Commentaires sur la Société du Spectacle
IX à XVI

par Guy-Ernest Debord

IX

Cette démocratie si parfaite fabrique elle-même son inconcevable ennemi, le terrorisme. Elle veut, en effet, être jugée sur ses ennemis plutôt que sur ses résultats. L’histoire du terrorisme est écrite par l’État ; elle est donc éducative. Les populations spectatrices ne peuvent certes pas tout savoir du terrorisme, mais elles peuvent toujours en savoir assez pour être persuadées que, par rapport à ce terrorisme, tout le reste devra leur sembler plutôt acceptable, en tout cas plus rationnel et plus démocratique.

La modernisation de la répression a fini par mettre au point, d’abord dans l’expérience-pilote de l’Italie sous le nom de « repentis », des accusateurs professionnels assermentés ; ce qu’à leur première apparition au XVIIe siècle, lors des troubles de la Fronde, on avait appelé des « témoins à brevet ». Ce progrès spectaculaire de la Justice a peuplé les prisons italiennes de plusieurs milliers de condamnés qui expient une guerre civile qui n’a pas eu lieu, une sorte de vaste insurrection armée qui par hasard n’a jamais vu venir son heure, un putschisme tissé de l’étoffe dont sont faits les rêves.

On peut remarquer que l’interprétation des mystères du terrorisme paraît avoir introduit une symétrie entre des opinions contradictoires ; comme s’il s’agissait de deux écoles philosophiques professant des constructions métaphysiques absolument antagonistes. Certains ne verraient dans le terrorisme rien de plus que quelques évidentes manipulations par des services secrets ; d’autres estimeraient qu’au contraire il ne faut reprocher aux terroristes que leur manque total de sens historique. L’emploi d’un peu de logique historique permettrait de conclure assez vite qu’il n’y a rien de contradictoire à considérer que des gens qui manquent de tout sens historique peuvent également être manipulés ; et même encore plus facilement que d’autres. Il est aussi plus facile d’amener à « se repentir » quelqu’un à qui l’on peut montrer que l’on savait tout, d’avance, de ce qu’il a cru faire librement. C’est un effet inévitable des formes organisationnelles clandestines de type militaire, qu’il suffit d’infiltrer peu de gens en certains points du réseau pour en faire marcher, et tomber, beaucoup. La critique, dans ces questions d’évaluation des luttes armées, doit analyser quelquefois une de ces opérations en particulier, sans se laisser égarer par la ressemblance générale que toutes auraient éventuellement revêtue. On devrait d’ailleurs s’attendre, comme logiquement probable, à ce que les services de protection de l’État pensent à utiliser tous les avantages qu’ils rencontrent sur le terrain du spectacle, lequel justement a été de longue date organisé pour cela ; c’est au contraire la difficulté de s’en aviser qui est étonnante, et ne sonne pas juste.

L’intérêt actuel de la justice répressive dans ce domaine consiste bien sûr à généraliser au plus vite. L’important dans cette sorte de marchandise, c’est l’emballage, ou l’étiquette : les barres de codage. Tout ennemi de la démocratie spectaculaire en vaut un autre, comme se valent toutes les démocraties spectaculaires. Ainsi, il ne peut plus y avoir de droit d’asile pour les terroristes, et même si l’on ne leur reproche pas de l’avoir été, ils vont certainement le devenir, et l’extradition s’impose. En novembre 1978, sur le cas de Gabor Winter, jeune ouvrier typographe accusé principalement, par le gouvernement de la République Fédérale Allemande, d’avoir rédigé quelques tracts révolutionnaires, Mlle Nicole Pradain, représentant du ministère public devant la Chambre d’accusation de la Cour d’appel de Paris, a vite démontré que « les motivations politiques », seule cause de refus d’extradition prévue par la convention franco-allemande du 29 novembre 1951, ne pouvaient être invoquées :

« Gabor Winter n’est pas un délinquant politique, mais social. Il refuse les contraintes sociales. Un vrai délinquant politique n’a pas de sentiment de rejet devant la société. Il s’attaque aux structures politiques et non, comme Gabor Winter, aux structures sociales. » La notion du délit politique respectable ne s’est vue reconnaître en Europe qu’à partir du moment où la bourgeoisie avait attaqué avec succès les structures sociales antérieurement établies. La qualité de délit politique ne pouvait se disjoindre des diverses intentions de la critique sociale. C’était vrai pour Blanqui, Varlin, Durruti. On affecte donc maintenant de vouloir garder, comme un luxe peu coûteux, un délit purement politique, que personne sans doute n’aura plus jamais l’occasion de commettre, puisque personne ne s’intéresse plus au sujet ; hormis les professionnels de la politique eux-mêmes, dont les délits ne sont presque jamais poursuivis, et ne s’appellent pas non plus politiques. Tous les délits et les crimes sont effectivement sociaux. Mais de tous les crimes sociaux, aucun ne devra être regardé comme pire que l’impertinente prétention de vouloir encore changer quelque chose dans cette société, qui pense qu’elle n’a été jusqu’ici que trop patiente et trop bonne ; mais qui ne veut plus être blâmée.

