Commentaires sur la Société du Spectacle
XXV à XXXIII
par Guy-Ernest Debord
XXV
Avec les nouvelles conditions qui prédominent actuellement dans
la société écrasée sous le talon de
fer du spectacle, on sait que, par exemple, un assassinat politique
se trouve placé dans une autre lumière ; en quelque sorte
tamisée. Il y a partout beaucoup plus de fous qu’autrefois,
mais ce qui est infiniment plus commode, c’est que l’on
peut en parler follement. Et ce n’est pas une quelconque
terreur régnante qui imposerait de telles explications médiatiques.
Au contraire, c’est l’existence paisible de telles explications
qui doit causer de la terreur.
Quand en 1914, la guerre étant imminente, Villain assassina
Jaurès, personne n’a douté que Villain, individu
sans doute assez peu équilibré, avait cru devoir tuer
Jaurès parce que celui-ci paraissait, aux yeux d’extrémistes
de la droite patriotique qui avaient profondément influencé
Villain, quelqu’un qui serait certainement nuisible pour la défense
du pays. Ces extrémistes avaient seulement sous-estimé
l’immense force du consentement patriotique dans le parti socialiste,
qui devait le pousser instantanément à « l’union
sacrée » ; que Jaurès fût assassiné
ou qu’au contraire on lui laissât l’occasion de tenir
ferme sur sa position internationaliste en refusant la guerre. Aujourd’hui,
en présence d’un tel événement, des journalistes-policiers,
experts notoires en « faits de société » et
en « terrorisme », diraient tout de suite que Villain était
bien connu pour avoir à plusieurs reprises esquissé des
tentatives de meurtre, la pulsion visant chaque fois des hommes, qui
pouvaient professer des opinions politiques très diverses, mais
qui tous avaient par hasard une ressemblance physique ou vestimentaire
avec Jaurès. Des psychiatres l’attesteraient, et les media,
rien qu’en attestant qu’ils l’ont dit, attesteraient
par le fait même leur compétence et leur impartialité
d’experts incomparablement autorisés. Puis l’enquête
policière officielle pourrait établir dès le lendemain
que l’on vient de découvrir plusieurs personnes honorables
qui sont prêtes à témoigner du fait que ce même
Villain, s’estimant un jour mal servi à la « Chope
du Croissant », avait, en leur présence, abondamment menacé
de se venger prochainement du cafetier, en abattant devant tout le monde,
et sur place, un de ses meilleurs clients.
Ce n’est pas dire que, dans le passé, la vérité
s’imposait souvent et tout de suite ; puisque Villain a été
finalement acquitté par la Justice française. Il n’a
été fusillé qu’en 1936, quand éclata
la révolution espagnole, car il avait commis l’imprudence
de résider aux îles Baléares.
XXVI
C’est parce que les nouvelles conditions d’un maniement
profitable des affaires économiques, au moment où l’État
détient une part hégémonique dans l’orientation
de la production et où la demande pour toutes les marchandises
dépend étroitement de la centralisation réalisée
dans l’information-incitation spectaculaire, à laquelle
devront aussi s’adapter les formes de la distribution, l’exigent
impérativement que l’on voit se constituer partout des
réseaux d’influence ou des sociétés secrètes.
Ce n’est donc qu’un produit naturel du mouvement de concentration
des capitaux, de la production, de la distribution. Ce qui, en cette
matière, ne s’étend pas, doit disparaître
; et aucune entreprise ne peut s’étendre qu’avec
les valeurs, les techniques, les moyens, de ce que sont aujourd’hui
l’industrie, le spectacle, l’État. C’est, en
dernière analyse, le développement particulier qui a été
choisi par l’économie de notre époque, qui en vient
à imposer partout la formation de nouveaux liens personnels
de dépendance et de protection.
C’est justement en ce point que réside la profonde vérité
de cette formule, si bien comprise dans l’Italie entière,
qu’emploie la Mafia sicilienne : « Quand on a de l’argent
et des amis, on se rit de la Justice. » Dans le spectaculaire
intégré, les lois dorment ; parce qu’elles
n’avaient pas été faites pour les nouvelles techniques
de production, et parce qu’elles sont tournées dans la
distribution par des ententes d’un type nouveau. Ce que pense,
ou ce que préfère, le public, n’a plus d’importance.
