Commentaires sur la Société du Spectacle
XVII à XXIV
par Guy-Ernest Debord
XVII
Renversant une formule fameuse de Hegel, je notais déjà
en 1967 que « dans le monde réellement renversé,
le vrai est un moment du faux ». Les années passées
depuis lors ont montré les progrès de ce principe dans
chaque domaine particulier, sans exception.
Ainsi, dans une époque où ne peut plus exister d’art
contemporain, il devient difficile de juger des arts classiques. Ici
comme ailleurs, l’ignorance n’est produite que pour être
exploitée. En même temps que se perdent ensemble le sens
de l’histoire et le goût, on organise des réseaux
de falsification. Il suffit de tenir les experts et les commissaires-priseurs,
et c’est assez facile, pour tout faire passer puisque dans les
affaires de cette nature, comme finalement dans les autres, c’est
la vente qui authentifie toute valeur. Après, ce sont les collectionneurs
ou les musées, notamment américains, qui, gorgés
de faux, auront intérêt à en maintenir la bonne
réputation, tout comme le Fonds Monétaire International
maintient la fiction de la valeur positive des immenses dettes de cent
nations.
Le faux forme le goût, et soutient le faux, en faisant sciemment
disparaître la possibilité de référence à
l’authentique. On refait même le vrai, dès
que c’est possible, pour le faire ressembler au faux. Les Américains,
étant les plus riches et les plus modernes, ont été
les principales dupes de ce commerce du faux en art. Et ce sont justement
les mêmes qui financent les travaux de restauration de Versailles
ou de la Chapelle Sixtine. C’est pourquoi les fresques de Michel-Ange
devront prendre des couleurs ravivées de bande dessinée,
et les meubles authentiques de Versailles acquérir ce vif éclat
de la dorure qui les fera ressembler beaucoup au faux mobilier d’époque
Louis XIV importé à grands frais au Texas.
Le jugement de Feuerbach, sur le fait que son temps préférait
« l’image à la chose, la copie à l’original,
la représentation à la réalité »,
a été entièrement confirmé par le siècle
du spectacle, et cela dans plusieurs domaines où le XIXe siècle
avait voulu rester à l’écart de ce qui était
déjà sa nature profonde : la production industrielle capitaliste.
C’est ainsi que la bourgeoisie avait beaucoup répandu l’esprit
rigoureux du musée, de l’objet original, de la critique
historique exacte, du document authentique. Mais aujourd’hui,
c’est partout que le factice a tendance à remplacer le
vrai. À ce point, c’est très opportunément
que la pollution due à la circulation des automobiles oblige
à remplacer par des répliques en plastique les chevaux
de Marly ou les statues romanes du portail de Saint-Trophime. Tout sera
en somme plus beau qu’avant, pour être photographié
par des touristes.
Le point culminant est sans doute atteint par le risible faux bureaucratique
chinois des grandes statues de la vaste armée industrielle
du Premier Empereur, que tant d’hommes d’État en
voyage ont été conviés à admirer in
situ. Cela prouve donc, puisque l’on a pu se moquer d’eux
si cruellement, qu’aucun ne disposait, dans la masse de tous leurs
conseillers, d’un seul individu qui connaisse l’histoire
de l’art, en Chine ou hors de Chine. On sait que leur instruction
a été tout autre : « L’ordinateur de Votre
Excellence n’en a pas été informé. »
Cette constatation que, pour la première fois, on peut gouverner
sans avoir aucune connaissance artistique ni aucun sens de l’authentique
ou de l’impossible, pourrait à elle seule suffire à
conjecturer que tous ces naïfs jobards de l’économie
et de l’administration vont probablement conduire le monde à
quelque grande catastrophe ; si leur pratique effective ne l’avait
pas déjà montré.
XVIII
Notre société est bâtie sur le secret, depuis les
« sociétés-écrans » qui mettent à
l’abri de toute lumière les biens concentrés des
possédants jusqu’au « secret-défense »
qui couvre aujourd’hui un immense domaine de pleine liberté
extrajudiciaire de l’État ; depuis les secrets, souvent
effrayants, de la fabrication pauvre, qui sont cachés
derrière la publicité, jusqu’aux projections des
variantes de l’avenir extrapolé, sur lesquelles la domination
lit seule le cheminement le plus probable de ce qu’elle affirme
n’avoir aucune sorte d’existence, tout en calculant les
réponses qu’elle y apportera mystérieusement. On
peut faire à ce propos quelques observations.
