Commentaires sur la Société du Spectacle
XVII à XXIV

par Guy-Ernest Debord

XVII

Renversant une formule fameuse de Hegel, je notais déjà en 1967 que « dans le monde réellement renversé, le vrai est un moment du faux ». Les années passées depuis lors ont montré les progrès de ce principe dans chaque domaine particulier, sans exception.

Ainsi, dans une époque où ne peut plus exister d’art contemporain, il devient difficile de juger des arts classiques. Ici comme ailleurs, l’ignorance n’est produite que pour être exploitée. En même temps que se perdent ensemble le sens de l’histoire et le goût, on organise des réseaux de falsification. Il suffit de tenir les experts et les commissaires-priseurs, et c’est assez facile, pour tout faire passer puisque dans les affaires de cette nature, comme finalement dans les autres, c’est la vente qui authentifie toute valeur. Après, ce sont les collectionneurs ou les musées, notamment américains, qui, gorgés de faux, auront intérêt à en maintenir la bonne réputation, tout comme le Fonds Monétaire International maintient la fiction de la valeur positive des immenses dettes de cent nations.

Le faux forme le goût, et soutient le faux, en faisant sciemment disparaître la possibilité de référence à l’authentique. On refait même le vrai, dès que c’est possible, pour le faire ressembler au faux. Les Américains, étant les plus riches et les plus modernes, ont été les principales dupes de ce commerce du faux en art. Et ce sont justement les mêmes qui financent les travaux de restauration de Versailles ou de la Chapelle Sixtine. C’est pourquoi les fresques de Michel-Ange devront prendre des couleurs ravivées de bande dessinée, et les meubles authentiques de Versailles acquérir ce vif éclat de la dorure qui les fera ressembler beaucoup au faux mobilier d’époque Louis XIV importé à grands frais au Texas.

Le jugement de Feuerbach, sur le fait que son temps préférait « l’image à la chose, la copie à l’original, la représentation à la réalité », a été entièrement confirmé par le siècle du spectacle, et cela dans plusieurs domaines où le XIXe siècle avait voulu rester à l’écart de ce qui était déjà sa nature profonde : la production industrielle capitaliste. C’est ainsi que la bourgeoisie avait beaucoup répandu l’esprit rigoureux du musée, de l’objet original, de la critique historique exacte, du document authentique. Mais aujourd’hui, c’est partout que le factice a tendance à remplacer le vrai. À ce point, c’est très opportunément que la pollution due à la circulation des automobiles oblige à remplacer par des répliques en plastique les chevaux de Marly ou les statues romanes du portail de Saint-Trophime. Tout sera en somme plus beau qu’avant, pour être photographié par des touristes.

Le point culminant est sans doute atteint par le risible faux bureaucratique chinois des grandes statues de la vaste armée industrielle du Premier Empereur, que tant d’hommes d’État en voyage ont été conviés à admirer in situ. Cela prouve donc, puisque l’on a pu se moquer d’eux si cruellement, qu’aucun ne disposait, dans la masse de tous leurs conseillers, d’un seul individu qui connaisse l’histoire de l’art, en Chine ou hors de Chine. On sait que leur instruction a été tout autre : « L’ordinateur de Votre Excellence n’en a pas été informé. » Cette constatation que, pour la première fois, on peut gouverner sans avoir aucune connaissance artistique ni aucun sens de l’authentique ou de l’impossible, pourrait à elle seule suffire à conjecturer que tous ces naïfs jobards de l’économie et de l’administration vont probablement conduire le monde à quelque grande catastrophe ; si leur pratique effective ne l’avait pas déjà montré.

XVIII

Notre société est bâtie sur le secret, depuis les « sociétés-écrans » qui mettent à l’abri de toute lumière les biens concentrés des possédants jusqu’au « secret-défense » qui couvre aujourd’hui un immense domaine de pleine liberté extrajudiciaire de l’État ; depuis les secrets, souvent effrayants, de la fabrication pauvre, qui sont cachés derrière la publicité, jusqu’aux projections des variantes de l’avenir extrapolé, sur lesquelles la domination lit seule le cheminement le plus probable de ce qu’elle affirme n’avoir aucune sorte d’existence, tout en calculant les réponses qu’elle y apportera mystérieusement. On peut faire à ce propos quelques observations.