Voilà ce qui est caché par le spectacle de tant de sondages
d’opinions, d’élections, de restructurations modernisantes.
Quels que soient les gagnants, le moins bon sera enlevé
par l’aimable clientèle : puisque ce sera exactement ce
qui aura été produit pour elle.
On ne parle à tout instant d’« État de droit
» que depuis le moment où l’État moderne dit
démocratique a généralement cessé d’en
être un : ce n’est point par hasard que l’expression
n’a été popularisée que peu après
1970, et d’abord justement en Italie. En plusieurs domaines, on
fait même des lois précisément afin qu’elles
soient tournées, par ceux-là qui justement en auront
tous les moyens. L’illégalité en certaines circonstances,
par exemple autour du commerce mondial de toutes sortes d’armements,
et plus souvent concernant des produits de la plus haute technologie,
n’est qu’une sorte de force d’appoint de l’opération
économique ; qui s’en trouvera d’autant plus rentable.
Aujourd’hui, beaucoup d’affaires sont nécessairement
malhonnêtes comme le siècle, et non comme l’étaient
autrefois celles que pratiquaient, par séries clairement délimitées,
des gens qui avaient choisi les voies de la malhonnêteté.
À mesure que croissent les réseaux de promotion-contrôle
pour jalonner et tenir des secteurs exploitables du marché, s’accroît
aussi le nombre de services personnels qui ne peuvent être refusés
à ceux qui sont au courant, et qui n’ont pas davantage
refusé leur aide ; et ce ne sont pas toujours des policiers ou
des gardiens des intérêts ou de la sécurité
de l’État. Les complicités fonctionnelles communiquent
au loin, et très longtemps, car leurs réseaux disposent
de tous les moyens d’imposer ces sentiments de reconnaissance
ou de fidélité qui, malheureusement, ont toujours été
si rares dans l’activité libre des temps bourgeois.
On apprend toujours quelque chose de son adversaire. Il faut croire
que les gens de l’État ont été amenés,
eux aussi, à lire les remarques du jeune Lukács sur les
concepts de légalité et d’illégalité
; au moment où ils ont eu à traiter le passage éphémère
d’une nouvelle génération du négatif —
Homère a dit qu’« une génération d’hommes
passe aussi vite qu’une génération de feuilles ».
Les gens de l’État, dès lors, ont pu cesser comme
nous de s’embarrasser de n’importe quelle sorte d’idéologie
sur cette question ; et il est vrai que les pratiques de la société
spectaculaire ne favorisaient plus du tout des illusions idéologiques
de ce genre. À propos de nous tous finalement, on pourra conclure
que ce qui nous a empêché souvent de nous enfermer dans
une seule activité illégale, c’est que nous en avons
eu plusieurs.
XXVII
Thucydide, au livre VIII, chapitre 66, de La Guerre du Péloponnèse
dit, à propos des opérations d’une autre conspiration
oligarchique, quelque chose qui a beaucoup de parenté avec la
situation où nous nous trouvons :
« Qui plus est, ceux qui y prenaient la parole étaient
du complot et les discours qu’ils prononçaient avaient
été soumis au préalable à l’examen
de leurs amis. Aucune opposition ne se manifestait parmi le reste des
citoyens, qu’effrayait le nombre des conjurés. Lorsque
quelqu’un essayait malgré tout de les contredire, on trouvait
aussitôt un moyen commode de le faire mourir. Les meurtriers n’étaient
pas recherchés et aucune poursuite n’était engagée
contre ceux qu’on soupçonnait. Le peuple ne réagissait
pas et les gens étaient tellement terrorisés qu’ils
s’estimaient heureux, même en restant muets, d’échapper
aux violences. Croyant les conjurés bien plus nombreux qu’ils
n’étaient, ils avaient le sentiment d’une impuissance
complète. La ville était trop grande et ils ne se connaissaient
pas assez les uns les autres, pour qu’il leur fût possible
de découvrir ce qu’il en était vraiment. Dans ces
conditions, si indigné qu’on fût, on ne pouvait confier
ses griefs à personne. On devait donc renoncer à engager
une action contre les coupables, car il eût fallu pour cela s’adresser
soit à un inconnu, soit à une personne de connaissance
en qui on n’avait pas confiance. Dans le parti démocratique,
les relations personnelles étaient partout empreintes de méfiance
et l’on se demandait toujours si celui auquel on avait affaire
n’était pas de connivence avec les conjurés. Il
y avait en effet parmi ces derniers des hommes dont on n’aurait
jamais cru qu’ils se rallieraient à l’oligarchie.
