La Société du Spectacle
Chapitre I : la Séparation achevée
par Guy-Ernest Debord
« Et sans doute notre temps... préfère l'image à la chose, la copie à
l'original, la représentation à la réalité, l'apparence à l'être... Ce
qui est sacré pour lui, ce n'est que l'illusion, mais ce qui est profane,
c'est la vérité. Mieux, le sacré grandit à ses yeux à mesure que décroît
la vérité et que l'illusion croît, si bien que le comble de l'illusion
est aussi pour lui le comble du sacré. »
Feuerbach
(Préface à la deuxième édition de L'Essence du christianisme)
1
Toute
la vie des sociétés dans lesquelles règnent les conditions
modernes de production s'annonce comme une immense accumulation de spectacles.
Tout ce qui était directement vécu s'est éloigné
dans une représentation.
2
Les
images qui se sont détachées de chaque aspect de la vie
fusionnent dans un cours commun, où l'unité de cette vie
ne peut plus être rétablie. La réalité considérée
partiellement se déploie dans sa propre unité générale
en tant que pseudo-monde à part, objet de la seule contemplation.
La spécialisation des images du monde se retrouve, accomplie, dans
le monde de l'image autonomisé, où le mensonger s'est menti
à lui même. Le spectacle en général, comme
inversion concrète de la vie, est le mouvement autonome du non-vivant.
3
Le
spectacle se représente à la fois comme la société
même, comme une partie de la société, et comme instrument
d'unification. En tant que partie de la société, il
est expressément le secteur qui concentre tout regard et toute
conscience. Du fait même que ce secteur est séparé,
il est le lieu du regard abusé et de la fausse conscience ; et
l'unification qu'il accomplit n'est rien d'autre qu'un langage officiel
de la séparation généralisée.
4
Le
spectacle n'est pas un ensemble d'images, mais un rapport social entre
des personnes, médiatisé par des images.
5
Le
spectacle ne peut être compris comme l'abus d'un mode de la vision,
le produit des techniques de diffusion massive des images. Il est bien
plutôt une Weltanschauung devenue effective, matériellement
traduite. C'est une vision du monde qui s'est objectivée.
6
Le
spectacle, compris dans sa totalité, est à la fois le résultat
et le projet du mode de production existant. Il n'est pas un supplément
au monde réel, sa décoration surajoutée. Il est le
coeur de l'irréalisme de la société réelle.
Sous toute ses formes particulières, information ou propagande,
publicité ou consommation directe de divertissements, le spectacle
constitue le modèle présent de la vie socialement
dominante. Il est l'affirmation omniprésente du choix déjà
fait dans la production, et sa consommation corollaire. Forme et contenu
du spectacle sont identiquement la justification totale des conditions
et des fins du système existant. Le spectacle est aussi la présence
permanente de cette justification, en tant qu'occupation de la part
principale du temps vécu hors de la production moderne.
7
La
séparation fait elle-même partie de l'unité du monde,
de la praxis sociale globale qui s'est scindée en réalité
et en image. La pratique sociale, devant laquelle se pose le spectacle
autonome, est aussi la totalité réelle qui contient le spectacle.
Mais la scission dans cette totalité la mutile au point de faire
apparaître le spectacle comme son but. Le langage spectaculaire
est constitué par des signes de la production régnante,
qui sont en même temps la finalité dernière de cette
production.
8
On
ne peut opposer abstraitement le spectacle et l'activité sociale
effective ; ce dédoublement est lui-même dédoublé.
Le spectacle qui inverse le réel est effectivement produit. En
même temps la réalité vécue est matériellement
envahie par la contemplation du spectacle, et reprend en elle-même
l'ordre spectaculaire en lui donnant une adhésion positive. La
réalité objective est présente des deux côtés.
Chaque notion ainsi fixée n'a pour fond que son passage dans l'opposé
: la réalité surgit dans le spectacle, et le spectacle est
réel. Cette aliénation réciproque est l'essence et
le soutien de la société existante.
9
Dans
le monde réellement renversé, le vrai est un moment
du faux.
10
Le
concept de spectacle unifie et explique une grande diversité de
phénomènes apparents. Leurs diversités et contrastes
sont les apparences de cette apparence organisée socialement, qui
doit être elle-même reconnue dans sa vérité
générale. Considéré selon ses propres termes,
le spectacle est l'affirmation de l'apparence et l'affirmation
de toute vie humaine, c'est-à-dire sociale, comme simple apparence.