X

La dissolution de la logique a été poursuivie, selon les intérêts fondamentaux du nouveau système de domination, par différents moyens qui ont opéré en se prêtant toujours un soutien réciproque. Plusieurs de ces moyens tiennent à l’instrumentation technique qu’a expérimentée et popularisée le spectacle ; mais quelques-uns sont plutôt liés à la psychologie de masse de la soumission.

Sur le plan des techniques, quand l’image construite et choisie par quelqu’un d’autre est devenue le principal rapport de l’individu au monde qu’auparavant il regardait par lui-même, de chaque endroit où il pouvait aller, on n’ignore évidemment pas que l’image va supporter tout ; parce qu’à l’intérieur d’une même image on peut juxtaposer sans contradiction n’importe quoi. Le flux des images emporte tout, et c’est également quelqu’un d’autre qui gouverne à son gré ce résumé simplifié du monde sensible ; qui choisit où ira ce courant, et aussi le rythme de ce qui devra s’y manifester, comme perpétuelle surprise arbitraire, ne voulant laisser nul temps à la réflexion, et tout à fait indépendamment de ce que le spectateur peut en comprendre ou en penser. Dans cette expérience concrète de la soumission permanente, se trouve la racine psychologique de l’adhésion si générale à ce qui est là ; qui en vient à lui reconnaître ipso facto une valeur suffisante. Le discours spectaculaire tait évidemment, outre ce qui est proprement secret, tout ce qui ne lui convient pas. Il isole toujours, de ce qu’il montre, l’entourage, le passé, les intentions, les conséquences. Il est donc totalement illogique. Puisque personne ne peut plus le contredire, le spectacle a le droit de se contredire lui-même, de rectifier son passé. La hautaine attitude de ses serviteurs quand ils ont à faire savoir une version nouvelle, et peut-être plus mensongère encore, de certains faits, est de rectifier rudement l’ignorance et les mauvaises interprétations attribuées à leur public, alors qu’ils sont ceux-là mêmes qui s’empressaient la veille de répandre cette erreur, avec leur assurance coutumière. Ainsi, l’enseignement du spectacle et l’ignorance des spectateurs passent indûment pour des facteurs antagoniques alors qu’ils naissent l’un de l’autre. Le langage binaire de l’ordinateur est également une irrésistible incitation à admettre dans chaque instant, sans réserve, ce qui a été programmé comme l’a bien voulu quelqu’un d’autre, et qui se fait passer pour la source intemporelle d’une logique supérieure, impartiale et totale. Quel gain de vitesse, et de vocabulaire, pour juger de tout ! Politique ? Social ? Il faut choisir. Ce qui est l’un ne peut être l’autre. Mon choix s’impose. On nous siffle, et l’on sait pour qui sont ces structures. Il n’est donc pas surprenant que, dès l’enfance, les écoliers aillent facilement commencer, et avec enthousiasme, par le Savoir Absolu de l’informatique : tandis qu’ils ignorent toujours davantage la lecture, qui exige un véritable jugement à toutes les lignes ; et qui seule aussi peu donner accès à la vaste expérience humaine antéspectaculaire. Car la conversation est presque morte, et bientôt le seront beaucoup de ceux qui savaient parler.

Sur le plan des moyens de la pensée des populations contemporaines, la première cause de la décadence tient clairement au fait que tout discours montré dans le spectacle ne laisse aucune place à la réponse ; et la logique ne s’était socialement formée que dans le dialogue. Mais aussi, quand s’est répandu le respect de ce qui parle dans le spectacle, qui est censé être important, riche, prestigieux, qui est l’autorité même, la tendance se répand aussi parmi les spectateurs de vouloir être aussi illogiques que le spectacle, pour afficher un reflet individuel de cette autorité. Enfin, la logique n’est pas facile, et personne n’a souhaité la leur enseigner. Aucun drogué n’étudie la logique ; parce qu’il n’en a plus besoin, et parce qu’il n’en a plus la possibilité. Cette paresse du spectateur est aussi celle de n’importe quel cadre intellectuel, du spécialiste vite formé, qui essaiera dans tous les cas de cacher les étroites limites de ses connaissances par la répétition dogmatique de quelque argument d’autorité illogique.

