Commentaires sur la Société du Spectacle
IX à XVI
par Guy-Ernest Debord
IX
Cette démocratie si parfaite fabrique elle-même son inconcevable
ennemi, le terrorisme. Elle veut, en effet, être jugée
sur ses ennemis plutôt que sur ses résultats. L’histoire
du terrorisme est écrite par l’État ; elle est donc
éducative. Les populations spectatrices ne peuvent certes pas
tout savoir du terrorisme, mais elles peuvent toujours en savoir assez
pour être persuadées que, par rapport à ce terrorisme,
tout le reste devra leur sembler plutôt acceptable, en tout cas
plus rationnel et plus démocratique.
La modernisation de la répression a fini par mettre au point,
d’abord dans l’expérience-pilote de l’Italie
sous le nom de « repentis », des accusateurs professionnels
assermentés ; ce qu’à leur première apparition
au XVIIe siècle, lors des troubles de la Fronde, on avait appelé
des « témoins à brevet ». Ce progrès
spectaculaire de la Justice a peuplé les prisons italiennes de
plusieurs milliers de condamnés qui expient une guerre civile
qui n’a pas eu lieu, une sorte de vaste insurrection armée
qui par hasard n’a jamais vu venir son heure, un putschisme tissé
de l’étoffe dont sont faits les rêves.
On peut remarquer que l’interprétation des mystères
du terrorisme paraît avoir introduit une symétrie entre
des opinions contradictoires ; comme s’il s’agissait de
deux écoles philosophiques professant des constructions métaphysiques
absolument antagonistes. Certains ne verraient dans le terrorisme rien
de plus que quelques évidentes manipulations par des services
secrets ; d’autres estimeraient qu’au contraire il ne faut
reprocher aux terroristes que leur manque total de sens historique.
L’emploi d’un peu de logique historique permettrait de conclure
assez vite qu’il n’y a rien de contradictoire à considérer
que des gens qui manquent de tout sens historique peuvent également
être manipulés ; et même encore plus facilement que
d’autres. Il est aussi plus facile d’amener à «
se repentir » quelqu’un à qui l’on peut montrer
que l’on savait tout, d’avance, de ce qu’il a cru
faire librement. C’est un effet inévitable des formes organisationnelles
clandestines de type militaire, qu’il suffit d’infiltrer
peu de gens en certains points du réseau pour en faire marcher,
et tomber, beaucoup. La critique, dans ces questions d’évaluation
des luttes armées, doit analyser quelquefois une de ces opérations
en particulier, sans se laisser égarer par la ressemblance générale
que toutes auraient éventuellement revêtue. On devrait
d’ailleurs s’attendre, comme logiquement probable, à
ce que les services de protection de l’État pensent à
utiliser tous les avantages qu’ils rencontrent sur le terrain
du spectacle, lequel justement a été de longue date organisé
pour cela ; c’est au contraire la difficulté de s’en
aviser qui est étonnante, et ne sonne pas juste.
L’intérêt actuel de la justice répressive
dans ce domaine consiste bien sûr à généraliser
au plus vite. L’important dans cette sorte de marchandise, c’est
l’emballage, ou l’étiquette : les barres de codage.
Tout ennemi de la démocratie spectaculaire en vaut un autre,
comme se valent toutes les démocraties spectaculaires. Ainsi,
il ne peut plus y avoir de droit d’asile pour les terroristes,
et même si l’on ne leur reproche pas de l’avoir été,
ils vont certainement le devenir, et l’extradition s’impose.
En novembre 1978, sur le cas de Gabor Winter, jeune ouvrier typographe
accusé principalement, par le gouvernement de la République
Fédérale Allemande, d’avoir rédigé
quelques tracts révolutionnaires, Mlle Nicole Pradain, représentant
du ministère public devant la Chambre d’accusation de la
Cour d’appel de Paris, a vite démontré que «
les motivations politiques », seule cause de refus d’extradition
prévue par la convention franco-allemande du 29 novembre 1951,
ne pouvaient être invoquées :
« Gabor Winter n’est pas un délinquant politique,
mais social. Il refuse les contraintes sociales. Un vrai délinquant
politique n’a pas de sentiment de rejet devant la société.
Il s’attaque aux structures politiques et non, comme Gabor Winter,
aux structures sociales. » La notion du délit politique
respectable ne s’est vue reconnaître en Europe qu’à
partir du moment où la bourgeoisie avait attaqué avec
succès les structures sociales antérieurement établies.