»
Si l’histoire doit nous revenir après cette éclipse,
ce qui dépend de facteurs encore en lutte et donc d’un
aboutissement que nul ne saurait exclure avec certitude, ces Commentaires
pourront servir à écrire un jour l’histoire du spectacle
; sans doute le plus important événement qui se soit produit
dans ce siècle ; et aussi celui que l’on s’est le
moins aventuré à expliquer. En des circonstances différentes,
je crois que j’aurais pu me considérer comme grandement
satisfait de mon premier travail sur ce sujet, et laisser à d’autres
le soin de regarder la suite. Mais, dans le moment où nous sommes,
il m’a semblé que personne d’autre ne le ferait.
XXVIII
Des réseaux de promotion-contrôle, on glisse insensiblement
aux réseaux de surveillance-désinformation. Autrefois,
on ne conspirait jamais que contre un ordre établi. Aujourd’hui,
conspirer en sa faveur est un nouveau métier en grand
développement. Sous la domination spectaculaire, on conspire
pour la maintenir, et pour assurer ce qu’elle seule pourra appeler
sa bonne marche. Cette conspiration fait partie de son fonctionnement
même.
On a déjà commencé à mettre en place quelques
moyens d’une sorte de guerre civile préventive, adaptés
à différentes projections de l’avenir calculé.
Ce sont des « organisations spécifiques », chargées
d’intervenir sur quelques points selon les besoins du spectaculaire
intégré. On a ainsi prévu, pour la pire des éventualités,
une tactique dite par plaisanterie « des Trois Cultures »,
en évocation d’une place de Mexico à l’été
de 1968, mais cette fois sans prendre de gants, et qui du reste devrait
être appliquée avant le jour de la révolte. Et en
dehors de cas si extrêmes, il n’est pas nécessaire,
pour être un bon moyen de gouvernement, que l’assassinat
inexpliqué touche beaucoup de monde ou revienne assez fréquemment
: le seul fait que l’on sache que sa possibilité existe,
complique tout de suite les calculs en un très grand nombre de
domaines. Il n’a pas non plus besoin d’être intelligemment
sélectif, ad hominem. L’emploi du procédé
d’une manière purement aléatoire serait peut-être
plus productif.
On s’est mis aussi en situation de faire composer des fragments
d’une critique sociale d’élevage, qui ne
sera plus confiée à des universitaires ou des médiatiques,
qu’il vaut mieux désormais tenir éloignés
des menteries trop traditionnelles en ce débat ; mais critique
meilleure, lancée et exploitée d’une façon
nouvelle, maniée par une autre espèce de professionnels,
mieux formés. Il commence à paraître, d’une
manière assez confidentielle, des textes lucides, anonymes ou
signés par des inconnus — tactique d’ailleurs facilitée
par la concentration des connaissances de tous sur les bouffons du spectacle
; laquelle a fait que les gens inconnus paraissent justement les plus
estimables —, non seulement sur des sujets qui ne sont jamais
abordés dans le spectacle, mais encore avec des arguments dont
la justesse est rendue plus frappante par l’espèce d’originalité,
calculable, qui leur vient du fait de n’être en somme jamais
employés, quoiqu’ils soient assez évidents.
Cette pratique peut servir au moins de premier degré d’initiation
pour recruter des esprits un peu éveillés, à qui
l’on dira plus tard, s’ils semblent convenables, une plus
grande dose de la suite possible. Et ce qui sera, pour certains, le
premier pas d’une carrière, sera pour d’autres —
moins bien classés — le premier degré du piège
dans lequel on les prendra.