XI

On croit généralement que ceux qui ont montré la plus grande incapacité en matière de logique sont précisément ceux qui se sont proclamés révolutionnaires. Ce reproche injustifié vient d’une époque antérieure, où presque tout le monde pensait avec un minimum de logique, à l’éclatante exception des crétins et des militants ; et chez ceux-ci la mauvaise foi souvent s’y mêlait, voulue parce que crue efficace. Mais il n’est pas possible aujourd’hui de négliger le fait que l’usage intensif du spectacle a, comme il fallait s’y attendre, rendu idéologue la majorité des contemporains, quoique seulement par saccades et par fragments. Le manque de logique, c’est-à-dire la perte de la possibilité de reconnaître instantanément ce qui est important et ce qui est mineur ou hors de la question ; ce qui est incompatible ou inversement pourrait bien être complémentaire ; tout ce qu’implique telle conséquence et ce que, du même coup, elle interdit ; cette maladie a été volontairement injectée à haute dose dans la population par les anesthésistes-réanimateurs du spectacle. Les contestataires n’ont été d’aucune manière plus irrationnels que les gens soumis. C’est seulement que, chez eux, cette irrationalité générale se voit plus intensément, parce qu’en affichant leur projet, ils ont essayé de mener une opération pratique ; ne serait-ce que lire certains textes en montrant qu’ils en comprennent le sens. Ils se sont donné diverses obligations de dominer la logique, et jusqu’à la stratégie, qui est très exactement le champ complet du déploiement de la logique dialectique des conflits ; alors que, tout comme les autres, ils sont même fort dépourvus de la simple capacité de se guider sur les vieux instruments imparfaits de la logique formelle. On n’en doute pas à propos d’eux ; alors que l’on n’y pense guère à propos des autres.

L’individu que cette pensée spectaculaire appauvrie a marqué en profondeur, et plus que tout autre élément de sa formation, se place ainsi d’entrée de jeu au service de l’ordre établi, alors que son intention subjective a pu être complètement contraire à ce résultat. Il suivra pour l’essentiel le langage du spectacle, car c’est le seul qui lui est familier : celui dans lequel on lui a appris à parler. Il voudra sans doute se montrer ennemi de sa rhétorique ; mais il emploiera sa syntaxe. C’est un des points les plus importants de la réussite obtenue par la domination spectaculaire.

La disparition si rapide du vocabulaire préexistant n’est qu’un moment de cette opération. Elle la sert.

XII

L’effacement de la personnalité accompagne fatalement les conditions de l’existence concrètement soumise aux normes spectaculaires, et ainsi toujours plus séparée des possibilités de connaître des expériences qui soient authentiques, et par là de découvrir ses préférences individuelles. L’individu, paradoxalement, devra se renier en permanence, s’il tient à être un peu considéré dans une telle société. Cette existence postule en effet une fidélité toujours changeante, une suite d’adhésions constamment décevantes à des produits fallacieux. Il s’agit de courir vite derrière l’inflation des signes dépréciés de la vie. La drogue aide à se conformer à cette organisation des choses ; la folie aide à la fuir.

Dans toutes sortes d’affaires de cette société, où la distribution des biens s’est centralisée de telle manière qu’elle est devenue maîtresse, à la fois d’une façon notoire et d’une façon secrète, de la définition même de ce que pourra être le bien, il arrive que l’on attribue à certaines personnes des qualités, ou des connaissances, ou quelquefois même des vices, parfaitement imaginaires, pour expliquer par de telles causes le développement satisfaisant de certaines entreprises ; et cela à seule fin de cacher, ou du moins de dissimuler autant que possible, la fonction de diverses ententes qui décident de tout.

Cependant, malgré ses fréquentes intentions, et ses lourds moyens, de mettre en lumière la pleine dimension de nombreuses personnalités supposées remarquables, la société actuelle, et pas seulement par tout ce qui a remplacé aujourd’hui les arts, ou par les discours à ce propos, montre beaucoup plus souvent le contraire : l’incapacité complète se heurte à une autre incapacité comparable ; elles s’affolent, et c’est à qui se mettra en déroute avant l’autre. Il arrive qu’un avocat, oubliant qu’il ne figure dans un procès que pour y être l’homme d’une cause, se laisse sincèrement influencer par un raisonnement de l’avocat adverse ; et même alors que ce raisonnement a pu être tout aussi peu rigoureux que le sien propre. Il arrive aussi qu’un suspect, innocent, avoue momentanément ce crime qu’il n’a pas commis ; pour la seule raison qu’il avait été impressionné par la logique de l’hypothèse d’un délateur qui voulait le croire coupable (cas du docteur Archambeau, à Poitiers, en 1984).