La qualité de délit politique ne pouvait se disjoindre
des diverses intentions de la critique sociale. C’était
vrai pour Blanqui, Varlin, Durruti. On affecte donc maintenant de vouloir
garder, comme un luxe peu coûteux, un délit purement politique,
que personne sans doute n’aura plus jamais l’occasion de
commettre, puisque personne ne s’intéresse plus au sujet
; hormis les professionnels de la politique eux-mêmes, dont les
délits ne sont presque jamais poursuivis, et ne s’appellent
pas non plus politiques. Tous les délits et les crimes sont effectivement
sociaux. Mais de tous les crimes sociaux, aucun ne devra être
regardé comme pire que l’impertinente prétention
de vouloir encore changer quelque chose dans cette société,
qui pense qu’elle n’a été jusqu’ici
que trop patiente et trop bonne ; mais qui ne veut plus être
blâmée.
X
La dissolution de la logique a été poursuivie, selon
les intérêts fondamentaux du nouveau système de
domination, par différents moyens qui ont opéré
en se prêtant toujours un soutien réciproque. Plusieurs
de ces moyens tiennent à l’instrumentation technique qu’a
expérimentée et popularisée le spectacle ; mais
quelques-uns sont plutôt liés à la psychologie de
masse de la soumission.
Sur le plan des techniques, quand l’image construite et choisie
par quelqu’un d’autre est devenue le principal
rapport de l’individu au monde qu’auparavant il regardait
par lui-même, de chaque endroit où il pouvait aller, on
n’ignore évidemment pas que l’image va supporter
tout ; parce qu’à l’intérieur d’une
même image on peut juxtaposer sans contradiction n’importe
quoi. Le flux des images emporte tout, et c’est également
quelqu’un d’autre qui gouverne à son gré ce
résumé simplifié du monde sensible ; qui choisit
où ira ce courant, et aussi le rythme de ce qui devra s’y
manifester, comme perpétuelle surprise arbitraire, ne voulant
laisser nul temps à la réflexion, et tout à fait
indépendamment de ce que le spectateur peut en comprendre ou
en penser. Dans cette expérience concrète de la soumission
permanente, se trouve la racine psychologique de l’adhésion
si générale à ce qui est là ; qui en vient
à lui reconnaître ipso facto une valeur suffisante.
Le discours spectaculaire tait évidemment, outre ce qui est proprement
secret, tout ce qui ne lui convient pas. Il isole toujours, de ce qu’il
montre, l’entourage, le passé, les intentions, les conséquences.
Il est donc totalement illogique. Puisque personne ne peut plus le contredire,
le spectacle a le droit de se contredire lui-même, de rectifier
son passé. La hautaine attitude de ses serviteurs quand ils ont
à faire savoir une version nouvelle, et peut-être plus
mensongère encore, de certains faits, est de rectifier rudement
l’ignorance et les mauvaises interprétations attribuées
à leur public, alors qu’ils sont ceux-là mêmes
qui s’empressaient la veille de répandre cette erreur,
avec leur assurance coutumière. Ainsi, l’enseignement du
spectacle et l’ignorance des spectateurs passent indûment
pour des facteurs antagoniques alors qu’ils naissent l’un
de l’autre. Le langage binaire de l’ordinateur est également
une irrésistible incitation à admettre dans chaque instant,
sans réserve, ce qui a été programmé comme
l’a bien voulu quelqu’un d’autre, et qui se fait passer
pour la source intemporelle d’une logique supérieure, impartiale
et totale. Quel gain de vitesse, et de vocabulaire, pour juger de tout
! Politique ? Social ? Il faut choisir. Ce qui est l’un ne peut
être l’autre. Mon choix s’impose. On nous siffle,
et l’on sait pour qui sont ces structures. Il n’est donc
pas surprenant que, dès l’enfance, les écoliers
aillent facilement commencer, et avec enthousiasme, par le Savoir Absolu
de l’informatique : tandis qu’ils ignorent toujours davantage
la lecture, qui exige un véritable jugement à toutes les
lignes ; et qui seule aussi peu donner accès à la vaste
expérience humaine antéspectaculaire. Car la conversation
est presque morte, et bientôt le seront beaucoup de ceux qui savaient
parler.
Sur le plan des moyens de la pensée des populations contemporaines,
la première cause de la décadence tient clairement au
fait que tout discours montré dans le spectacle ne laisse aucune
place à la réponse ; et la logique ne s’était
socialement formée que dans le dialogue. Mais aussi, quand s’est
répandu le respect de ce qui parle dans le spectacle, qui est
censé être important, riche, prestigieux, qui est l’autorité
même, la tendance se répand aussi parmi les spectateurs
de vouloir être aussi illogiques que le spectacle, pour afficher
un reflet individuel de cette autorité. Enfin, la logique n’est
pas facile, et personne n’a souhaité la leur enseigner.
Aucun drogué n’étudie la logique ; parce qu’il
n’en a plus besoin, et parce qu’il n’en a plus la
possibilité. Cette paresse du spectateur est aussi celle de n’importe
quel cadre intellectuel, du spécialiste vite formé, qui
essaiera dans tous les cas de cacher les étroites limites de
ses connaissances par la répétition dogmatique de quelque
argument d’autorité illogique.