Il y a toujours un plus grand nombre de lieux, dans les grandes villes
comme dans quelques espaces réservés de la campagne, qui
sont inaccessibles, c’est-à-dire gardés et protégés
de tout regard ; qui sont mis hors de portée de la curiosité
innocente, et fortement abrités de l’espionnage. Sans être
tous proprement militaires, ils sont sur ce modèle placés
au-delà de tout risque de contrôle par des passants ou
des habitants ; ou même par la police, qui a vu depuis longtemps
ses fonctions ramenées aux seules surveillance et répression
de la délinquance la plus commune. Et c’est ainsi qu’en
Italie, lorsque Aldo Moro était prisonnier de Potere Due,
il n’a pas été détenu dans un bâtiment
plus ou moins introuvable, mais simplement dans un bâtiment impénétrable.
Il y a toujours un plus grand nombre d’hommes formés pour
agir dans le secret ; instruits et exercés à ne faire
que cela. Ce sont des détachements spéciaux d’hommes
armés d’archives réservées, c’est-à-dire
d’observations et d’analyses secrètes. Et d’autres
sont armés de diverses techniques pour l’exploitation et
la manipulation de ces affaires secrètes. Enfin, quand il s’agit
de leurs branches « Action », ils peuvent également
être équipés d’autres capacités de
simplification des problèmes étudiés.
Tandis que les moyens attribués à ces hommes spécialisés
dans la surveillance et l’influence deviennent plus grands, ils
rencontrent aussi des circonstances générales qui leur
sont chaque année plus favorables. Quand par exemple les nouvelles
conditions de la société du spectaculaire intégré
ont forcé sa critique à rester réellement clandestine,
non parce qu’elle se cache mais puisqu’elle est cachée
par la pesante mise en scène de la pensée du divertissement,
ceux qui sont pourtant chargés de surveiller cette critique,
et au besoin de la démentir, peuvent finalement employer contre
elle les recours traditionnels dans le milieu de la clandestinité
: provocation, infiltrations, et diverses formes d’élimination
de la critique authentique au profit d’une fausse qui aura pu
être mise en place à cet effet. L’incertitude grandit,
à tout propos, quand l’imposture générale
du spectacle s’enrichit d’une possibilité de recours
à mille impostures particulières. Un crime inexpliqué
peut aussi être dit suicide, en prison comme ailleurs ; et la
dissolution de la logique permet des enquêtes et des procès
qui décollent verticalement dans le déraisonnable, et
qui sont fréquemment faussés dès l’origine
par d’extravagantes autopsies, que pratiquent de singuliers experts.
Depuis longtemps, on s’est habitué partout à voir
exécuter sommairement toutes sortes de gens. Les terroristes
connus, ou considérés comme tels, sont combattus ouvertement
d’une manière terroriste. Le Mossad va tuer au loin Abou
Jihad, ou les S.A.S. anglais des Irlandais, ou la police parallèle
du « GAL » des Basques. Ceux que l’on fait tuer par
de supposés terroristes ne sont pas eux-mêmes choisis sans
raison ; mais il est généralement impossible d’être
assuré de connaître ces raisons. On peut savoir que la
gare de Bologne a sauté pour que l’Italie continue d’être
bien gouvernée ; et ce que sont les « Escadrons de la mort
» au Brésil ; et que la Mafia peut incendier un hôtel
aux États-Unis pour appuyer un racket. Mais comment
savoir à quoi ont pu servir, au fond, les « tueurs fous
du Brabant » ? Il est difficile d’appliquer le principe
Cui prodest ? dans un monde où tant d’intérêts
agissants sont si bien cachés. De sorte que, sous le spectaculaire
intégré, on vit et on meurt au point de confluence d’un
très grand nombre de mystères.
Des rumeurs médiatiques-policières prennent à
l’instant, ou au pire après avoir été répétées
trois ou quatre fois, le poids indiscuté de preuves historiques
séculaires. Selon l’autorité légendaire du
spectacle du jour, d’étranges personnages éliminés
dans le silence reparaissent comme survivants fictifs, dont le retour
pourra toujours être évoqué ou supputé, et
prouvé par le plus simple on-dit des spécialistes.
