie. L'économie tout entière est
alors devenue ce que la marchandise s'était montrée être
au cours de cette conquête : un processus de développement
quantitatif. Ce déploiement incessant de la puissance économique
sous la forme de la marchandise, qui a transfiguré le travail humain
en travail-marchandise, en salariat, aboutit cumulativement à
une abondance dans laquelle la question première de la survie est
sans doute résolue, mais d'une manière telle qu'elle doit
se retrouver toujours : elle est chaque fois posée de nouveau à
un degré supérieur. La croissance économique libère
les sociétés de la pression naturelle qui exigeait leur
lutte immédiate pour la survie, mais alors c'est de leur libérateur
qu'elles ne sont pas libérées. L'indépendance
de la marchandise s'est étendue à l'ensemble de l'économie
sur laquelle elle règne. L'économie transforme le monde,
mais le transforme seulement en monde de l'économie. La pseudo-nature
dans laquelle le travail humain s'est aliéné exige de poursuivre
à l'infini son service, et ce service, n'étant jugé
et absous que par lui-même, en fait obtient la totalité des
efforts et des projets socialement licites, comme ses serviteurs. L'abondance
des marchandises, c'est à dire du rapport marchand, ne peut être
plus que la survie augmentée.
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La
domination de la marchandise s'est d'abord exercée d'une manière
occulte sur l'économie, qui elle-même, en tant que base matérielle
de la vie sociale, restait inaperçue et incomprise, comme le familier
qui n'est pas pour autant connu. Dans une société où
la marchandise concrète reste rare ou minoritaire, c'est la domination
apparente de l'argent qui se présente comme l'émissaire
muni des pleins pouvoirs qui parle au nom d'une puissance inconnue. Avec
la révolution industrielle, la division manufacturière du
travail et de la production massive pour le marché mondial, la
marchandise apparaît effectivement, comme une puissance qui vient
réellement occuper la vie sociale. C'est alors que se constitue
l'économie politique, comme science dominante et comme science
de la domination.
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Le
spectacle est le moment où la marchandise est parvenue à
l'occupation totale de la vie sociale. Non seulement le rapport
à la marchandise est visible, mais on ne voit plus que lui : le
monde que l'on voit est son monde. La production économique moderne
étend sa dictature extensivement et intensivement. Dans les lieux
les moins industrialisés, son règne est déjà
présent avec quelques marchandises-vedettes et en tant que domination
impérialiste par les zones qui sont en tête dans le développement
de la productivité. Dans ces zones avancées, l'espace social
est envahi par une superposition continue de couches géologiques
de marchandises. A ce point de la « deuxième révolution
industrielle », la consommation aliénée devient pour
les masses un devoir supplémentaire à la production aliénée.
C'est tout le travail vendu d'une société qui devient
globalement la marchandise totale dont le cycle doit se poursuivre.
Pour ce faire, il faut que cette marchandise totale revienne fragmentairement
à l'individu fragmentaire, absolument séparé des
forces productives opérant comme un ensemble. C'est donc ici que
la science spécialisée de la domination doit se spécialiser
à son tour : elle s'émiette en sociologie, psychotechnique,
cybernétique, sémiologie, etc., veillant à l'autorégulation
de tous les niveaux du processus.
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Alors
que dans la phase primitive de l'accumulation capitaliste « l'économie
politique ne voit dans le prolétaire que l'ouvrier
», qui doit recevoir le minimum indispensable pour la conservation
de sa force de travail, sans jamais le considérer « dans ses
loisirs, dans son humanité », cette position des idées
de la classe dominante se renverse aussitôt que le degré
d'abondance atteint dans la production des marchandises exige un surplus
de collaboration de l'ouvrier. Cet ouvrier soudain lavé du mépris
total qui lui est clairement signifié par toutes les modalités
d'organisation et surveillance de la production, se retrouve chaque jour
en dehors de celle-ci apparemment traité comme un grande personne,
avec une politesse empressée, sous le déguisement du consommateur.
Alors, l'humanisme de la marchandise prend en charge « les
loisirs et l'humanité » du travailleur, tout simplement parce
que l'économie politique peut et doit maintenant dominer ces sphères
en tant qu'économie politique. Ainsi « le reniement
achevé de l'homme » a pris en charge la totalité de
l'existence humaine.
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Le
spectacle est une guerre de l'opium permanente pour faire accepter l'identification
des biens aux marchandises ; et de la satisfaction à la survie
augmentant selon ses propres lois. Mais si la survie consommable est quelque
chose qui doit augmenter toujours, c'est parce qu'elle ne cesse de contenir
la privation. S'il n'y a aucun au-delà de la survie augmentée,
aucun point où elle pourrait cesser sa croissance, c'est parce
qu'elle n'est pas elle-même au delà de la privation, mais
qu'elle est la privation devenue plus riche.