XI
On croit généralement que ceux qui ont montré
la plus grande incapacité en matière de logique sont précisément
ceux qui se sont proclamés révolutionnaires. Ce reproche
injustifié vient d’une époque antérieure,
où presque tout le monde pensait avec un minimum de logique,
à l’éclatante exception des crétins et des
militants ; et chez ceux-ci la mauvaise foi souvent s’y mêlait,
voulue parce que crue efficace. Mais il n’est pas possible aujourd’hui
de négliger le fait que l’usage intensif du spectacle a,
comme il fallait s’y attendre, rendu idéologue la majorité
des contemporains, quoique seulement par saccades et par fragments.
Le manque de logique, c’est-à-dire la perte de la possibilité
de reconnaître instantanément ce qui est important et ce
qui est mineur ou hors de la question ; ce qui est incompatible ou inversement
pourrait bien être complémentaire ; tout ce qu’implique
telle conséquence et ce que, du même coup, elle interdit
; cette maladie a été volontairement injectée à
haute dose dans la population par les anesthésistes-réanimateurs
du spectacle. Les contestataires n’ont été d’aucune
manière plus irrationnels que les gens soumis. C’est seulement
que, chez eux, cette irrationalité générale se
voit plus intensément, parce qu’en affichant leur projet,
ils ont essayé de mener une opération pratique ; ne serait-ce
que lire certains textes en montrant qu’ils en comprennent le
sens. Ils se sont donné diverses obligations de dominer la logique,
et jusqu’à la stratégie, qui est très exactement
le champ complet du déploiement de la logique dialectique des
conflits ; alors que, tout comme les autres, ils sont même fort
dépourvus de la simple capacité de se guider sur les vieux
instruments imparfaits de la logique formelle. On n’en doute pas
à propos d’eux ; alors que l’on n’y pense guère
à propos des autres.
L’individu que cette pensée spectaculaire appauvrie a
marqué en profondeur, et plus que tout autre élément
de sa formation, se place ainsi d’entrée de jeu au
service de l’ordre établi, alors que son intention subjective
a pu être complètement contraire à ce résultat.
Il suivra pour l’essentiel le langage du spectacle, car c’est
le seul qui lui est familier : celui dans lequel on lui a appris à
parler. Il voudra sans doute se montrer ennemi de sa rhétorique
; mais il emploiera sa syntaxe. C’est un des points les plus importants
de la réussite obtenue par la domination spectaculaire.
La disparition si rapide du vocabulaire préexistant n’est
qu’un moment de cette opération. Elle la sert.
XII
L’effacement de la personnalité accompagne fatalement
les conditions de l’existence concrètement soumise aux
normes spectaculaires, et ainsi toujours plus séparée
des possibilités de connaître des expériences qui
soient authentiques, et par là de découvrir ses préférences
individuelles. L’individu, paradoxalement, devra se renier en
permanence, s’il tient à être un peu considéré
dans une telle société. Cette existence postule en effet
une fidélité toujours changeante, une suite d’adhésions
constamment décevantes à des produits fallacieux. Il s’agit
de courir vite derrière l’inflation des signes dépréciés
de la vie. La drogue aide à se conformer à cette organisation
des choses ; la folie aide à la fuir.
Dans toutes sortes d’affaires de cette société,
où la distribution des biens s’est centralisée
de telle manière qu’elle est devenue maîtresse, à
la fois d’une façon notoire et d’une façon
secrète, de la définition même de ce que pourra
être le bien, il arrive que l’on attribue à certaines
personnes des qualités, ou des connaissances, ou quelquefois
même des vices, parfaitement imaginaires, pour expliquer par de
telles causes le développement satisfaisant de certaines entreprises
; et cela à seule fin de cacher, ou du moins de dissimuler autant
que possible, la fonction de diverses ententes qui décident
de tout.
Cependant, malgré ses fréquentes intentions, et ses lourds
moyens, de mettre en lumière la pleine dimension de nombreuses
personnalités supposées remarquables, la société
actuelle, et pas seulement par tout ce qui a remplacé aujourd’hui
les arts, ou par les discours à ce propos, montre beaucoup plus
souvent le contraire : l’incapacité complète se
heurte à une autre incapacité comparable ; elles s’affolent,
et c’est à qui se mettra en déroute avant l’autre.
Il arrive qu’un avocat, oubliant qu’il ne figure dans un
procès que pour y être l’homme d’une cause,
se laisse sincèrement influencer par un raisonnement de l’avocat
adverse ; et même alors que ce raisonnement a pu être tout
aussi peu rigoureux que le sien propre. Il arrive aussi qu’un
suspect, innocent, avoue momentanément ce crime qu’il n’a
pas commis ; pour la seule raison qu’il avait été
impressionné par la logique de l’hypothèse
d’un délateur qui voulait le croire coupable (cas du docteur
Archambeau, à Poitiers, en 1984).