Il y a toujours un plus grand nombre de lieux, dans les grandes villes comme dans quelques espaces réservés de la campagne, qui sont inaccessibles, c’est-à-dire gardés et protégés de tout regard ; qui sont mis hors de portée de la curiosité innocente, et fortement abrités de l’espionnage. Sans être tous proprement militaires, ils sont sur ce modèle placés au-delà de tout risque de contrôle par des passants ou des habitants ; ou même par la police, qui a vu depuis longtemps ses fonctions ramenées aux seules surveillance et répression de la délinquance la plus commune. Et c’est ainsi qu’en Italie, lorsque Aldo Moro était prisonnier de Potere Due, il n’a pas été détenu dans un bâtiment plus ou moins introuvable, mais simplement dans un bâtiment impénétrable.

Il y a toujours un plus grand nombre d’hommes formés pour agir dans le secret ; instruits et exercés à ne faire que cela. Ce sont des détachements spéciaux d’hommes armés d’archives réservées, c’est-à-dire d’observations et d’analyses secrètes. Et d’autres sont armés de diverses techniques pour l’exploitation et la manipulation de ces affaires secrètes. Enfin, quand il s’agit de leurs branches « Action », ils peuvent également être équipés d’autres capacités de simplification des problèmes étudiés.

Tandis que les moyens attribués à ces hommes spécialisés dans la surveillance et l’influence deviennent plus grands, ils rencontrent aussi des circonstances générales qui leur sont chaque année plus favorables. Quand par exemple les nouvelles conditions de la société du spectaculaire intégré ont forcé sa critique à rester réellement clandestine, non parce qu’elle se cache mais puisqu’elle est cachée par la pesante mise en scène de la pensée du divertissement, ceux qui sont pourtant chargés de surveiller cette critique, et au besoin de la démentir, peuvent finalement employer contre elle les recours traditionnels dans le milieu de la clandestinité : provocation, infiltrations, et diverses formes d’élimination de la critique authentique au profit d’une fausse qui aura pu être mise en place à cet effet. L’incertitude grandit, à tout propos, quand l’imposture générale du spectacle s’enrichit d’une possibilité de recours à mille impostures particulières. Un crime inexpliqué peut aussi être dit suicide, en prison comme ailleurs ; et la dissolution de la logique permet des enquêtes et des procès qui décollent verticalement dans le déraisonnable, et qui sont fréquemment faussés dès l’origine par d’extravagantes autopsies, que pratiquent de singuliers experts.

Depuis longtemps, on s’est habitué partout à voir exécuter sommairement toutes sortes de gens. Les terroristes connus, ou considérés comme tels, sont combattus ouvertement d’une manière terroriste. Le Mossad va tuer au loin Abou Jihad, ou les S.A.S. anglais des Irlandais, ou la police parallèle du « GAL » des Basques. Ceux que l’on fait tuer par de supposés terroristes ne sont pas eux-mêmes choisis sans raison ; mais il est généralement impossible d’être assuré de connaître ces raisons. On peut savoir que la gare de Bologne a sauté pour que l’Italie continue d’être bien gouvernée ; et ce que sont les « Escadrons de la mort » au Brésil ; et que la Mafia peut incendier un hôtel aux États-Unis pour appuyer un racket. Mais comment savoir à quoi ont pu servir, au fond, les « tueurs fous du Brabant » ? Il est difficile d’appliquer le principe Cui prodest ? dans un monde où tant d’intérêts agissants sont si bien cachés. De sorte que, sous le spectaculaire intégré, on vit et on meurt au point de confluence d’un très grand nombre de mystères.

Des rumeurs médiatiques-policières prennent à l’instant, ou au pire après avoir été répétées trois ou quatre fois, le poids indiscuté de preuves historiques séculaires. Selon l’autorité légendaire du spectacle du jour, d’étranges personnages éliminés dans le silence reparaissent comme survivants fictifs, dont le retour pourra toujours être évoqué ou supputé, et prouvé par le plus simple on-dit des spécialistes. Ils sont quelque part entre l’Achéron et le Léthé, ces morts qui n’ont pas été régulièrement enterrés par le spectacle, ils sont censés dormir en attendant qu’on veuille les réveiller, tous, le terroriste redescendu des collines et le pirate revenu de la mer ; et le voleur qui n’a plus besoin de voler.