Ils sont quelque part entre l’Achéron et le Léthé,
ces morts qui n’ont pas été régulièrement
enterrés par le spectacle, ils sont censés dormir en attendant
qu’on veuille les réveiller, tous, le terroriste redescendu
des collines et le pirate revenu de la mer ; et le voleur qui n’a
plus besoin de voler.
L’incertitude est ainsi organisée partout. La protection
de la domination procède très souvent par fausses
attaques, dont le traitement médiatique fera perdre de vue
la véritable opération : tel le bizarre coup de force
de Tejero et de ses gardes civils aux Cortès en 1981, dont l’échec
devait cacher un autre pronunciamiento plus moderne, c’est-à-dire
masqué, qui a réussi. Également voyant, l’échec
d’un sabotage par les services spéciaux français,
en 1985, en Nouvelle-Zélande, a été parfois considéré
comme un stratagème, peut-être destiné à
détourner l’attention des nombreux nouveaux emplois de
ces services, en faisant croire à leur caricaturale maladresse
dans le choix des objectifs comme dans les modalités de l’exécution.
Et plus assurément il a été presque partout estimé
que les recherches géologiques d’un gisement pétrolier
dans le sous-sol de la ville de Paris, qui ont été
bruyamment menées à l’automne de 1986, n’avaient
pas d’autre intention sérieuse que celle de mesurer le
point qu’avait pu atteindre la capacité d’hébétude
et de soumission des habitants ; en leur montrant une prétendue
recherche si parfaitement démentielle sur le plan économique.
Le pouvoir est devenu si mystérieux qu’après l’affaire
des ventes illégales d’armes à l’Iran par
la présidence des États-Unis, on a pu se demander qui
commandait vraiment aux États-Unis, la plus forte puissance du
monde dit démocratique ? Et donc qui diable peut commander le
monde démocratique ?
Plus profondément, dans ce monde officiellement si plein de
respect pour toutes les nécessités économiques,
personne ne sait jamais ce que coûte véritablement n’importe
quelle chose produite : en effet, la part la plus importante du coût
réel n’est jamais calculée ; et le reste est
tenu secret.
XIX
Le général Noriega s’est fait un instant connaître
mondialement au début de l’année 1988. Il était
dictateur sans titre du Panama, pays sans armée, où il
commandait la Garde Nationale. Car le Panama n’est pas vraiment
un État souverain : il a été creusé pour
son canal, et non l’inverse. Le dollar est sa monnaie, et la véritable
armée qui y stationne est pareillement étrangère.
Noriega avait donc fait toute sa carrière, ici parfaitement identique
à celle de Jaruzelski en Pologne, comme général-policier,
au service de l’occupant. Il était importateur de drogue
aux États-Unis, car le Panama ne rapporte pas assez, et il exportait
en Suisse ses capitaux « panaméens ». Il avait travaillé
avec la C.I.A. contre Cuba et, pour avoir la couverture adéquate
à ses activités économiques, il avait aussi dénoncé
aux autorités américaines, si obsédées par
ce problème, un certain nombre de ses rivaux dans l’importation.
Son principal conseiller en matière de sécurité,
qui donnait de la jalousie à Washington, était le meilleur
sur le marché, Michael Harari, ancien officier du Mossad, le
service secret d’Israël. Quand les Américains ont
voulu se défaire du personnage, parce que certains de leurs tribunaux
l’avaient imprudemment condamné, Noriega s’est déclaré
prêt à se défendre pendant mille ans, par patriotisme
panaméen, à la fois contre son peuple en révolte
et contre l’étranger ; il a reçu aussitôt
l’approbation publique des dictateurs bureaucratiques plus austères
de Cuba et du Nicaragua, au nom de l’anti-impérialisme.
Loin d’être une étrangeté étroitement
panaméenne, ce général Noriega, qui vend tout
et simule tout dans un monde qui partout fait de même, était,
de part en part, comme sorte d’homme d’une sorte d’État,
comme sorte de général, comme capitaliste, parfaitement
représentatif du spectaculaire intégré ; et des
réussites qu’il autorise dans les directions les plus variées
de sa politique intérieure et internationale. C’est un
modèle du prince de notre temps ; et parmi ceux qui
se destinent à venir et à rester au pouvoir où
que ce puisse être, les plus capables lui ressemblent beaucoup.
Ce n’est pas le Panama qui produit de telles merveilles, c’est
cette époque.