McLuhan lui-même, le premier apologiste du spectacle, qui paraissait l’imbécile le plus convaincu de son siècle, a changé d’avis en découvrant enfin, en 1976, que « la pression des mass media pousse vers l’irrationnel », et qu’il deviendrait urgent d’en modérer l’emploi. Le penseur de Toronto avait auparavant passé plusieurs décennies à s’émerveiller des multiples libertés qu’apportait ce « village planétaire » si instantanément accessible à tous sans fatigue. Les villages, contrairement aux villes, ont toujours été dominés par le conformisme, l’isolement, la surveillance mesquine, l’ennui, les ragots toujours répétés sur quelques mêmes familles. Et c’est bien ainsi que se présente désormais la vulgarité de la planète spectaculaire, où il n’est plus possible de distinguer la dynastie des Grimaldi-Monaco, ou des Bourbons-Franco, de celle qui avait remplacé les Stuart. Pourtant d’ingrats disciples essaient aujourd’hui de faire oublier McLuhan, et de rajeunir ses premières trouvailles, visant à leur tour une carrière dans l’éloge médiatique de toutes ces nouvelles libertés qui seraient à « choisir » aléatoirement dans l’éphémère. Et probablement ils se renieront plus vite que leur inspirateur.

XIII

Le spectacle ne cache pas que quelques dangers environnent l’ordre merveilleux qu’il a établi. La pollution des océans et la destruction des forêts équatoriales menacent le renouvellement de l’oxygène de la Terre ; sa couche d’ozone résiste mal au progrès industriel ; les radiations d’origine nucléaire s’accumulent irréversiblement. Le spectacle conclut seulement que c’est sans importance. Il ne veut discuter que sur les dates et les doses. Et en ceci seulement, il parvient à rassurer ; ce qu’un esprit pré-spectaculaire aurait tenu pour impossible.

Les méthodes de la démocratie spectaculaire sont d’une grande souplesse, contrairement à la simple brutalité du diktat totalitaire. On peut garder le nom quand la chose a été secrètement changée (de la bière, du bœuf, un philosophe). On peut aussi bien changer le nom quand la chose a été secrètement continuée : par exemple en Angleterre l’usine de retraitement des déchets nucléaires de Windscale a été amenée à faire appeler sa localité Sellafield afin de mieux égarer les soupçons, après un désastreux incendie en 1957, mais ce retraitement toponymique n’a pas empêché l’augmentation de la mortalité par cancer et leucémie dans ses alentours. Le gouvernement anglais, on l’apprend démocratiquement trente ans plus tard, avait alors décidé de garder secret un rapport sur la catastrophe qu’il jugeait, et non sans raison, de nature à ébranler la confiance que le public accordait au nucléaire.

Les pratiques nucléaires, militaires ou civiles, nécessitent une dose de secret plus forte que partout ailleurs ; où comme on sait il en faut déjà beaucoup. Pour faciliter la vie, c’est-à-dire les mensonges, des savants élus par les maîtres de ce système, on a découvert l’utilité de changer aussi les mesures, de les varier selon un plus grand nombre de points de vue, les raffiner, afin de pouvoir jongler, selon les cas, avec plusieurs de ces chiffres difficilement convertibles. C’est ainsi que l’on peut disposer, pour évaluer la radioactivité, des unités de mesure suivantes : le curie, le becquerel, le röntgen, le rad, alias centigray, le rem, sans oublier le facile millirad et le sivert, qui n’est autre qu’une pièce de 100 rems. Cela évoque le souvenir des subdivisions de la monnaie anglaise, dont les étrangers ne maîtrisaient pas vite la complexité, au temps où Sellafield s’appelait encore Windscale.

On conçoit la rigueur et la précision qu’auraient pu atteindre, au XIXe siècle, l’histoire des guerres et, par conséquent, les théoriciens de la stratégie si, afin de ne pas donner d’informations trop confidentielles aux commentateurs neutres ou aux historiens ennemis, on s’en était habituellement tenu à rendre compte d’une campagne en ces termes : « La phase préliminaire comporte une série d’engagements où, de notre côté, une solide avant-garde, constituée par quatre généraux et les unités placées sous leur commandement, se heurte à un corps ennemi comptant 13 000 baïonnettes. Dans la phase ultérieure se développe une bataille rangée, longuement disputée, où s’est portée la totalité de notre armée, avec ses 290 canons et sa cavalerie forte de 18 000 sabres ; tandis que l’adversaire lui a opposé des troupes qui n’alignaient pas moins de 3 600 lieutenants d’infanterie, quarante capitaines de hussards et vingt-quatre de cuirassiers. Après des alternances d’échecs et de succès de part et d’autre, la bataille peut être considérée finalement comme indécise. Nos pertes, plutôt au-dessous du chiffre moyen que l’on constate habituellement dans des combats d’une durée et d’une intensité comparables, sont sensiblement supérieures à celles des Grecs à Marathon, mais restent inférieures à celles des Prussiens à Iéna. » D’après cet exemple, il n’est pas impossible à un spécialiste de se faire une idée vague des forces engagées. Mais la conduite des opérations est assurée de rester au-dessus de tout jugement.