L’incertitude est ainsi organisée partout. La protection de la domination procède très souvent par fausses attaques, dont le traitement médiatique fera perdre de vue la véritable opération : tel le bizarre coup de force de Tejero et de ses gardes civils aux Cortès en 1981, dont l’échec devait cacher un autre pronunciamiento plus moderne, c’est-à-dire masqué, qui a réussi. Également voyant, l’échec d’un sabotage par les services spéciaux français, en 1985, en Nouvelle-Zélande, a été parfois considéré comme un stratagème, peut-être destiné à détourner l’attention des nombreux nouveaux emplois de ces services, en faisant croire à leur caricaturale maladresse dans le choix des objectifs comme dans les modalités de l’exécution. Et plus assurément il a été presque partout estimé que les recherches géologiques d’un gisement pétrolier dans le sous-sol de la ville de Paris, qui ont été bruyamment menées à l’automne de 1986, n’avaient pas d’autre intention sérieuse que celle de mesurer le point qu’avait pu atteindre la capacité d’hébétude et de soumission des habitants ; en leur montrant une prétendue recherche si parfaitement démentielle sur le plan économique.

Le pouvoir est devenu si mystérieux qu’après l’affaire des ventes illégales d’armes à l’Iran par la présidence des États-Unis, on a pu se demander qui commandait vraiment aux États-Unis, la plus forte puissance du monde dit démocratique ? Et donc qui diable peut commander le monde démocratique ?

Plus profondément, dans ce monde officiellement si plein de respect pour toutes les nécessités économiques, personne ne sait jamais ce que coûte véritablement n’importe quelle chose produite : en effet, la part la plus importante du coût réel n’est jamais calculée ; et le reste est tenu secret.

XIX

Le général Noriega s’est fait un instant connaître mondialement au début de l’année 1988. Il était dictateur sans titre du Panama, pays sans armée, où il commandait la Garde Nationale. Car le Panama n’est pas vraiment un État souverain : il a été creusé pour son canal, et non l’inverse. Le dollar est sa monnaie, et la véritable armée qui y stationne est pareillement étrangère. Noriega avait donc fait toute sa carrière, ici parfaitement identique à celle de Jaruzelski en Pologne, comme général-policier, au service de l’occupant. Il était importateur de drogue aux États-Unis, car le Panama ne rapporte pas assez, et il exportait en Suisse ses capitaux « panaméens ». Il avait travaillé avec la C.I.A. contre Cuba et, pour avoir la couverture adéquate à ses activités économiques, il avait aussi dénoncé aux autorités américaines, si obsédées par ce problème, un certain nombre de ses rivaux dans l’importation. Son principal conseiller en matière de sécurité, qui donnait de la jalousie à Washington, était le meilleur sur le marché, Michael Harari, ancien officier du Mossad, le service secret d’Israël. Quand les Américains ont voulu se défaire du personnage, parce que certains de leurs tribunaux l’avaient imprudemment condamné, Noriega s’est déclaré prêt à se défendre pendant mille ans, par patriotisme panaméen, à la fois contre son peuple en révolte et contre l’étranger ; il a reçu aussitôt l’approbation publique des dictateurs bureaucratiques plus austères de Cuba et du Nicaragua, au nom de l’anti-impérialisme.

Loin d’être une étrangeté étroitement panaméenne, ce général Noriega, qui vend tout et simule tout dans un monde qui partout fait de même, était, de part en part, comme sorte d’homme d’une sorte d’État, comme sorte de général, comme capitaliste, parfaitement représentatif du spectaculaire intégré ; et des réussites qu’il autorise dans les directions les plus variées de sa politique intérieure et internationale. C’est un modèle du prince de notre temps ; et parmi ceux qui se destinent à venir et à rester au pouvoir où que ce puisse être, les plus capables lui ressemblent beaucoup. Ce n’est pas le Panama qui produit de telles merveilles, c’est cette époque.