XX
Pour tout service de renseignements, sur ce point en accord avec la
juste théorie clausewitzienne de la guerre, un savoir
doit devenir un pouvoir. De là ce service tire à
présent son prestige, son espèce de poésie spéciale.
Tandis que l’intelligence a été si absolument chassée
du spectacle, qui ne permet pas d’agir et ne dit pas grand-chose
de vrai sur l’action des autres, elle semble presque s’être
réfugiée parmi ceux qui analysent des réalités,
et agissent secrètement sur des réalités. Récemment,
des révélations que Margaret Thatcher a tout fait pour
étouffer, mais en vain, les authentifiant de la sorte, ont montré
qu’en Angleterre ces services avaient déjà été
capables d’amener la chute d’un ministère dont ils
jugeaient la politique dangereuse. Le mépris général
que suscite le spectacle redonne ainsi, pour de nouvelles raisons, une
attirance à ce qui a pu être appelé, au temps de
Kipling, « le grand jeu ».
La « conception policière de l’histoire »
était au XIXe siècle une explication réactionnaire,
et ridicule, alors que tant de puissants mouvements sociaux agitaient
les masses. Les pseudo-contestataires d’aujourd’hui savent
bien cela, par ouï-dire ou par quelques livres, et croient que
cette conclusion est restée vraie pour l’éternité
; ils ne veulent jamais voir la pratique réelle de leur temps
; parce qu’elle est trop triste pour leurs froides espérances.
L’État ne l’ignore pas, et en joue.
Au moment où presque tous les aspects de la vie politique internationale,
et un nombre grandissant de ceux qui comptent dans la politique intérieure,
sont conduits et montrés dans le style des services secrets,
avec leurres, désinformation, double explication — celle
qui peut en cacher une autre, ou seulement en avoir l’air
— le spectacle se borne à faire connaître le monde
fatigant de l’incompréhensible obligatoire, une ennuyeuse
série de romans policiers privés de vie et où toujours
manque la conclusion. C’est là que la mise en scène
réaliste d’un combat de nègres, la nuit, dans un
tunnel, doit passer pour un ressort dramatique suffisant.
L’imbécillité croit que tout est clair, quand la
télévision a montré une belle image, et l’a
commentée d’un hardi mensonge. La demi-élite se
contente de savoir que presque tout est obscur, ambivalent, «
monté » en fonction de codes inconnus. Une élite
plus fermée voudrait savoir le vrai, très malaisé
à distinguer clairement dans chaque cas singulier, malgré
toutes les données réservées et les confidences
dont elle peut disposer. C’est pourquoi elle aimerait connaître
la méthode de la vérité, quoique chez elle cet
amour reste généralement malheureux.
XXI
Le secret domine ce monde, et d’abord comme secret de la domination.
Selon le spectacle, le secret ne serait qu’une nécessaire
exception à la règle de l’information abondamment
offerte sur toute la surface de la société, de même
que la domination, dans ce « monde libre » du spectaculaire
intégré, se serait réduite à n’être
qu’un Département exécutif au service de la démocratie.
Mais personne ne croit vraiment le spectacle. Comment les spectateurs
acceptent-ils l’existence du secret qui, à lui seul, garantit
qu’ils ne pourraient gérer un monde dont ils ignorent les
principales réalités, si par extraordinaire on leur demandait
vraiment leur avis sur la manière de s’y prendre ? C’est
un fait que le secret n’apparaît à presque personne
dans sa pureté inaccessible, et dans sa généralité
fonctionnelle. Tous admettent qu’il y ait inévitablement
une petite zone de secret réservée à des spécialistes
; et pour la généralité des choses, beaucoup croient
être dans le secret.
La Boétie a montré, dans le Discours sur la servitude
volontaire, comment le pouvoir d’un tyran doit rencontrer
de nombreux appuis parmi les cercles concentriques des individus qui
y trouvent, ou croient y trouver, leur avantage. Et de même beaucoup
de gens, parmi les politiques ou médiatiques qui sont flattés
qu’on ne puisse les soupçonner d’être des irresponsables
connaissent beaucoup de choses par relations et par confidences. Celui
qui est content d’être dans la confidence n’est guère
porté à la critiquer ; ni donc à remarquer que,
dans toutes les confidences, la part principale de réalité
lui sera toujours cachée. Il connaît, par la bienveillante
protection des tricheurs, un peu plus de cartes, mais qui peuvent être
fausses ; et jamais la méthode qui dirige et explique le jeu.