En juin 1987, Pierre Bacher, directeur adjoint de l’équipement à l’E.D.F., a exposé la dernière doctrine de la sécurité des centrales nucléaires. En les dotant de vannes et de filtres, il devient beaucoup plus facile d’éviter les catastrophes majeures, la fissuration ou l’explosion de l’enceinte, qui toucheraient l’ensemble d’une « région ». C’est ce que l’on obtient à trop vouloir confiner. Il vaut mieux, chaque fois que la machine fait mine de s’emballer, décompresser doucement, en arrosant un étroit voisinage de quelques kilomètres, voisinage qui sera chaque fois très différemment et aléatoirement prolongé par le caprice des vents. Il révèle que, dans les deux années précédentes, les discrets essais menés à Cadarache, dans la Drôme, « ont concrètement montré que les rejets — essentiellement des gaz — ne dépassent pas quelques pour mille, au pire un pour cent de la radioactivité régnant dans l’enceinte ». Ce pire reste donc très modéré : un pour cent. Auparavant on était sûrs qu’il n’y avait aucun risque, sauf dans le cas d’accident, logiquement impossible. Les premières années d’expérience ont changé ce raisonnement ainsi : puisque l’accident est toujours possible, ce qu’il faut éviter, c’est qu’il atteigne un seuil catastrophique, et c’est aisé. Il suffit de contaminer coup par coup avec modération. Qui ne sent qu’il est infiniment plus sain de se borner pendant quelques années à boire 140 centilitres de vodka par jour, au lieu de commencer tout de suite à s’enivrer comme des Polonais ?

Il est assurément dommage que la société humaine rencontre de si brûlants problèmes au moment où il est devenu matériellement impossible de faire entendre la moindre objection au discours marchand ; au moment où la domination, justement parce qu’elle est abritée par le spectacle de toute réponse à ses décisions et justifications fragmentaires ou délirantes, croit qu’elle n’a plus besoin de penser ; et véritablement ne sait plus penser. Aussi ferme que soit le démocrate, ne préférerait-il pas qu’on lui ait choisi des maîtres plus intelligents ?

À la conférence internationale d’experts tenue à Genève en décembre 1986, il était tout simplement question d’une interdiction mondiale de la production de chlorofluorocarbone, le gaz qui fait disparaître depuis peu, mais à très vive allure, la mince couche d’ozone qui protégeait cette planète — on s’en souviendra — contre les effets nocifs du rayonnement cosmique. Daniel Verilhe, représentant de la filiale de produits chimiques d’Elf Aquitaine, et siégeant à ce titre dans une délégation française fermement opposée à cette interdiction, faisait une remarque pleine de sens : « Il faut bien trois ans pour mettre au point d’éventuels substituts et les coûts peuvent être multipliés par quatre. » On sait que cette fugitive couche d’ozone, à une telle altitude, n’appartient à personne, et n’a aucune valeur marchande. Le stratège industriel a donc pu faire mesurer à ses contradicteurs toute leur inexplicable insouciance économique, par ce rappel à la réalité : « Il est très hasardeux de baser une stratégie industrielle sur des impératifs en matière d’environnement. »

Ceux qui avaient, il y a déjà bien longtemps, commencé à critiquer l’économie politique en la définissant comme « le reniement achevé de l’homme », ne s’étaient pas trompés. On la reconnaîtra à ce trait.

XIV

On entend dire que la science est maintenant soumise à des impératifs de rentabilité économique ; cela a toujours été vrai. Ce qui est nouveau, c’est que l’économie en soit venue à faire ouvertement la guerre aux humains ; non plus seulement aux possibilités de leur vie, mais à celles de leur survie. C’est alors que la pensée scientifique a choisi, contre une grande part de son propre passé anti-esclavagiste, de servir la domination spectaculaire. La science possédait, avant d’en venir là, une autonomie relative. Elle savait donc penser sa parcelle de réalité ; et ainsi elle avait pu immensément contribuer à augmenter les moyens de l’économie. Quand l’économie toute-puissante est devenue folle, et les temps spectaculaires ne sont rien d’autre, elle a supprimé les dernières traces de l’autonomie scientifique, inséparablement sur le plan méthodologique et sur le plan des conditions pratiques de l’activité des « chercheurs ». On ne demande plus à la science de comprendre le monde, ou d’y améliorer quelque chose. On lui demande de justifier instantanément tout ce qui se fait. Aussi stupide sur ce terrain que sur tous les autres, qu’elle exploite avec la plus ruineuse irréflexion, la domination spectaculaire a fait abattre l’arbre gigantesque de la connaissance scientifique à seule fin de s’y faire tailler une matraque. Pour obéir à cette ultime demande sociale d’une justification manifestement impossible, il vaut mieux ne plus trop savoir penser, mais être au contraire assez bien exercé aux commodités du discours spectaculaire. Et c’est en effet dans cette carrière qu’a lestement trouvé sa plus récente spécialisation, avec beaucoup de bonne volonté, la science prostituée de ces jours méprisables.