XX

Pour tout service de renseignements, sur ce point en accord avec la juste théorie clausewitzienne de la guerre, un savoir doit devenir un pouvoir. De là ce service tire à présent son prestige, son espèce de poésie spéciale. Tandis que l’intelligence a été si absolument chassée du spectacle, qui ne permet pas d’agir et ne dit pas grand-chose de vrai sur l’action des autres, elle semble presque s’être réfugiée parmi ceux qui analysent des réalités, et agissent secrètement sur des réalités. Récemment, des révélations que Margaret Thatcher a tout fait pour étouffer, mais en vain, les authentifiant de la sorte, ont montré qu’en Angleterre ces services avaient déjà été capables d’amener la chute d’un ministère dont ils jugeaient la politique dangereuse. Le mépris général que suscite le spectacle redonne ainsi, pour de nouvelles raisons, une attirance à ce qui a pu être appelé, au temps de Kipling, « le grand jeu ».

La « conception policière de l’histoire » était au XIXe siècle une explication réactionnaire, et ridicule, alors que tant de puissants mouvements sociaux agitaient les masses. Les pseudo-contestataires d’aujourd’hui savent bien cela, par ouï-dire ou par quelques livres, et croient que cette conclusion est restée vraie pour l’éternité ; ils ne veulent jamais voir la pratique réelle de leur temps ; parce qu’elle est trop triste pour leurs froides espérances. L’État ne l’ignore pas, et en joue.

Au moment où presque tous les aspects de la vie politique internationale, et un nombre grandissant de ceux qui comptent dans la politique intérieure, sont conduits et montrés dans le style des services secrets, avec leurres, désinformation, double explication — celle qui peut en cacher une autre, ou seulement en avoir l’air — le spectacle se borne à faire connaître le monde fatigant de l’incompréhensible obligatoire, une ennuyeuse série de romans policiers privés de vie et où toujours manque la conclusion. C’est là que la mise en scène réaliste d’un combat de nègres, la nuit, dans un tunnel, doit passer pour un ressort dramatique suffisant.

L’imbécillité croit que tout est clair, quand la télévision a montré une belle image, et l’a commentée d’un hardi mensonge. La demi-élite se contente de savoir que presque tout est obscur, ambivalent, « monté » en fonction de codes inconnus. Une élite plus fermée voudrait savoir le vrai, très malaisé à distinguer clairement dans chaque cas singulier, malgré toutes les données réservées et les confidences dont elle peut disposer. C’est pourquoi elle aimerait connaître la méthode de la vérité, quoique chez elle cet amour reste généralement malheureux.

XXI

Le secret domine ce monde, et d’abord comme secret de la domination. Selon le spectacle, le secret ne serait qu’une nécessaire exception à la règle de l’information abondamment offerte sur toute la surface de la société, de même que la domination, dans ce « monde libre » du spectaculaire intégré, se serait réduite à n’être qu’un Département exécutif au service de la démocratie. Mais personne ne croit vraiment le spectacle. Comment les spectateurs acceptent-ils l’existence du secret qui, à lui seul, garantit qu’ils ne pourraient gérer un monde dont ils ignorent les principales réalités, si par extraordinaire on leur demandait vraiment leur avis sur la manière de s’y prendre ? C’est un fait que le secret n’apparaît à presque personne dans sa pureté inaccessible, et dans sa généralité fonctionnelle. Tous admettent qu’il y ait inévitablement une petite zone de secret réservée à des spécialistes ; et pour la généralité des choses, beaucoup croient être dans le secret.