McLuhan lui-même, le premier apologiste du spectacle, qui paraissait
l’imbécile le plus convaincu de son siècle, a changé
d’avis en découvrant enfin, en 1976, que « la pression
des mass media pousse vers l’irrationnel », et
qu’il deviendrait urgent d’en modérer l’emploi.
Le penseur de Toronto avait auparavant passé plusieurs décennies
à s’émerveiller des multiples libertés qu’apportait
ce « village planétaire » si instantanément
accessible à tous sans fatigue. Les villages, contrairement aux
villes, ont toujours été dominés par le conformisme,
l’isolement, la surveillance mesquine, l’ennui, les ragots
toujours répétés sur quelques mêmes familles.
Et c’est bien ainsi que se présente désormais la
vulgarité de la planète spectaculaire, où il n’est
plus possible de distinguer la dynastie des Grimaldi-Monaco, ou des
Bourbons-Franco, de celle qui avait remplacé les Stuart. Pourtant
d’ingrats disciples essaient aujourd’hui de faire oublier
McLuhan, et de rajeunir ses premières trouvailles, visant à
leur tour une carrière dans l’éloge médiatique
de toutes ces nouvelles libertés qui seraient à «
choisir » aléatoirement dans l’éphémère.
Et probablement ils se renieront plus vite que leur inspirateur.
XIII
Le spectacle ne cache pas que quelques dangers environnent l’ordre
merveilleux qu’il a établi. La pollution des océans
et la destruction des forêts équatoriales menacent le renouvellement
de l’oxygène de la Terre ; sa couche d’ozone résiste
mal au progrès industriel ; les radiations d’origine nucléaire
s’accumulent irréversiblement. Le spectacle conclut seulement
que c’est sans importance. Il ne veut discuter que sur les dates
et les doses. Et en ceci seulement, il parvient à rassurer ;
ce qu’un esprit pré-spectaculaire aurait tenu pour impossible.
Les méthodes de la démocratie spectaculaire sont d’une
grande souplesse, contrairement à la simple brutalité
du diktat totalitaire. On peut garder le nom quand la chose
a été secrètement changée (de la bière,
du bœuf, un philosophe). On peut aussi bien changer le nom quand
la chose a été secrètement continuée : par
exemple en Angleterre l’usine de retraitement des déchets
nucléaires de Windscale a été amenée à
faire appeler sa localité Sellafield afin de mieux égarer
les soupçons, après un désastreux incendie en 1957,
mais ce retraitement toponymique n’a pas empêché
l’augmentation de la mortalité par cancer et leucémie
dans ses alentours. Le gouvernement anglais, on l’apprend démocratiquement
trente ans plus tard, avait alors décidé de garder secret
un rapport sur la catastrophe qu’il jugeait, et non sans raison,
de nature à ébranler la confiance que le public accordait
au nucléaire.
Les pratiques nucléaires, militaires ou civiles, nécessitent
une dose de secret plus forte que partout ailleurs ; où comme
on sait il en faut déjà beaucoup. Pour faciliter la vie,
c’est-à-dire les mensonges, des savants élus par
les maîtres de ce système, on a découvert l’utilité
de changer aussi les mesures, de les varier selon un plus grand nombre
de points de vue, les raffiner, afin de pouvoir jongler, selon les cas,
avec plusieurs de ces chiffres difficilement convertibles. C’est
ainsi que l’on peut disposer, pour évaluer la radioactivité,
des unités de mesure suivantes : le curie, le becquerel, le röntgen,
le rad, alias centigray, le rem, sans oublier le facile millirad et
le sivert, qui n’est autre qu’une pièce de 100 rems.
Cela évoque le souvenir des subdivisions de la monnaie anglaise,
dont les étrangers ne maîtrisaient pas vite la complexité,
au temps où Sellafield s’appelait encore Windscale.
On conçoit la rigueur et la précision qu’auraient
pu atteindre, au XIXe siècle, l’histoire des guerres et,
par conséquent, les théoriciens de la stratégie
si, afin de ne pas donner d’informations trop confidentielles
aux commentateurs neutres ou aux historiens ennemis, on s’en était
habituellement tenu à rendre compte d’une campagne en ces
termes : « La phase préliminaire comporte une série
d’engagements où, de notre côté, une solide
avant-garde, constituée par quatre généraux et
les unités placées sous leur commandement, se heurte à
un corps ennemi comptant 13 000 baïonnettes. Dans la phase ultérieure
se développe une bataille rangée, longuement disputée,
où s’est portée la totalité de notre armée,
avec ses 290 canons et sa cavalerie forte de 18 000 sabres ; tandis
que l’adversaire lui a opposé des troupes qui n’alignaient
pas moins de 3 600 lieutenants d’infanterie, quarante capitaines
de hussards et vingt-quatre de cuirassiers. Après des alternances
d’échecs et de succès de part et d’autre,
la bataille peut être considérée finalement comme
indécise. Nos pertes, plutôt au-dessous du chiffre moyen
que l’on constate habituellement dans des combats d’une
durée et d’une intensité comparables, sont sensiblement
supérieures à celles des Grecs à Marathon, mais
restent inférieures à celles des Prussiens à Iéna.