La science de la justification mensongère était naturellement apparue dès les premiers symptômes de la décadence de la société bourgeoise, avec la prolifération cancéreuse des pseudo-sciences dites « de l’homme » ; mais par exemple la médecine moderne avait pu, un temps, se faire passer pour utile, et ceux qui avaient vaincu la variole ou la lèpre étaient autres que ceux qui ont bassement capitulé devant les radiations nucléaires ou la chimie agro-alimentaire. On remarque vite que la médecine aujourd’hui n’a, bien sûr, plus le droit de défendre la santé de la population contre l’environnement pathogène, car ce serait s’opposer à l’État, ou seulement à l’industrie pharmaceutique.

Mais ce n’est pas seulement par cela qu’elle est obligée de taire, que l’activité scientifique présente avoue ce qu’elle est devenue. C’est aussi par ce que, très souvent, elle a la simplicité de dire. Annonçant en novembre 1985, après une expérimentation de huit jours sur quatre malades, qu’ils avaient peut-être découvert un remède efficace contre le S.I.D.A., les professeurs Even et Andrieu, de l’hôpital Laënnec, soulevèrent deux jours après, les malades étant morts, quelques réserves de la part de plusieurs médecins, moins avancés ou peut-être jaloux, pour leur façon assez précipitée de courir faire enregistrer ce qui n’était qu’une trompeuse apparence de victoire ; quelques heures avant l’écroulement. Et ceux-là s’en défendirent sans se troubler, en affirmant qu’« après tout, mieux vaut de faux espoirs que pas d’espoir du tout ». Ils étaient même trop ignorants pour reconnaître que cet argument, à lui seul, était un complet reniement de l’esprit scientifique ; et qu’il avait historiquement toujours servi à couvrir les profitables rêveries des charlatans et des sorciers, dans les temps où on ne leur confiait pas la direction des hôpitaux.

Quand la science officielle en vient à être conduite de la sorte, comme tout le reste du spectacle social qui, sous une présentation matériellement modernisée et enrichie, n’a fait que reprendre les très anciennes techniques des tréteaux forains — illusionnistes, aboyeurs et barons —, on ne peut être surpris de voir quelle grande autorité reprennent parallèlement, un peu partout, les mages et les sectes, le zen emballé sous vide ou la théologie des Mormons. L’ignorance, qui a bien servi les puissances établies, a été en surplus toujours exploitée par d’ingénieuses entreprises qui se tenaient en marge des lois. Quel moment plus favorable que celui où l’analphabétisme a tant progressé ? Mais cette réalité est niée à son tour par une autre démonstration de sorcellerie. L’U.N.E.S.C.O., lors de sa fondation, avait adopté une définition scientifique, très précise, de l’analphabétisme qu’elle se donnait pour tâche de combattre dans les pays arriérés. Quand on a vu revenir inopinément le même fait, mais cette fois du côté des pays dits avancés, comme un autre, attendant Grouchy, vit surgir Blücher dans sa bataille, il a suffi de faire donner la Garde des experts ; et ils ont vite enlevé la formule d’un seul assaut irrésistible, en remplaçant le terme analphabétisme par celui d’illettrisme : comme un « faux patriotique » peut paraître opportunément pour soutenir une bonne cause nationale. Et pour fonder sur le roc, entre pédagogues, la pertinence du néologisme, on fait vite passer une nouvelle définition, comme si elle était admise depuis toujours, et selon laquelle, tandis que l’analphabète était, on sait, celui qui n’avait jamais appris à lire, l’illettré au sens moderne est, tout au contraire, celui qui a appris la lecture (et l’a même mieux apprise qu’avant, peuvent du coup témoigner froidement les plus doués des théoriciens et historiens officiels de la pédagogie), mais qui l’a par hasard aussitôt oubliée. Cette surprenante explication risquerait d’être moins apaisante qu’inquiétante, si elle n’avait l’art d’éviter, en parlant à côté et comme si elle ne la voyait pas, la première conséquence qui serait venue à l’esprit de tous dans des époques plus scientifiques : à savoir que ce dernier phénomène mériterait lui-même d’être expliqué, et combattu, puisqu’il n’avait jamais pu être observé, ni même imaginé, où que ce soit, avant les récents progrès de la pensée avariée ; quand la décadence de l’explication accompagne d’un pas égal la décadence de la pratique.