La Boétie a montré, dans le Discours sur la servitude volontaire, comment le pouvoir d’un tyran doit rencontrer de nombreux appuis parmi les cercles concentriques des individus qui y trouvent, ou croient y trouver, leur avantage. Et de même beaucoup de gens, parmi les politiques ou médiatiques qui sont flattés qu’on ne puisse les soupçonner d’être des irresponsables connaissent beaucoup de choses par relations et par confidences. Celui qui est content d’être dans la confidence n’est guère porté à la critiquer ; ni donc à remarquer que, dans toutes les confidences, la part principale de réalité lui sera toujours cachée. Il connaît, par la bienveillante protection des tricheurs, un peu plus de cartes, mais qui peuvent être fausses ; et jamais la méthode qui dirige et explique le jeu. Il s’identifie donc tout de suite aux manipulateurs, et méprise l’ignorance qu’au fond il partage. Car les bribes d’information que l’on offre à ces familiers de la tyrannie mensongère sont normalement infectées de mensonge, incontrôlables, manipulées. Elles font plaisir pourtant à ceux qui y accèdent, car ils se sentent supérieurs à tous ceux qui ne savent rien. Elles ne valent du reste que pour faire mieux approuver la domination, et jamais pour la comprendre effectivement. Elles constituent le privilège des spectateurs de première classe : ceux qui ont la sottise de croire qu’ils peuvent comprendre quelque chose, non en se servant de ce qu’on leur cache, mais en croyant ce qu’on leur révèle !

La domination est lucide au moins en ceci qu’elle attend de sa propre gestion, libre et sans entraves, un assez grand nombre de catastrophes de première grandeur pour très bientôt ; et cela tant sur les terrains écologiques, chimique par exemple, que sur les terrains économiques, bancaire par exemple. Elle s’est mise, depuis quelque temps déjà, en situation de traiter ces malheurs exceptionnels autrement que par le maniement habituel de la douce désinformation.

XXII

Quant aux assassinats, en nombre croissant depuis plus de deux décennies, qui sont restés entièrement inexpliqués — car si l’on a parfois sacrifié quelque comparse jamais il n’a été question de remonter aux commanditaires — leur caractère de production en série a sa marque : les mensonges patents, et changeants, des déclarations officielles ; Kennedy, Aldo Moro, Olaf Palme, des ministres ou financiers, un ou deux papes, d’autres qui valaient mieux qu’eux. Ce syndrome d’une maladie sociale récemment acquise s’est vite répandu un peu partout, comme si, à partir des premiers cas observés, il descendait des sommets des États, sphère traditionnelle de ce genre d’attentats, et comme si, en même temps, il remontait des bas-fonds, autre lieu traditionnel des trafics illégaux et protections, où s’est toujours déroulé ce genre de guerre, entre professionnels. Ces pratiques tendent à se rencontrer au milieu de toutes les affaires de la société, comme si en effet l’État ne dédaignait pas de s’y mêler, et la Mafia parvenait à s’y élever ; une sorte de jonction s’opérant par là.

On a tout entendu dire pour tenter d’expliquer accidentellement ce nouveau genre de mystères : incompétence des polices, sottise des juges d’instruction, inopportunes révélations de la presse, crise de croissance des services secrets, malveillance des témoins, grève catégorielle des délateurs. Edgar Poe pourtant avait déjà trouvé la direction certaine de la vérité, par son célèbre raisonnement du Double assassinat dans la rue Morgue :

« Il me semble que le mystère est considéré comme insoluble, par la raison même qui devrait le faire regarder comme facile à résoudre — je veux parler du caractère excessif sous lequel il apparaît… Dans des investigations du genre de celle qui nous occupe, il ne faut pas tant se demander comment les choses se sont passées, qu’étudier en quoi elles se distinguent de tout ce qui est arrivé jusqu’à présent. »

XXIII

En janvier 1988, la Mafia colombienne de la drogue publiait un communiqué destiné à rectifier l’opinion du public sur sa prétendue existence. La plus grande exigence d’une Mafia, où qu’elle puisse être constituée, est naturellement d’établir qu’elle n’existe pas, ou qu’elle a été victime de calomnies peu scientifiques ; et c’est son premier point de ressemblance avec le capitalisme. Mais en la circonstance, cette Mafia irritée d’être seule mise en vedette, est allée jusqu’à évoquer les autres groupements qui voudraient se faire oublier en la prenant abusivement comme bouc émissaire. Elle déclare : « Nous n’appartenons pas, nous, à la mafia bureaucratique et politicienne, ni à celle des banquiers et des financiers, ni à celle des millionnaires, ni à la mafia des grands contrats frauduleux, à celle des monopoles ou à celle du pétrole, ni à celle des grands moyens de communication. »

On peut sans doute estimer que les auteurs de cette déclaration ont intérêt à déverser, tout comme les autres, leurs propres pratiques dans le vaste fleuve des eaux troubles de la criminalité, et des illégalités plus banales, qui arrose dans toute son étendue la société actuelle ; mais aussi il est juste de convenir que voilà des gens qui savent mieux que d’autres, par profession, de quoi ils parlent. La Mafia vient partout au mieux sur le sol de la société moderne. Elle est en croissance aussi rapide que les autres produits du travail par lequel la société du spectaculaire intégré façonne son monde. La Mafia grandit avec les immenses progrès des ordinateurs et de l’alimentation industrielle, de la complète reconstruction urbaine et du bidonville, des services spéciaux et de l’analphabétisme.