Mais la critique qui atteint la vérité du spectacle le découvre
comme la négation visible de la vie ; comme une négation
de la vie qui est devenue visible.
11
Pour
décrire le spectacle, sa formation, ses fonctions, et les forces
qui tendent à sa dissolution, il faut distinguer artificiellement
des éléments inséparables. En analysant le
spectacle, on parle dans une certaine mesure le langage même du
spectaculaire, en ceci que l'on passe sur le terrain méthodologique
de cette société qui s'exprime dans le spectacle. Mais le
spectacle n'est rien d'autre que le sens de la pratique totale
d'une formation économique-sociale, son emploi du temps.
C'est le moment historique qui nous contient.
12
Le
spectacle se présente comme une énorme positivité
indiscutable et inaccessible. Il ne dit rien de plus que « ce qui
apparaît est bon, ce qui est bon apparaît ». L'attitude
qu'il exige par principe est cette acceptation passive qu'il a déjà
en fait obtenue par sa manière d'apparaître sans réplique,
par son monopole de l'apparence.
13
Le
caractère fondamentalement tautologique du spectacle découle
du simple fait que ses moyens sont en même temps son but. Il est
le soleil qui ne se couche jamais sur l'empire de la passivité
moderne. Il recouvre toute la surface du monde et baigne indéfiniment
dans sa propre gloire.
14
La
société qui repose sur l'industrie moderne n'est pas fortuitement
ou superficiellement spectaculaire, elle est fondamentalement spectacliste.
Dans le spectacle, image de l'économie régnante, le but
n'est rien, le développement est tout. Le spectacle ne veut en
venir à rien d'autre qu'à lui-même.
15
En
tant qu'indispensable parure des objets produits maintenant, en tant qu'exposé
général de la rationalité du système, et en
tant que secteur économique avancé qui façonne directement
une multitude croissante d'images-objets, le spectacle est la principale
production de la société actuelle.
16
Le
spectacle soumet les hommes vivants dans la mesure où l'économie
les a totalement soumis. Il n'est rien que l'économie se développant
pour elle-même. Il est le reflet fidèle de la production
des choses, et l'objectivation infidèle des producteurs.
17
La
première phase de la domination de l'économie sur la vie
sociale avait entraîné dans la définition de toute
réalisation humaine une évidente dégradation de l'être
en avoir. La phase présente de l'occupation totale de la
vie sociale par les résultats accumulés de l'économie
conduit à un glissement généralisé de l'avoir
au paraître, dont tout « avoir » effectif doit
tirer son prestige immédiat et sa fonction dernière. En
même temps toute réalité individuelle est devenue
sociale, directement dépendante de la puissance sociale, façonnée
par elle. En ceci seulement qu'elle n'est pas, il lui est permis
d'apparaître.
18
Là
où le monde réel se change en simples images, les simples
images deviennent des êtres réels, et les motivations efficientes
d'un comportement hypnotique. Le spectacle, comme tendance à faire
voir par différentes médiations spécialisées
le monde qui n'est plus directement saisissable, trouve normalement dans
la vue le sens humain privilégié qui fut à d'autres
époques le toucher ; le sens le plus abstrait, et le plus mystifiable,
correspond à l'abstraction généralisée de
la société actuelle. Mais le spectacle n'est pas identifiable
au simple regard, même combiné à l'écoute.
Il est ce qui échappe à l'activité des hommes, à
la reconsidération et à la correction de leur oeuvres. Il
est le contraire du dialogue. Partout où il y a représentation
indépendante, le spectacle se reconstitue.
19
Le
spectacle est l'héritier de toute la faiblesse du projet
philosophique occidental qui fut une compréhension de l'activité,
dominé par les catégories du voir ; aussi bien qu'il
se fonde sur l'incessant déploiement de la rationalité technique
précise qui est issue de cette pensée. Il ne réalise
pas la philosophie, il philosophie la réalité. C'est la
vie concrète de tous qui s'est dégradée en univers
spéculatif.