Dans certains cas, il s’agit de créer, sur des questions
qui risqueraient de devenir brûlantes, une autre pseudo-opinion
critique ; et entre les deux opinions qui surgiraient ainsi, l’une
et l’autre étrangères aux miséreuses conventions
spectaculaires, le jugement ingénu pourra indéfiniment
osciller, et la discussion pour les peser sera relancée chaque
fois qu’il conviendra. Plus souvent, il s’agit d’un
discours général sur ce qui est médiatiquement
caché, et ce discours pourra être fort critique, et sur
quelques points manifestement intelligent, mais en restant curieusement
décentré. Les thèmes et les mots ont été
sélectionnés facticement, à l’aide d’ordinateurs
informés en pensée critique. Il y a dans ces textes quelques
absences, assez peu visibles, mais tout de même remarquables :
le point de fuite de la perspective y est toujours anormalement absent.
Ils ressemblent au fac simile d’une arme célèbre,
où manque seulement le percuteur. C’est nécessairement
une critique latérale, qui voit plusieurs choses avec
beaucoup de franchise et de justesse, mais en se plaçant de côté.
Ceci non parce qu’elle affecterait une quelconque impartialité,
car il lui faut au contraire avoir l’air de blâmer beaucoup,
mais sans jamais sembler ressentir le besoin de laisser paraître
quelle est sa cause ; donc de dire, même implicitement,
d’où elle vient et vers quoi elle voudrait aller.
À cette sorte de fausse critique contre-journalistique, peut
se joindre la pratique organisée de la rumeur, dont
on sait qu’elle est originairement une sorte de rançon
sauvage de l’information spectaculaire, puisque tout le monde
ressent au moins vaguement un caractère trompeur dans celle-ci,
et donc le peu de confiance qu’elle mérite. La rumeur a
été à l’origine superstitieuse, naïve,
auto-intoxiquée. Mais, plus récemment, la surveillance
a commencé à mettre en place dans la population des gens
susceptibles de lancer, au premier signal, les rumeurs qui pourront
lui convenir. Ici, on s’est décidé à appliquer
dans la pratique les observations d’une théorie formulée
il y a près de trente ans, et dont l’origine se trouvait
dans la sociologie américaine de la publicité : la théorie
des individus qu’on a pu appeler des « locomotives »,
c’est-à-dire que d’autres dans leur entourage vont
être portés à suivre et imiter ; mais en passant
cette fois du spontané à l’exercé. On a aussi
dégagé à présent les moyens budgétaires,
ou extrabudgétaires, d’entretenir beaucoup de supplétifs
; à côté des précédents spécialistes,
universitaires et médiatiques, sociologues ou policiers, du passé
récent. Croire que s’appliquent encore mécaniquement
quelques modèles connus dans le passé, est aussi égarant
que l’ignorance générale du passé. «
Rome n’est plus dans Rome », et la Mafia n’est plus
la pègre. Et les services de surveillance et désinformation
ressemblent aussi peu au travail des policiers et indicateurs d’autrefois
— par exemple aux roussins et mouchards du second Empire —
que les services spéciaux actuels, dans tous les pays, ressemblent
peu aux activités des officiers du Deuxième Bureau de
l’état-major de l’Armée en 1914.