» D’après cet exemple, il n’est pas impossible
à un spécialiste de se faire une idée vague des
forces engagées. Mais la conduite des opérations est assurée
de rester au-dessus de tout jugement.
En juin 1987, Pierre Bacher, directeur adjoint de l’équipement
à l’E.D.F., a exposé la dernière doctrine
de la sécurité des centrales nucléaires. En les
dotant de vannes et de filtres, il devient beaucoup plus facile d’éviter
les catastrophes majeures, la fissuration ou l’explosion de l’enceinte,
qui toucheraient l’ensemble d’une « région
». C’est ce que l’on obtient à trop vouloir
confiner. Il vaut mieux, chaque fois que la machine fait mine de s’emballer,
décompresser doucement, en arrosant un étroit voisinage
de quelques kilomètres, voisinage qui sera chaque fois très
différemment et aléatoirement prolongé par le caprice
des vents. Il révèle que, dans les deux années
précédentes, les discrets essais menés à
Cadarache, dans la Drôme, « ont concrètement montré
que les rejets — essentiellement des gaz — ne dépassent
pas quelques pour mille, au pire un pour cent de la radioactivité
régnant dans l’enceinte ». Ce pire reste donc très
modéré : un pour cent. Auparavant on était sûrs
qu’il n’y avait aucun risque, sauf dans le cas d’accident,
logiquement impossible. Les premières années d’expérience
ont changé ce raisonnement ainsi : puisque l’accident est
toujours possible, ce qu’il faut éviter, c’est qu’il
atteigne un seuil catastrophique, et c’est aisé. Il suffit
de contaminer coup par coup avec modération. Qui ne sent qu’il
est infiniment plus sain de se borner pendant quelques années
à boire 140 centilitres de vodka par jour, au lieu de commencer
tout de suite à s’enivrer comme des Polonais ?
Il est assurément dommage que la société humaine
rencontre de si brûlants problèmes au moment où
il est devenu matériellement impossible de faire entendre la
moindre objection au discours marchand ; au moment où la domination,
justement parce qu’elle est abritée par le spectacle de
toute réponse à ses décisions et justifications
fragmentaires ou délirantes, croit qu’elle n’a
plus besoin de penser ; et véritablement ne sait plus penser.
Aussi ferme que soit le démocrate, ne préférerait-il
pas qu’on lui ait choisi des maîtres plus intelligents ?
À la conférence internationale d’experts tenue
à Genève en décembre 1986, il était tout
simplement question d’une interdiction mondiale de la production
de chlorofluorocarbone, le gaz qui fait disparaître depuis peu,
mais à très vive allure, la mince couche d’ozone
qui protégeait cette planète — on s’en souviendra
— contre les effets nocifs du rayonnement cosmique. Daniel Verilhe,
représentant de la filiale de produits chimiques d’Elf
Aquitaine, et siégeant à ce titre dans une délégation
française fermement opposée à cette interdiction,
faisait une remarque pleine de sens : « Il faut bien trois ans
pour mettre au point d’éventuels substituts et les coûts
peuvent être multipliés par quatre. » On sait que
cette fugitive couche d’ozone, à une telle altitude, n’appartient
à personne, et n’a aucune valeur marchande. Le stratège
industriel a donc pu faire mesurer à ses contradicteurs
toute leur inexplicable insouciance économique, par ce rappel
à la réalité : « Il est très hasardeux
de baser une stratégie industrielle sur des impératifs
en matière d’environnement. »
Ceux qui avaient, il y a déjà bien longtemps, commencé
à critiquer l’économie politique en la définissant
comme « le reniement achevé de l’homme », ne
s’étaient pas trompés. On la reconnaîtra à
ce trait.
XIV
On entend dire que la science est maintenant soumise à des impératifs
de rentabilité économique ; cela a toujours été
vrai. Ce qui est nouveau, c’est que l’économie en
soit venue à faire ouvertement la guerre aux humains ; non plus
seulement aux possibilités de leur vie, mais à celles
de leur survie. C’est alors que la pensée scientifique
a choisi, contre une grande part de son propre passé anti-esclavagiste,
de servir la domination spectaculaire. La science possédait,
avant d’en venir là, une autonomie relative. Elle savait
donc penser sa parcelle de réalité ; et ainsi elle avait
pu immensément contribuer à augmenter les moyens de l’économie.