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Avec
l'automation, qui est à la fois le secteur le plus avancé
de l'industrie moderne, et le modèle où se résume
parfaitement sa pratique, il faut que le monde de la marchandise surmonte
cette contradiction : l'instrumentation technique qui supprime objectivement
le travail doit en même temps conserver le travail comme marchandise,
et seul lieu de naissance de la marchandise. Pour que l'automation, ou
toute autre forme moins extrême de l'accroissement de la productivité
du travail, ne diminue pas effectivement le temps de travail social nécessaire
à l'échelle de la société, il est nécessaire
de créer de nouveaux emplois. Le secteur tertiaire, les services,
sont l'immense étirement des lignes d'étapes de l'armée
de la distribution et de l'éloge des marchandises actuelles ; mobilisation
des forces supplétives qui rencontre opportunément, dans
la facticité même des besoins relatifs à de telles
marchandises, la nécessité d'une telle organisation de l'arrière-travail.
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La
valeur d'échange n'a pu se former qu'en tant qu'agent de la valeur
d'usage, mais sa victoire par ses propres armes a créé les
conditions de sa domination autonome. Mobilisant tout usage humain et
saisissant le monopole de sa satisfaction, elle a fini par diriger
l'usage. Le processus de l'échange s'est identifié à
tout usage possible, et l'a réduit à sa merci. La valeur
d'échange est le condottiere de la valeur d'usage, qui finit par
mener la guerre pour son propre compte.
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Cette
constante de l'économie capitaliste qui est la baisse tendancielle
de la valeur d'usage développe une nouvelle forme de privation
à l'intérieur de la survie augmentée, laquelle n'est
pas davantage affranchie de l'ancienne pénurie puisqu'elle exige
la participation de la grande majorité des hommes, comme travailleurs
salariés, à la poursuite infinie de son effort ; et que
chacun sait qu'il lui faut se soumettre ou mourir. C'est la réalité
de ce chantage, le fait que l'usage sous sa forme la plus pauvre (manger,
habiter) n'existe plus qu'emprisonné dans la richesse illusoire
de la survie augmentée, qui est la base réelle de l'acceptation
de l'illusion en général dans la consommation des marchandises
modernes. Le consommateur réel devient consommateur d'illusions.
La marchandise est cette illusion effectivement réelle, et le spectacle
sa manifestation générale.
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La
valeur d'usage qui était implicitement comprise dans la valeur
d'échange doit être maintenant explicitement proclamée,
dans la réalité inversée du spectacle, justement
parce que sa réalité effective est rongée par l'économie
marchande surdéveloppée : et qu'une pseudo-justification
devient nécessaire à la fausse vie.
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Le
spectacle est l'autre face de l'argent : l'équivalent général
abstrait de toutes les marchandises. Mais si l'argent a dominé
la société en tant que représentation de l'équivalence
centrale, c'est-à-dire du caractère échangeable des
biens multiples dont l'usage restait incomparable, le spectacle est son
complément moderne développé où la totalité
du monde marchand apparaît en bloc, comme une équivalence
générale à ce que l'ensemble de la société
peut être et faire. Le spectacle est l'argent que l'on regarde
seulement, car en lui déjà c'est la totalité
de l'usage qui s'est échangée contre la totalité
de la représentation abstraite. Le spectacle n'est pas seulement
le serviteur du pseudo-usage, il est déjà en lui-même
le pseudo-usage de la vie.
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Le
résultat concentré du travail social, au moment de l'abondance
économique, devient apparent et soumet toute réalité
à l'apparence, qui est maintenant son produit. Le capital n'est
plus le centre invisible qui dirige le mode de production : son accumulation
l'étale jusqu'à la périphérie sous formes
d'objets sensibles. Toute l'étendue de la société
est son portrait.
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La
victoire de l'économie autonome doit être en même temps
sa perte. Les forces qu'elle a déchaînées suppriment
la nécessité économique qui a été
la base immuable des sociétés anciennes. Quand elle la remplace
par la nécessité du développement économique
infini, elle ne peut que remplacer la satisfaction des premiers besoins
humains sommairement reconnus, par une fabrication ininterrompue de pseudo-besoins
qui se ramènent au seul pseudo-besoin du maintien de son règne.
Mais l'économie autonome se sépare à jamais du besoin
profond dans la mesure même où elle sort de l'inconscient
social qui dépendait d'elle sans le savoir. « Tout ce
qui est conscient s'use. Ce qui est inconscient reste inaltérable.
Mais une fois délivré, ne tombe-t-il pas en ruines à
son tour?» (Freud)
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Au
moment où la société découvre qu'elle dépend
de l'économie, l'économie, en fait, dépend d'elle.
Cette puissance souterraine, qui a grandi jusqu'à paraître
souverainement, a aussi perdu sa puissance. Là où était
le ça économique doit venir le je. Le sujet
ne peut émerger que de la société, c'est à
dire de la lutte qui est en elle-même. Son existence possible est
suspendue aux résultats de la lutte des classes qui se révèle
comme le produit et le producteur de la fondation économique de
l'histoire.
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La
conscience du désir et le désir de la conscience sont identiquement
ce projet qui, sous sa forme négative, veut l'abolition des classes,
c'est à dire la possession directe des travailleurs sur tous les
moments de leur activité. Son contraire est la société
du spectacle, où la marchandise se contemple elle-même dans
un monde qu'elle a créé.