Depuis que l’art est mort, on sait qu’il est devenu extrêmement
facile de déguiser des policiers en artistes. Quand les dernières
imitations d’un néo-dadaïsme retourné sont
autorisées à pontifier glorieusement dans le médiatique,
et donc aussi bien à modifier un peu le décor des palais
officiels, comme les fous des rois de la pacotille, on voit que d’un
même mouvement une couverture culturelle se trouve garantie à
tous les agents ou supplétifs des réseaux d’influence
de l’État. On ouvre des pseudo-musées vides, ou
des pseudo-centres de recherche sur l’œuvre complète
d’un personnage inexistant, aussi vite que l’on fait la
réputation de journalistes-policiers, ou d’historiens-policiers,
ou de romanciers-policiers. Arthur Cravan voyait sans doute venir ce
monde quand il écrivait dans Maintenant : « Dans
la rue on ne verra bientôt plus que des artistes, et on aura toutes
les peines du monde à y découvrir un homme. » Tel
est bien le sens de cette forme rajeunie d’une ancienne boutade
des voyous de Paris : « Salut, les artistes ! Tant pis si je me
trompe. »
Les choses en étant arrivées à être ce qu’elles
sont, on peut voir quelques auteurs collectifs employés par l’édition
la plus moderne, c’est-à-dire celle qui s’est donné
la meilleure diffusion commerciale. L’authenticité de leurs
pseudonymes n’étant assurée que par les journaux,
ils se les repassent, collaborent, se remplacent, engagent de nouveaux
cerveaux artificiels. Ils se sont chargés d’exprimer le
style de vie et de pensée de l’époque, non en vertu
de leur personnalité, mais sur ordres. Ceux qui croient qu’ils
sont véritablement des entrepreneurs littéraires individuels,
indépendants, peuvent donc en arriver à assurer savamment
que, maintenant, Ducasse s’est fâché avec le comte
de Lautréamont ; que Dumas n’est pas Maquet, et qu’il
ne faut surtout pas confondre Erckmann avec Chatrian ; que Censier et
Daubenton ne se parlent plus. Il serait mieux de dire que ce genre d’auteurs
modernes a voulu suivre Rimbaud, au moins en ceci que « Je est
un autre ».
Les services secrets étaient appelés par toute l’histoire
de la société spectaculaire à y jouer le rôle
de plaque tournante centrale ; car en eux se concentrent au plus fort
degré les caractéristiques et les moyens d’exécution
d’une semblable société. Ils sont aussi toujours
davantage chargés d’arbitrer les intérêts
généraux de cette société, quoique sous
leur modeste titre de « services ». Il ne s’agit pas
d’abus, puisqu’ils expriment fidèlement les mœurs
ordinaires du siècle du spectacle. Et c’est ainsi que surveillants
et surveillés fuient sur un océan sans bords. Le spectacle
a fait triompher le secret, et il devra être toujours plus dans
les mains des spécialistes du secret qui, bien entendu,
ne sont pas tous des fonctionnaires en venant à s’autonomiser,
à différents degrés, du contrôle de l’État
; qui ne sont pas tous des fonctionnaires.
XXIX
Une loi générale du fonctionnement du spectaculaire intégré,
tout au moins pour ceux qui en gèrent la conduite, c’est
que, dans ce cadre, tout ce que l’on peut faire doit être
fait. C’est dire que tout nouvel instrument doit être
employé, quoi qu’il en coûte. L’outillage nouveau
devient partout le but et le moteur du système ; et sera seul
à pouvoir modifier notablement sa marche, chaque fois que son
emploi s’est imposé sans autre réflexion. Les propriétaires
de la société, en effet, veulent avant tout maintenir
un certain « rapport social entre des personnes », mais
il leur faut aussi y poursuivre le renouvellement technologique incessant
; car telle a été une des obligations qu’ils ont
acceptées avec leur héritage. Cette loi s’applique
donc également aux services qui protègent la domination.
L’instrument que l’on a mis au point doit être employé,
et son emploi renforcera les conditions mêmes qui favorisaient
cet emploi. C’est ainsi que les procédés d’urgence
deviennent procédures de toujours.
La cohérence de la société du spectacle a, d’une
certaine manière, donné raison aux révolutionnaires,
puisqu’il est devenu clair que l’on ne peut y réformer
le plus pauvre détail sans défaire l’ensemble. Mais,
en même temps, cette cohérence a supprimé toute
tendance révolutionnaire organisée en supprimant les terrains
sociaux où elle avait pu plus ou moins bien s’exprimer
: du syndicalisme aux journaux, de la ville aux livres. D’un même
mouvement, on a pu mettre en lumière l’incompétence
et l’irréflexion dont cette tendance était tout
naturellement porteuse. Et sur le plan individuel, la cohérence
qui règne est fort capable d’éliminer, ou d’acheter,
certaines exceptions éventuelles.
XXX
La surveillance pourrait être beaucoup plus dangereuse si elle
n’avait été poussée, sur le chemin du contrôle
absolu de tous, jusqu’à un point où elle rencontre
des difficultés venues de ses propres progrès. Il y a
contradiction entre la masse des informations relevées sur un
nombre croissant d’individus, et le temps et l’intelligence
disponibles pour les analyser ; ou tout simplement leur intérêt
possible. L’abondance de la matière oblige à la
résumer à chaque étage : beaucoup en disparaît,
et le restant est encore trop long pour être lu. La conduite de
la surveillance et de la manipulation n’est pas unifiée.