Quand l’économie toute-puissante est devenue folle, et
les temps spectaculaires ne sont rien d’autre, elle a
supprimé les dernières traces de l’autonomie scientifique,
inséparablement sur le plan méthodologique et sur le plan
des conditions pratiques de l’activité des « chercheurs
». On ne demande plus à la science de comprendre le monde,
ou d’y améliorer quelque chose. On lui demande de justifier
instantanément tout ce qui se fait. Aussi stupide sur ce terrain
que sur tous les autres, qu’elle exploite avec la plus ruineuse
irréflexion, la domination spectaculaire a fait abattre l’arbre
gigantesque de la connaissance scientifique à seule fin de s’y
faire tailler une matraque. Pour obéir à cette ultime
demande sociale d’une justification manifestement impossible,
il vaut mieux ne plus trop savoir penser, mais être au contraire
assez bien exercé aux commodités du discours spectaculaire.
Et c’est en effet dans cette carrière qu’a lestement
trouvé sa plus récente spécialisation, avec beaucoup
de bonne volonté, la science prostituée de ces jours méprisables.
La science de la justification mensongère était naturellement
apparue dès les premiers symptômes de la décadence
de la société bourgeoise, avec la prolifération
cancéreuse des pseudo-sciences dites « de l’homme
» ; mais par exemple la médecine moderne avait pu, un temps,
se faire passer pour utile, et ceux qui avaient vaincu la variole ou
la lèpre étaient autres que ceux qui ont bassement capitulé
devant les radiations nucléaires ou la chimie agro-alimentaire.
On remarque vite que la médecine aujourd’hui n’a,
bien sûr, plus le droit de défendre la santé de
la population contre l’environnement pathogène, car ce
serait s’opposer à l’État, ou seulement à
l’industrie pharmaceutique.
Mais ce n’est pas seulement par cela qu’elle est obligée
de taire, que l’activité scientifique présente avoue
ce qu’elle est devenue. C’est aussi par ce que, très
souvent, elle a la simplicité de dire. Annonçant en novembre
1985, après une expérimentation de huit jours sur quatre
malades, qu’ils avaient peut-être découvert un remède
efficace contre le S.I.D.A., les professeurs Even et Andrieu, de l’hôpital
Laënnec, soulevèrent deux jours après, les malades
étant morts, quelques réserves de la part de plusieurs
médecins, moins avancés ou peut-être jaloux, pour
leur façon assez précipitée de courir faire enregistrer
ce qui n’était qu’une trompeuse apparence de victoire
; quelques heures avant l’écroulement. Et ceux-là
s’en défendirent sans se troubler, en affirmant qu’«
après tout, mieux vaut de faux espoirs que pas d’espoir
du tout ». Ils étaient même trop ignorants pour reconnaître
que cet argument, à lui seul, était un complet reniement
de l’esprit scientifique ; et qu’il avait historiquement
toujours servi à couvrir les profitables rêveries des charlatans
et des sorciers, dans les temps où on ne leur confiait pas la
direction des hôpitaux.
Quand la science officielle en vient à être conduite de
la sorte, comme tout le reste du spectacle social qui, sous une présentation
matériellement modernisée et enrichie, n’a fait
que reprendre les très anciennes techniques des tréteaux
forains — illusionnistes, aboyeurs et barons —,
on ne peut être surpris de voir quelle grande autorité
reprennent parallèlement, un peu partout, les mages et les sectes,
le zen emballé sous vide ou la théologie des Mormons.
L’ignorance, qui a bien servi les puissances établies,
a été en surplus toujours exploitée par d’ingénieuses
entreprises qui se tenaient en marge des lois. Quel moment plus favorable
que celui où l’analphabétisme a tant progressé
? Mais cette réalité est niée à son tour
par une autre démonstration de sorcellerie. L’U.N.E.S.C.O.,
lors de sa fondation, avait adopté une définition scientifique,
très précise, de l’analphabétisme qu’elle
se donnait pour tâche de combattre dans les pays arriérés.
Quand on a vu revenir inopinément le même fait, mais cette
fois du côté des pays dits avancés, comme un autre,
attendant Grouchy, vit surgir Blücher dans sa bataille, il a suffi
de faire donner la Garde des experts ; et ils ont vite enlevé
la formule d’un seul assaut irrésistible, en remplaçant
le terme analphabétisme par celui d’illettrisme
: comme un « faux patriotique » peut paraître opportunément
pour soutenir une bonne cause nationale. Et pour fonder sur le roc,
entre pédagogues, la pertinence du néologisme, on fait
vite passer une nouvelle définition, comme si elle était
admise depuis toujours, et selon laquelle, tandis que l’analphabète
était, on sait, celui qui n’avait jamais appris à
lire, l’illettré au sens moderne est, tout au contraire,
celui qui a appris la lecture (et l’a même mieux apprise
qu’avant, peuvent du coup témoigner froidement les plus
doués des théoriciens et historiens officiels de la pédagogie),
mais qui l’a par hasard aussitôt oubliée.