Il s’identifie donc tout de suite aux manipulateurs, et méprise
l’ignorance qu’au fond il partage. Car les bribes d’information
que l’on offre à ces familiers de la tyrannie mensongère
sont normalement infectées de mensonge, incontrôlables,
manipulées. Elles font plaisir pourtant à ceux qui y accèdent,
car ils se sentent supérieurs à tous ceux qui ne savent
rien. Elles ne valent du reste que pour faire mieux approuver la domination,
et jamais pour la comprendre effectivement. Elles constituent le privilège
des spectateurs de première classe : ceux qui ont la
sottise de croire qu’ils peuvent comprendre quelque chose, non
en se servant de ce qu’on leur cache, mais en croyant ce qu’on
leur révèle !
La domination est lucide au moins en ceci qu’elle attend de sa
propre gestion, libre et sans entraves, un assez grand nombre de catastrophes
de première grandeur pour très bientôt ; et cela
tant sur les terrains écologiques, chimique par exemple, que
sur les terrains économiques, bancaire par exemple. Elle s’est
mise, depuis quelque temps déjà, en situation de traiter
ces malheurs exceptionnels autrement que par le maniement habituel de
la douce désinformation.
XXII
Quant aux assassinats, en nombre croissant depuis plus de deux décennies,
qui sont restés entièrement inexpliqués —
car si l’on a parfois sacrifié quelque comparse jamais
il n’a été question de remonter aux commanditaires
— leur caractère de production en série a sa marque
: les mensonges patents, et changeants, des déclarations officielles
; Kennedy, Aldo Moro, Olaf Palme, des ministres ou financiers, un ou
deux papes, d’autres qui valaient mieux qu’eux. Ce syndrome
d’une maladie sociale récemment acquise s’est vite
répandu un peu partout, comme si, à partir des premiers
cas observés, il descendait des sommets des États,
sphère traditionnelle de ce genre d’attentats, et comme
si, en même temps, il remontait des bas-fonds, autre
lieu traditionnel des trafics illégaux et protections, où
s’est toujours déroulé ce genre de guerre, entre
professionnels. Ces pratiques tendent à se rencontrer au
milieu de toutes les affaires de la société, comme
si en effet l’État ne dédaignait pas de s’y
mêler, et la Mafia parvenait à s’y élever
; une sorte de jonction s’opérant par là.
On a tout entendu dire pour tenter d’expliquer accidentellement
ce nouveau genre de mystères : incompétence des polices,
sottise des juges d’instruction, inopportunes révélations
de la presse, crise de croissance des services secrets, malveillance
des témoins, grève catégorielle des délateurs.
Edgar Poe pourtant avait déjà trouvé la direction
certaine de la vérité, par son célèbre raisonnement
du Double assassinat dans la rue Morgue :
« Il me semble que le mystère est considéré
comme insoluble, par la raison même qui devrait le faire regarder
comme facile à résoudre — je veux parler du caractère
excessif sous lequel il apparaît… Dans des investigations
du genre de celle qui nous occupe, il ne faut pas tant se demander comment
les choses se sont passées, qu’étudier en quoi elles
se distinguent de tout ce qui est arrivé jusqu’à
présent. »
XXIII
En janvier 1988, la Mafia colombienne de la drogue publiait un communiqué
destiné à rectifier l’opinion du public sur sa prétendue
existence. La plus grande exigence d’une Mafia, où qu’elle
puisse être constituée, est naturellement d’établir
qu’elle n’existe pas, ou qu’elle a été
victime de calomnies peu scientifiques ; et c’est son premier
point de ressemblance avec le capitalisme. Mais en la circonstance,
cette Mafia irritée d’être seule mise en vedette,
est allée jusqu’à évoquer les autres groupements
qui voudraient se faire oublier en la prenant abusivement comme bouc
émissaire. Elle déclare : « Nous n’appartenons
pas, nous, à la mafia bureaucratique et politicienne, ni à
celle des banquiers et des financiers, ni à celle des millionnaires,
ni à la mafia des grands contrats frauduleux, à celle
des monopoles ou à celle du pétrole, ni à celle
des grands moyens de communication. »
On peut sans doute estimer que les auteurs de cette déclaration
ont intérêt à déverser, tout comme les autres,
leurs propres pratiques dans le vaste fleuve des eaux troubles de la
criminalité, et des illégalités plus banales, qui
arrose dans toute son étendue la société actuelle
; mais aussi il est juste de convenir que voilà des gens qui
savent mieux que d’autres, par profession, de quoi ils parlent.