Partout en effet, on lutte pour le partage des profits ; et donc aussi
pour le développement prioritaire de telle ou telle virtualité
de la société existante, au détriment de toutes
ses autres virtualités qui cependant, et pourvu qu’elles
soient de la même farine, sont tenues pour également respectables.
On lutte aussi par jeu. Chaque officier traitant est porté
à survaloriser ses agents, et aussi les adversaires dont il s’occupe.
Chaque pays, sans faire mention des nombreuses alliances supranationales,
possède à présent un nombre indéterminé
de services de police ou contre-espionnage, et de services secrets,
étatiques ou para-étatiques. Il existe aussi beaucoup
de compagnies privées qui s’occupent de surveillance, protection,
renseignement. Les grandes firmes multinationales ont naturellement
leurs propres services ; mais également des entreprises nationalisées,
même de dimension modeste, qui n’en mènent pas moins
leur politique indépendante, sur le plan national et quelquefois
international. On peut voir un groupement industriel nucléaire
s’opposer à un groupement pétrolier, bien qu’ils
soient l’un et l’autre la propriété du même
État et, ce qui est plus, qu’ils soient dialectiquement
unis l’un à l’autre par leur attachement à
maintenir élevé le cours du pétrole sur le marché
mondial. Chaque service de sécurité d’une industrie
particulière combat le sabotage chez lui, et au besoin l’organise
chez le rival : qui place de grands intérêts dans un tunnel
sous-marin est favorable à l’insécurité des
ferry-boats et peut soudoyer des journaux en difficulté pour
la leur faire sentir à la première occasion, et sans trop
longue réflexion ; et qui concurrence Sandoz est indifférent
aux nappes phréatiques de la vallée du Rhin. On surveille
secrètement ce qui est secret. De sorte que chacun de ces organismes,
confédérés avec beaucoup de souplesse autour de
ceux qui sont en charge de la raison d’État, aspire
pour son propre compte à une espèce d’hégémonie
privée de sens. Car le sens s’est perdu avec le centre
connaissable.
La société moderne qui, jusqu’en 1968, allait de
succès en succès, et s’était persuadée
qu’elle était aimée, a dû renoncer depuis
lors à ces rêves ; elle préfère être
redoutée. Elle sait bien que « son air d’innocence
ne reviendra plus ».
Ainsi, mille complots en faveur de l’ordre établi s’enchevêtrent
et se combattent un peu partout, avec l’imbrication toujours plus
poussée des réseaux et des questions ou actions secrètes
; et leur processus d’intégration rapide à chaque
branche de l’économie, la politique, la culture. La teneur
du mélange en observateurs, en désinformateurs, en affaires
spéciales, augmente continuellement dans toutes les zones de
la vie sociale. Le complot général étant devenu
si dense qu’il s’étale presque au grand jour, chacune
de ses branches peut commencer à gêner ou inquiéter
l’autre, car tous ces conspirateurs professionnels en arrivent
à s’observer sans savoir exactement pourquoi, ou se rencontrent
par hasard, sans pouvoir se reconnaître avec assurance. Qui veut
observer qui ? Pour le compte de qui, apparemment ? Mais en réalité
? Les véritables influences restent cachées, et les intentions
ultimes ne peuvent qu’être assez difficilement soupçonnées,
presque jamais comprises. De sorte que personne ne peut dire qu’il
n’est pas leurré ou manipulé, mais ce n’est
qu’à de rares instants que le manipulateur lui-même
peut savoir s’il a été gagnant. Et d’ailleurs,
se trouver du côté gagnant de la manipulation ne veut pas
dire que l’on avait choisi avec justesse la perspective stratégique.
C’est ainsi que des succès tactiques peuvent enliser de
grandes forces sur de mauvaises voies.