XV

Il y a plus de cent ans, le Nouveau Dictionnaire des Synonymes français d’A.-L. Sardou définissait les nuances qu’il faut saisir entre : fallacieux, trompeur, imposteur, séducteur, insidieux, captieux ; et qui ensemble constituent aujourd’hui une sorte de palette des couleurs qui conviennent à un portrait de la société du spectacle. Il n’appartenait pas à son temps, ni à son expérience de spécialiste, d’exposer aussi clairement les sens voisins, mais très différents, des périls que doit normalement s’attendre à affronter tout groupe qui s’adonne à la subversion, et suivant par exemple cette gradation : égaré, provoqué, infiltré, manipulé, usurpé, retourné. Ces nuances considérables ne sont jamais apparues, en tout cas, aux doctrinaires de la « lutte armée ».

« Fallacieux, du latin fallaciosus, habile ou habitué à tromper, plein de fourberie : la terminaison de cet adjectif équivaut au superlatif de trompeur. Ce qui trompe ou induit à erreur de quelque manière que ce soit, est trompeur : ce qui est fait pour tromper, abuser, jeter dans l’erreur par un dessein formé de tromper avec l’artifice et l’appareil imposant le plus propre pour abuser, est fallacieux. Trompeur est un mot générique et vague ; tous les genres de signes et d’apparences incertaines sont trompeurs : fallacieux désigne la fausseté, la fourberie, l’imposture étudiée ; des discours, des protestations, des raisonnements sophistiques, sont fallacieux. Ce mot a des rapports avec ceux d’imposteur, de séducteur, d’insidieux, de captieux, mais sans équivalent. Imposteur désigne tous les genres de fausses apparences, ou de trames concertées pour abuser ou pour nuire ; l’hypocrisie, par exemple, la calomnie, etc. Séducteur exprime l’action propre de s’emparer de quelqu’un, de l’égarer par des moyens adroits et insinuants. Insidieux ne marque que l’action de tendre adroitement des pièges et d’y faire tomber. Captieux se borne à l’action subtile de surprendre quelqu’un et de le faire tomber dans l’erreur. Fallacieux rassemble la plupart de ces caractères. »

XVI

Le concept, encore jeune, de désinformation a été récemment importé de Russie, avec beaucoup d’autres inventions utiles à la gestion des États modernes. Il est toujours hautement employé par un pouvoir, ou corollairement par des gens qui détiennent un fragment d’autorité économique ou politique, pour maintenir ce qui est établi ; et toujours en attribuant à cet emploi une fonction contre-offensive. Ce qui peut s’opposer à une seule vérité officielle doit être forcément une désinformation émanant de puissances hostiles, ou au moins de rivaux, et elle aurait été intentionnellement faussée par la malveillance. La désinformation ne serait pas la simple négation d’un fait qui convient aux autorités, ou la simple affirmation d’un fait qui ne leur convient pas : on appelle cela psychose. Contrairement au pur mensonge, la désinformation, et voilà en quoi le concept est intéressant pour les défenseurs de la société dominante, doit fatalement contenir une certaine part de vérité, mais délibérément manipulée par un habile ennemi. Le pouvoir qui parle de désinformation ne croit pas être lui-même absolument sans défauts, mais il sait qu’il pourra attribuer à toute critique précise cette excessive insignifiance qui est dans la nature de la désinformation ; et que de la sorte il n’aura jamais à convenir d’un défaut particulier.

En somme, la désinformation serait le mauvais usage de la vérité. Qui la lance est coupable, et qui la croit, imbécile. Mais qui serait donc l’habile ennemi ? Ici, ce ne peut pas être le terrorisme, qui ne risque de « désinformer » personne, puisqu’il est chargé de représenter ontologiquement l’erreur la plus balourde et la moins admissible. Grâce à son étymologie, et aux souvenirs contemporains des affrontements limités qui, vers le milieu du siècle, opposèrent brièvement l’Est et l’Ouest, spectaculaire concentré et spectaculaire diffus, aujourd’hui encore le capitalisme du spectaculaire intégré fait semblant de croire que le capitalisme de bureaucratie totalitaire — présenté même parfois comme la base arrière ou l’inspiration des terroristes — reste son ennemi essentiel, comme aussi bien l’autre dira la même chose du premier ; malgré les preuves innombrables de leur alliance et solidarité profondes. En fait tous les pouvoirs qui sont installés, en dépit de quelques réelles rivalités locales, et sans vouloir le dire jamais, pensent continuellement ce qu’avait su rappeler un jour, du côté de la subversion et sans grand succès sur l’instant, un des rares internationalistes allemands après qu’eut commencé la guerre de 1914 : « L’ennemi principal est dans notre pays. » La désinformation est finalement l’équivalent de ce que représentaient, dans le discours de la guerre sociale du XIXe siècle, « les mauvaises passions ». C’est tout ce qui est obscur et risquerait de vouloir s’opposer à l’extraordinaire bonheur dont cette société, on le sait bien, fait bénéficier ceux qui lui ont fait confiance ; bonheur qui ne saurait être trop payé par différents risques ou déboires insignifiants. Et tous ceux qui voient ce bonheur dans le spectacle admettent qu’il n’y a pas à lésiner sur son coût ; tandis que les autres désinforment.