La Mafia vient partout au mieux sur le sol de la société
moderne. Elle est en croissance aussi rapide que les autres produits
du travail par lequel la société du spectaculaire intégré
façonne son monde. La Mafia grandit avec les immenses progrès
des ordinateurs et de l’alimentation industrielle, de la complète
reconstruction urbaine et du bidonville, des services spéciaux
et de l’analphabétisme.
XXIV
La Mafia n’était qu’un archaïsme transplanté,
quand elle commençait à se manifester au début
du siècle aux États-Unis, avec l’immigration de
travailleurs siciliens ; comme au même instant apparaissaient
sur la côte ouest des guerres de gangs entre les sociétés
secrètes chinoises. Fondée sur l’obscurantisme et
la misère, la Mafia ne pouvait alors même pas s’implanter
dans l’Italie du Nord. Elle semblait condamnée à
s’effacer partout devant l’État moderne. C’était
une forme de crime organisé qui ne pouvait prospérer que
sur la « protection » de minorités attardées,
en dehors du monde des villes, là où ne pouvait pas pénétrer
le contrôle d’une police rationnelle et des lois de la bourgeoisie.
La tactique défensive de la Mafia ne pouvait jamais être
que la suppression des témoignages, pour neutraliser la police
et la justice, et faire régner dans sa sphère d’activité
le secret qui lui est nécessaire. Elle a par la suite trouvé
un champ nouveau dans le nouvel obscurantisme de la société
du spectaculaire diffus, puis intégré : avec la victoire
totale du secret, la démission générale des citoyens,
la perte complète de la logique, et les progrès de la
vénalité et de la lâcheté universelles, toutes
les conditions favorables furent réunies pour qu’elle devînt
une puissance moderne, et offensive.
La Prohibition américaine — grand exemple des prétentions
des États du siècle au contrôle autoritaire de tout,
et des résultats qui en découlent — a laissé
au crime organisé, pendant plus d’une décennie,
la gestion du commerce de l’alcool. La Mafia, à partir
de là enrichie et exercée, s’est liée à
la politique électorale, aux affaires, au développement
du marché des tueurs professionnels, à certains détails
de la politique internationale. Ainsi, elle fut favorisée par
le gouvernement de Washington pendant la Deuxième Guerre mondiale,
pour aider à l’invasion de la Sicile. L’alcool redevenu
légal a été remplacé par les stupéfiants,
qui ont alors constitué la marchandise-vedette des consommations
illégales. Puis elle a pris une importance considérable
dans l’immobilier, les banques, la grande politique et les grandes
affaires de l’État, puis les industries du spectacle :
télévision, cinéma, édition. C’est
aussi vrai déjà, aux États-Unis en tout cas, pour
l’industrie même du disque, comme partout où la publicité
d’un produit dépend d’un nombre assez concentré
de gens. On peut donc facilement faire pression sur eux, en les achetant
ou en les intimidant, puisque l’on dispose évidemment de
bien assez de capitaux, ou d’hommes de main qui ne peuvent être
reconnus ni punis. En corrompant les disc-jockeys, on décide
donc de ce qui devra être le succès, parmi des marchandises
si également misérables.
C’est sans doute en Italie que la Mafia, au retour de ses expériences
et conquêtes américaines, a acquis la plus grande force
: depuis l’époque de son compromis historique avec le gouvernement
parallèle, elle s’est trouvée en situation de faire
tuer des juges d’instruction ou des chefs de police : pratique
qu’elle avait pu inaugurer dans sa participation aux montages
du « terrorisme » politique. Dans des conditions relativement
indépendantes, l’évolution similaire de l’équivalent
japonais de la Mafia prouve bien l’unité de l’époque.
On se trompe chaque fois que l’on veut expliquer quelque chose
en opposant la Mafia à l’État : ils ne sont jamais
en rivalité. La théorie vérifie avec facilité
ce que toutes les rumeurs de la vie pratique avaient trop facilement
montré. La Mafia n’est pas étrangère dans
ce monde ; elle y est parfaitement chez elle. Au moment du spectaculaire
intégré, elle règne en fait comme le modèle
de toutes les entreprises commerciales avancées.