Cette surprenante explication risquerait d’être moins apaisante
qu’inquiétante, si elle n’avait l’art d’éviter,
en parlant à côté et comme si elle ne la voyait
pas, la première conséquence qui serait venue à
l’esprit de tous dans des époques plus scientifiques :
à savoir que ce dernier phénomène mériterait
lui-même d’être expliqué, et combattu, puisqu’il
n’avait jamais pu être observé, ni même imaginé,
où que ce soit, avant les récents progrès de la
pensée avariée ; quand la décadence de l’explication
accompagne d’un pas égal la décadence de la pratique.
XV
Il y a plus de cent ans, le Nouveau Dictionnaire des Synonymes
français d’A.-L. Sardou définissait les nuances
qu’il faut saisir entre : fallacieux, trompeur, imposteur,
séducteur, insidieux, captieux ; et qui ensemble constituent
aujourd’hui une sorte de palette des couleurs qui conviennent
à un portrait de la société du spectacle. Il n’appartenait
pas à son temps, ni à son expérience de spécialiste,
d’exposer aussi clairement les sens voisins, mais très
différents, des périls que doit normalement s’attendre
à affronter tout groupe qui s’adonne à la subversion,
et suivant par exemple cette gradation : égaré, provoqué,
infiltré, manipulé, usurpé, retourné.
Ces nuances considérables ne sont jamais apparues, en tout cas,
aux doctrinaires de la « lutte armée ».
« Fallacieux, du latin fallaciosus, habile ou habitué
à tromper, plein de fourberie : la terminaison de cet adjectif
équivaut au superlatif de trompeur. Ce qui trompe ou
induit à erreur de quelque manière que ce soit, est trompeur
: ce qui est fait pour tromper, abuser, jeter dans l’erreur par
un dessein formé de tromper avec l’artifice et l’appareil
imposant le plus propre pour abuser, est fallacieux. Trompeur
est un mot générique et vague ; tous les genres de signes
et d’apparences incertaines sont trompeurs : fallacieux
désigne la fausseté, la fourberie, l’imposture étudiée
; des discours, des protestations, des raisonnements sophistiques, sont
fallacieux. Ce mot a des rapports avec ceux d’imposteur,
de séducteur, d’insidieux, de captieux,
mais sans équivalent. Imposteur désigne tous
les genres de fausses apparences, ou de trames concertées pour
abuser ou pour nuire ; l’hypocrisie, par exemple, la calomnie,
etc. Séducteur exprime l’action propre de s’emparer
de quelqu’un, de l’égarer par des moyens adroits
et insinuants. Insidieux ne marque que l’action de tendre
adroitement des pièges et d’y faire tomber. Captieux
se borne à l’action subtile de surprendre quelqu’un
et de le faire tomber dans l’erreur. Fallacieux rassemble
la plupart de ces caractères. »
XVI
Le concept, encore jeune, de désinformation a été
récemment importé de Russie, avec beaucoup d’autres
inventions utiles à la gestion des États modernes. Il
est toujours hautement employé par un pouvoir, ou corollairement
par des gens qui détiennent un fragment d’autorité
économique ou politique, pour maintenir ce qui est établi
; et toujours en attribuant à cet emploi une fonction contre-offensive.
Ce qui peut s’opposer à une seule vérité
officielle doit être forcément une désinformation
émanant de puissances hostiles, ou au moins de rivaux, et elle
aurait été intentionnellement faussée par la malveillance.
La désinformation ne serait pas la simple négation d’un
fait qui convient aux autorités, ou la simple affirmation d’un
fait qui ne leur convient pas : on appelle cela psychose. Contrairement
au pur mensonge, la désinformation, et voilà en quoi le
concept est intéressant pour les défenseurs de la société
dominante, doit fatalement contenir une certaine part de vérité,
mais délibérément manipulée par un habile
ennemi. Le pouvoir qui parle de désinformation ne croit pas être
lui-même absolument sans défauts, mais il sait qu’il
pourra attribuer à toute critique précise cette excessive
insignifiance qui est dans la nature de la désinformation ; et
que de la sorte il n’aura jamais à convenir d’un
défaut particulier.
En somme, la désinformation serait le mauvais usage de la vérité.