20
La
philosophie, en tant que pouvoir de la pensée séparée,
et pensée du pouvoir séparé, n'a jamais pu par elle-même
dépasser la théologie. Le spectacle est la reconstruction
matérielle de l'illusion religieuse. La technique spectaculaire
n'a pas dissipé les nuages religieux où les hommes avaient
placé leurs propres pouvoirs détachés d'eux : elle
les a seulement reliés à une base terrestre. Ainsi c'est
la vie la plus terrestre qui devient opaque et irrespirable. Elle ne rejette
plus dans le ciel, mais elle héberge chez elle sa récusation
absolue, son fallacieux paradis. Le spectacle est la réalisation
technique de l'exil des pouvoirs humains dans un au-delà ; la scission
achevée à l'intérieur de l'homme.
21
A
mesure que la nécessité se trouve socialement rêvée,
le rêve devient nécessaire. Le spectacle est le mauvais rêve
de la société moderne enchaînée, qui n'exprime
finalement que son désir de dormir. Le spectacle est le gardien
de ce sommeil.
22
Le
fait que la puissance pratique de la société moderne s'est
détachée d'elle-même, et s'est édifié
un empire indépendant dans le spectacle, ne peut s'expliquer que
par cet autre fait que cette pratique puissante continuait à manquer
de cohésion, et était demeurée en contradiction avec
elle-même.
23
C'est
la plus vieille spécialisation sociale, la spécialisation
du pouvoir, qui est à la racine du spectacle. Le spectacle est
ainsi une activité spécialisée qui parle pour l'ensemble
des autres. C'est la représentation diplomatique de la société
hiérarchique devant elle-même, où toute autre parole
est bannie. Le plus moderne y est aussi le plus archaïque.
24
Le
spectacle est le discourt ininterrompu que l'ordre présent tient
sur lui-même, son monologue élogieux. C'est l'auto-portrait
du pouvoir à l'époque de sa gestion totalitaire des conditions
d'existence. L'apparence fétichiste de pure objectivité
dans les relations spectaculaires cache leur caractère de relation
entre hommes et entre classes : une seconde nature paraît dominer
notre environnement de ses lois fatales. Mais le spectacle n'est pas ce
produit nécessaire du développement technique regardé
comme développement naturel. La société du
spectacle est au contraire la forme qui choisit son propre contenu technique.
Si le spectacle, pris sous l'aspect restreint des « moyens de communication
de masse », qui sont sa manifestation superficielle la plus écrasante,
peut paraître envahir la société comme une simple
instrumentation, celle-ci n'est en fait rien de neutre, mais l'instrumentation
même qui convient à son auto-mouvement total. Si es besoins
sociaux de l'époque où se développent de telles techniques
ne peuvent trouver de satisfaction que par leur médiation, si l'administration
de cette société et tout contact entre les hommes ne peuvent
plus s'exercer que par l'intermédiaire de cette puissance de communication
instantanée, c'est parce que cette « communication »
est essentiellement unilatérale ; de sorte que sa concentration
revient à accumuler dans les mains de l'administration du système
existant les moyens qui lui permettent de poursuivre cette administration
déterminée. La scission généralisée
du spectacle est inséparable est inséparable de l'Etat
moderne, c'est-à-dire de la forme générale de la
scission dans la société, produit de la division du travail
social et organe de la domination de classe.
25
La
séparation est l'alpha et l'oméga du spectacle. L'institutionnalisation
de la division sociale du travail, la formation des classes avaient construit
une première contemplation sacrée, l'ordre mythique dont
tout pouvoir s'enveloppe dès l'origine. Le sacré a justifié
l'ordonnance cosmique et ontologique qui correspondait aux intérêts
des maîtres, il a expliqué et embelli ce que la société
ne pouvait pas faire. Tout pouvoir séparé a donc
été spectaculaire, mais l'adhésion de tous à
une telle image immobile ne signifiait que la reconnaissance commune d'un
prolongement imaginaire pour la pauvreté de l'activité sociale
réelle, encore largement ressentie comme une condition unitaire.
Le spectacle moderne exprime au contraire ce que la société
peut faire, mais dans cette expression le permis s'oppose
absolument au possible. Le spectacle est la conservation de l'inconscience
dans le changement pratique des conditions d'existence. Il est son propre
produit, et c'est lui-même qui a posé ses règles :
c'est un pseudo sacré. Il montre ce qu'il est : la puissance
séparée se développant en elle-même, dans la
croissance de la productivité au moyen du raffinement incessant
de la division du travail en parcellarisation de gestes, alors dominés
par le mouvement indépendant des machines ; et travaillant pour
un marché toujours plus étendu. Toute communauté
et tout sens critique se sont dissous au long de ce mouvement, dans le
quel les forces qui ont pu grandir en se séparant ne se sont pas
encore retrouvées.