L’autre avantage que l’on trouve à dénoncer, en l’expliquant ainsi, une désinformation bien particulière, c’est qu’en conséquence le discours global du spectacle ne saurait être soupçonné d’en contenir, puisqu’il peut désigner, avec la plus scientifique assurance, le terrain où se reconnaît la seule désinformation : c’est tout ce qu’on peut dire et qui ne lui plaira pas.

C’est sans doute par erreur — à moins plutôt que ce ne soit un leurre délibéré — qu’a été agité récemment en France le projet d’attribuer officiellement une sorte de label à du médiatique « garanti sans désinformation » : ceci blessait quelques professionnels des media, qui voudraient encore croire, ou plus modestement faire croire, qu’ils ne sont pas effectivement censurés dès à présent. Mais surtout le concept de désinformation n’a évidemment pas à être employé défensivement, et encore moins dans une défensive statique, en garnissant une Muraille de Chine, une ligne Maginot, qui devrait couvrir absolument un espace censé être interdit à la désinformation. Il faut qu’il y ait de la désinformation, et qu’elle reste fluide, pouvant passer partout. Là où le discours spectaculaire n’est pas attaqué, il serait stupide de le défendre ; et ce concept s’userait extrêmement vite à le défendre, contre l’évidence, sur des points qui doivent au contraire éviter de mobiliser l’attention. De plus, les autorités n’ont aucun besoin réel de garantir qu’une information précise ne contiendrait pas de désinformation. Et elles n’en ont pas les moyens : elles ne sont pas si respectées, et ne feraient qu’attirer la suspicion sur l’information en cause. Le concept de désinformation n’est bon que dans la contre-attaque. Il faut le maintenir en deuxième ligne, puis le jeter instantanément en avant pour repousser toute vérité qui viendrait à surgir.

Si parfois une sorte de désinformation désordonnée risque d’apparaître, au service de quelques intérêts particuliers passagèrement en conflit, et d’être crue elle aussi, devenant incontrôlable et s’opposant par là au travail d’ensemble d’une désinformation moins irresponsable, ce n’est pas qu’il y ait lieu de craindre que dans celle-là ne se trouvent engagés d’autres manipulateurs plus experts ou plus subtils : c’est simplement parce que la désinformation se déploie maintenant dans un monde où il n’y a plus de place pour aucune vérification.

Le concept confusionniste de désinformation est mis en vedette pour réfuter instantanément, par le seul bruit de son nom, toute critique que n’auraient pas suffi à faire disparaître les diverses agences de l’organisation du silence. Par exemple, on pourrait dire un jour, si cela paraissait souhaitable, que cet écrit est une entreprise de désinformation sur le spectacle ; ou bien, c’est la même chose, de désinformation au détriment de la démocratie.

Contrairement à ce qu’affirme son concept spectaculaire inversé, la pratique de la désinformation ne peut que servir l’État ici et maintenant, sous sa conduite directe, ou à l’initiative de ceux qui défendent les mêmes valeurs. En fait, la désinformation réside dans toute l’information existante ; et comme son caractère principal. On ne la nomme que là où il faut maintenir, par l’intimidation, la passivité. Là où la désinformation est nommée, elle n’existe pas. Là où elle existe, on ne la nomme pas.

Quand il y avait encore des idéologies qui s’affrontaient, qui se proclamaient pour ou contre tel aspect connu de la réalité, il y avait des fanatiques, et des menteurs, mais pas de « désinformateurs ».

Quand il n’est plus permis, par le respect du consensus spectaculaire, ou au moins par une volonté de gloriole spectaculaire, de dire vraiment ce à quoi l’on s’oppose, ou aussi bien ce que l’on approuve dans toutes ses conséquences ; mais où l’on rencontre souvent l’obligation de dissimuler un côté que l’on considère, pour quelque raison, comme dangereux dans ce que l’on est censé admettre, alors on pratique la désinformation ; comme par étourderie, ou comme par oubli, ou par prétendu faux raisonnement. Et par exemple, sur le terrain de la contestation après 1968, les récupérateurs incapables qui furent appelés « pro-situs » ont été les premiers désinformateurs, parce qu’ils dissimulaient autant que possible les manifestations pratiques à travers lesquelles s’était affirmée la critique qu’ils se flattaient d’adopter ; et, point gênés d’en affaiblir l’expression, ils ne citaient jamais rien ni personne, pour avoir l’air d’avoir eux-mêmes trouvé quelque chose.