Dans un même réseau, poursuivant apparemment une même
fin, ceux qui ne constituent qu’une partie du réseau sont
obligés d’ignorer toutes les hypothèses et conclusions
des autres parties, et surtout de leur noyau dirigeant. Le fait assez
notoire que tous les renseignements sur n’importe quel sujet observé
peuvent aussi bien être complètement imaginaires, ou gravement
faussés, ou interprétés très inadéquatement,
complique et rend peu sûrs, dans une vaste mesure, les calculs
des inquisiteurs ; car ce qui est suffisant pour faire condamner quelqu’un
n’est pas aussi sûr quand il s’agit de le connaître
ou de l’utiliser. Puisque les sources d’information sont
rivales, les falsifications le sont aussi.
C’est à partir de telles conditions de son exercice que
l’on peut parler d’une tendance à la rentabilité
décroissante du contrôle, à mesure qu’il s’approche
de la totalité de l’espace social, et qu’il augmente
conséquemment son personnel et ses moyens. Car ici chaque moyen
aspire, et travaille, à devenir une fin. La surveillance se surveille
elle-même et complote contre elle-même.
Enfin sa principale contradiction actuelle, c’est qu’elle
surveille, infiltre, influence, un parti absent : celui qui
est censé vouloir la subversion de l’ordre social. Mais
où le voit-on à l’œuvre ? Car, certes, jamais
les conditions n’ont été partout si gravement révolutionnaires,
mais il n’y a que les gouvernements qui le pensent. La négation
a été si parfaitement privée de sa pensée,
qu’elle est depuis longtemps dispersée. De ce fait, elle
n’est plus que menace vague, mais pourtant très inquiétante,
et la surveillance a été à son tour privée
du meilleur champ de son activité. Cette force de surveillance
et d’intervention est justement conduite par les nécessités
présentes qui commandent les conditions de son engagement, à
se porter sur le terrain même de la menace pour la combattre par
avance. C’est pourquoi la surveillance aura intérêt
à organiser elle-même des pôles de négation
qu’elle informera en dehors des moyens discrédités
du spectacle, afin d’influencer, non plus cette fois des terroristes,
mais des théories.
XXXI
Baltasar Gracián, grand connaisseur du temps historique, dit
avec beaucoup de pertinence, dans L’Homme de cour : «
Soit l’action, soit le discours, tout doit être mesuré
au temps. Il faut vouloir quand on le peut ; car ni la saison, ni le
temps n’attendent personne. »
Mais Omar Kháyyám moins optimiste : « Pour parler
clairement et sans paraboles, — Nous sommes les pièces
du jeu que joue le Ciel ; — On s’amuse avec nous sur l’échiquier
de l’Être, — Et puis nous retournons, un par un, dans
la boîte du Néant. »
XXXII
La Révolution française entraîna de grands changements
dans l’art de la guerre. C’est après cette expérience
que Clausewitz put établir la distinction selon laquelle la tactique
était l’emploi des forces dans le combat, pour y obtenir
la victoire, tandis que la stratégie était l’emploi
des victoires afin d’atteindre les buts de la guerre. L’Europe
fut subjuguée, tout de suite et pour une longue période,
par les résultats. Mais la théorie n’en a été
établie que plus tard, et inégalement développée.
On comprit d’abord les caractères positifs amenés
directement par une profonde transformation sociale : l’enthousiasme,
la mobilité qui vivait sur le pays en se rendant relativement
indépendante des magasins et convois, la multiplication des effectifs.
Ces éléments pratiques se trouvèrent un jour équilibrés
par l’entrée en action, du côté adverse, d’éléments
similaires : les armées françaises se heurtèrent
en Espagne à un autre enthousiasme populaire ; dans l’espace
russe à un pays sur lequel elles ne purent vivre ; après
le soulèvement de l’Allemagne à des effectifs très
supérieurs. Cependant l’effet de rupture, dans la nouvelle
tactique française, qui fut la base simple sur laquelle Bonaparte
fonda sa stratégie — celle-ci consistait à employer
les victoires par avance, comme acquises à crédit
: à concevoir dès le départ la manœuvre et
ses diverses variantes en tant que conséquences d’une victoire
qui n’était pas encore obtenue mais le serait assurément
au premier choc —, découlait aussi de l’abandon forcé
d’idées fausses. Cette tactique avait été
brusquement obligée de s’affranchir de ces idées
fausses, en même temps qu’elle trouvait, par le jeu concomitant
des autres innovations citées, les moyens d’un tel affranchissement.