XXIV

La Mafia n’était qu’un archaïsme transplanté, quand elle commençait à se manifester au début du siècle aux États-Unis, avec l’immigration de travailleurs siciliens ; comme au même instant apparaissaient sur la côte ouest des guerres de gangs entre les sociétés secrètes chinoises. Fondée sur l’obscurantisme et la misère, la Mafia ne pouvait alors même pas s’implanter dans l’Italie du Nord. Elle semblait condamnée à s’effacer partout devant l’État moderne. C’était une forme de crime organisé qui ne pouvait prospérer que sur la « protection » de minorités attardées, en dehors du monde des villes, là où ne pouvait pas pénétrer le contrôle d’une police rationnelle et des lois de la bourgeoisie. La tactique défensive de la Mafia ne pouvait jamais être que la suppression des témoignages, pour neutraliser la police et la justice, et faire régner dans sa sphère d’activité le secret qui lui est nécessaire. Elle a par la suite trouvé un champ nouveau dans le nouvel obscurantisme de la société du spectaculaire diffus, puis intégré : avec la victoire totale du secret, la démission générale des citoyens, la perte complète de la logique, et les progrès de la vénalité et de la lâcheté universelles, toutes les conditions favorables furent réunies pour qu’elle devînt une puissance moderne, et offensive.

La Prohibition américaine — grand exemple des prétentions des États du siècle au contrôle autoritaire de tout, et des résultats qui en découlent — a laissé au crime organisé, pendant plus d’une décennie, la gestion du commerce de l’alcool. La Mafia, à partir de là enrichie et exercée, s’est liée à la politique électorale, aux affaires, au développement du marché des tueurs professionnels, à certains détails de la politique internationale. Ainsi, elle fut favorisée par le gouvernement de Washington pendant la Deuxième Guerre mondiale, pour aider à l’invasion de la Sicile. L’alcool redevenu légal a été remplacé par les stupéfiants, qui ont alors constitué la marchandise-vedette des consommations illégales. Puis elle a pris une importance considérable dans l’immobilier, les banques, la grande politique et les grandes affaires de l’État, puis les industries du spectacle : télévision, cinéma, édition. C’est aussi vrai déjà, aux États-Unis en tout cas, pour l’industrie même du disque, comme partout où la publicité d’un produit dépend d’un nombre assez concentré de gens. On peut donc facilement faire pression sur eux, en les achetant ou en les intimidant, puisque l’on dispose évidemment de bien assez de capitaux, ou d’hommes de main qui ne peuvent être reconnus ni punis. En corrompant les disc-jockeys, on décide donc de ce qui devra être le succès, parmi des marchandises si également misérables.

C’est sans doute en Italie que la Mafia, au retour de ses expériences et conquêtes américaines, a acquis la plus grande force : depuis l’époque de son compromis historique avec le gouvernement parallèle, elle s’est trouvée en situation de faire tuer des juges d’instruction ou des chefs de police : pratique qu’elle avait pu inaugurer dans sa participation aux montages du « terrorisme » politique. Dans des conditions relativement indépendantes, l’évolution similaire de l’équivalent japonais de la Mafia prouve bien l’unité de l’époque.

On se trompe chaque fois que l’on veut expliquer quelque chose en opposant la Mafia à l’État : ils ne sont jamais en rivalité. La théorie vérifie avec facilité ce que toutes les rumeurs de la vie pratique avaient trop facilement montré. La Mafia n’est pas étrangère dans ce monde ; elle y est parfaitement chez elle. Au moment du spectaculaire intégré, elle règne en fait comme le modèle de toutes les entreprises commerciales avancées.