26
Avec
la séparation généralisée du travailleur et
de son produit, se perdent tout point de vue unitaire sur l'activité
accomplie, toute communication personnelle directe entre les producteurs.
Suivant le progrès de l'accumulation des produits séparés,
et de la concentration du processus productif, l'unité et la communication
deviennent l'attribut exclusif de la direction du système. La réussite
du système économique de la séparation est la prolétarisation
du monde.
27
Par
la réussite même de la production séparée en
tant que production du séparé, l'expérience fondamentale
liée dans les sociétés primitives à un travail
principal est en train de se déplacer, au pôle de développement
du système, vers le non-travail, l'inactivité. Mais cette
inactivité n'est en rien libérée de l'activité
productrice : elle dépend d'elle, elle est soumission inquiète
et admirative aux nécessités et aux résultats de
la production ; elle est elle-même un produit de sa rationalité.
Il ne peut y avoir de liberté hors de l'activité, et dans
le cadre du spectacle toute activité est niée, exactement
comme l'activité réelle a été intégralement
captée pour l'édification globale de ce résultat.
Ainsi l'actuelle « libération du travail », l'augmentation
des loisirs, n'est aucunement libération dans le travail, ni libération
d'un monde façonné par ce travail. Rien de l'activité
volée dans le travail ne peut se retrouver dans la soumission à
son résultat.
28
Le
système économique fondé sur l'isolement est une
production circulaire de l'isolement. L'isolement fonde la technique,
et le processus technique isole en retour. De l'automobile à la
télévision, tous les biens sélectionnés
par le système spectaculaire sont aussi ses armes pour le renforcement
constant des conditions d'isolement des « foules solitaires ».
Les spectacle retrouve toujours plus concrètement ses propres présuppositions.
29
L'origine
du spectacle est la perte d'unité du monde, et l'expansion gigantesque
du spectacle moderne exprime la totalité de cette perte : l'abstraction
de tout travail particulier et l'abstraction générale de
la production d'ensemble se traduisent parfaitement dans le spectacle,
dont le mode d'être concret est justement l'abstraction.
Dans le spectacle, une partie du monde se représente devant
le monde, et lui est supérieure. Le spectacle n'est que le langage
commun de cette séparation. Ce qui relie les spectateurs n'est
qu'un rapport irréversible au centre même qui maintient leur
isolement. Le spectacle réunit le séparé, mais il
le réunit en tant que séparé.
30
L'aliénation
du spectateur au profit de l'objet contemplé (qui est le résultat
de sa propre activité inconsciente) s'exprime ainsi : plus il contemple,
moins il vit ; plus il accepte de se reconnaître dans les images
dominantes du besoin, moins il comprend sa propre existence et son propre
désir. L'extériorité du spectacle par rapport à
l'homme agissant apparaît en ce que ses propres gestes ne sont plus
à lui, mais à un autre qui les lui représentent.
C'est pourquoi le spectateur ne se sent chez lui nulle part, car le spectacle
est partout.
31
Le
travailleur ne se produit pas lui-même, il produit une puissance
indépendante. Le succès de cette production, son
abondance, revient vers le producteur comme abondance de la dépossession.
Tout le temps et l'espace de son monde lui deviennent étrangers
avec l'accumulation de ses produits aliénés. Le spectacle
est la carte de ce nouveau monde, carte qui recouvre exactement son territoire.
Les forces même qui nous ont échappé se montrent
à nous dans toute leur puissance.
32
Le
spectacle dans la société correspond à une fabrication
concrète de l'aliénation. L'expansion économique
est principalement l'expansion de cette production industrielle précise.
Ce qui croît avec l'économie se mouvant pour elle-même
ne peut être que l'aliénation qui était justement
dans son noyau originel.
33
L'homme
séparé de son produit, de plus en plus puissamment produit
lui-même tous les détails de son monde, et ainsi se trouve
de plus en plus séparé de son monde. D'autant plus sa vie
est maintenant son produit, d'autant plus il est séparé
se sa vie.
34
Le
spectacle est le capital à un tel degré d'accumulation
qu'il devient image.