Les soldats français, de récente levée, étaient
incapables de combattre en ligne, c’est-à-dire de rester
dans leur rang et d’exécuter les feux à commandements.
Ils vont alors se déployer en tirailleurs et pratiquer le feu
à volonté en marchant sur l’ennemi. Or, le feu à
volonté se trouvait justement être le seul efficace, celui
qui opérait réellement la destruction par le fusil, la
plus décisive à cette époque dans l’affrontement
des armées. Cependant la pensée militaire s’était
universellement refusée à une telle conclusion dans le
siècle qui finissait, et la discussion de cette question a pu
encore se prolonger pendant près d’un autre siècle,
malgré les exemples constants de la pratique des combats, et
les progrès incessants dans la portée et la vitesse de
tir du fusil.
Semblablement, la mise en place de la domination spectaculaire est
une transformation sociale si profonde qu’elle a radicalement
changé l’art de gouverner. Cette simplification, qui a
si vite porté de tels fruits dans la pratique, n’a pas
encore été pleinement comprise théoriquement. De
vieux préjugés partout démentis, des précautions
devenues inutiles, et jusqu’à des traces de scrupules d’autres
temps, entravent encore un peu dans la pensée d’assez nombreux
gouvernants cette compréhension, que toute la pratique établit
et confirme chaque jour. Non seulement on fait croire aux assujettis
qu’ils sont encore, pour l’essentiel, dans un monde que
l’on a fait disparaître, mais les gouvernants eux-mêmes
souffrent parfois de l’inconséquence de s’y croire
encore par quelques côtés. Il leur arrive de penser à
une part de ce qu’ils ont supprimé, comme si c’était
demeuré une réalité, et qui devrait rester présente
dans leurs calculs. Ce retard ne se prolongera pas beaucoup. Qui a pu
en faire tant sans peine ira forcément plus loin. On ne doit
pas croire que puissent se maintenir durablement, comme un archaïsme,
dans les environs du pouvoir réel, ceux qui n’auraient
pas assez vite compris toute la plasticité des nouvelles règles
de leur jeu, et son espèce de grandeur barbare. Le destin du
spectacle n’est certainement pas de finir en despotisme éclairé.
Il faut conclure qu’une relève est imminente et inéluctable
dans la caste cooptée qui gère la domination, et notamment
dirige la protection de cette domination. En une telle matière,
la nouveauté, bien sûr, ne sera jamais exposée sur
la scène du spectacle. Elle apparaît seulement comme la
foudre, qu’on ne reconnaît qu’à ses coups.
Cette relève, qui va décisivement parachever l’œuvre
des temps spectaculaires, s’opère discrètement,
et quoique concernant des gens déjà installés tous
dans la sphère même du pouvoir, conspirativement. Elle
sélectionnera ceux qui y prendront part sur cette exigence principale
: qu’ils sachent clairement de quels obstacles ils sont délivrés,
et de quoi ils sont capables.
XXXIII
Le même Sardou dit aussi : « Vainement est relatif
au sujet ; en vain est relatif à l’objet ; inutilement,
c’est sans utilité pour personne. On a travaillé
vainement lorsqu’on l’a fait sans succès,
de sorte que l’on a perdu son temps et sa peine : on a travaillé
en vain lorsqu’on l’a fait sans atteindre le but
qu’on se proposait, à cause de la défectuosité
de l’ouvrage. Si je ne puis venir à bout de faire ma besogne,
je travaille vainement ; je perds inutilement mon temps et
ma peine. Si ma besogne faite n’a pas l’effet que j’en
attendais, si je n’ai pas atteint mon but, j’ai travaillé
en vain ; c’est-à-dire que j’ai fait une
chose inutile…
On dit aussi que quelqu’un a travaillé vainement,
lorsqu’il n’est pas récompensé de son travail,
ou que ce travail n’est pas agréé ; car dans ce
cas le travailleur a perdu son temps et sa peine, sans préjuger
aucunement la valeur de son travail, qui peut d’ailleurs être
fort bon. »
(Paris, février-avril 1988.)