Qui la lance est coupable, et qui la croit, imbécile. Mais qui
serait donc l’habile ennemi ? Ici, ce ne peut pas être le
terrorisme, qui ne risque de « désinformer » personne,
puisqu’il est chargé de représenter ontologiquement
l’erreur la plus balourde et la moins admissible. Grâce
à son étymologie, et aux souvenirs contemporains des affrontements
limités qui, vers le milieu du siècle, opposèrent
brièvement l’Est et l’Ouest, spectaculaire concentré
et spectaculaire diffus, aujourd’hui encore le capitalisme du
spectaculaire intégré fait semblant de croire que le capitalisme
de bureaucratie totalitaire — présenté même
parfois comme la base arrière ou l’inspiration des terroristes
— reste son ennemi essentiel, comme aussi bien l’autre dira
la même chose du premier ; malgré les preuves innombrables
de leur alliance et solidarité profondes. En fait tous les pouvoirs
qui sont installés, en dépit de quelques réelles
rivalités locales, et sans vouloir le dire jamais, pensent continuellement
ce qu’avait su rappeler un jour, du côté de la subversion
et sans grand succès sur l’instant, un des rares internationalistes
allemands après qu’eut commencé la guerre de 1914
: « L’ennemi principal est dans notre pays. » La désinformation
est finalement l’équivalent de ce que représentaient,
dans le discours de la guerre sociale du XIXe siècle, «
les mauvaises passions ». C’est tout ce qui est obscur et
risquerait de vouloir s’opposer à l’extraordinaire
bonheur dont cette société, on le sait bien, fait bénéficier
ceux qui lui ont fait confiance ; bonheur qui ne saurait être
trop payé par différents risques ou déboires insignifiants.
Et tous ceux qui voient ce bonheur dans le spectacle admettent
qu’il n’y a pas à lésiner sur son coût
; tandis que les autres désinforment.
L’autre avantage que l’on trouve à dénoncer,
en l’expliquant ainsi, une désinformation bien particulière,
c’est qu’en conséquence le discours global du spectacle
ne saurait être soupçonné d’en contenir, puisqu’il
peut désigner, avec la plus scientifique assurance, le terrain
où se reconnaît la seule désinformation : c’est
tout ce qu’on peut dire et qui ne lui plaira pas.
C’est sans doute par erreur — à moins plutôt
que ce ne soit un leurre délibéré — qu’a
été agité récemment en France le projet
d’attribuer officiellement une sorte de label à du médiatique
« garanti sans désinformation » : ceci blessait quelques
professionnels des media, qui voudraient encore croire, ou
plus modestement faire croire, qu’ils ne sont pas effectivement
censurés dès à présent. Mais surtout le
concept de désinformation n’a évidemment pas à
être employé défensivement, et encore moins
dans une défensive statique, en garnissant une Muraille de Chine,
une ligne Maginot, qui devrait couvrir absolument un espace censé
être interdit à la désinformation. Il faut qu’il
y ait de la désinformation, et qu’elle reste fluide, pouvant
passer partout. Là où le discours spectaculaire n’est
pas attaqué, il serait stupide de le défendre ; et ce
concept s’userait extrêmement vite à le défendre,
contre l’évidence, sur des points qui doivent au contraire
éviter de mobiliser l’attention. De plus, les autorités
n’ont aucun besoin réel de garantir qu’une information
précise ne contiendrait pas de désinformation. Et elles
n’en ont pas les moyens : elles ne sont pas si respectées,
et ne feraient qu’attirer la suspicion sur l’information
en cause. Le concept de désinformation n’est bon que dans
la contre-attaque. Il faut le maintenir en deuxième ligne, puis
le jeter instantanément en avant pour repousser toute vérité
qui viendrait à surgir.
Si parfois une sorte de désinformation désordonnée
risque d’apparaître, au service de quelques intérêts
particuliers passagèrement en conflit, et d’être
crue elle aussi, devenant incontrôlable et s’opposant par
là au travail d’ensemble d’une désinformation
moins irresponsable, ce n’est pas qu’il y ait lieu de craindre
que dans celle-là ne se trouvent engagés d’autres
manipulateurs plus experts ou plus subtils : c’est simplement
parce que la désinformation se déploie maintenant dans
un monde où il n’y a plus de place pour aucune vérification.
Le concept confusionniste de désinformation est mis en vedette
pour réfuter instantanément, par le seul bruit de son
nom, toute critique que n’auraient pas suffi à faire disparaître
les diverses agences de l’organisation du silence. Par exemple,
on pourrait dire un jour, si cela paraissait souhaitable, que cet écrit
est une entreprise de désinformation sur le spectacle ; ou bien,
c’est la même chose, de désinformation au détriment
de la démocratie.
Contrairement à ce qu’affirme son concept spectaculaire
inversé, la pratique de la désinformation ne peut que
servir l’État ici et maintenant, sous sa conduite directe,
ou à l’initiative de ceux qui défendent les mêmes
valeurs. En fait, la désinformation réside dans toute
l’information existante ; et comme son caractère principal.
On ne la nomme que là où il faut maintenir, par l’intimidation,
la passivité. Là où la désinformation est
nommée, elle n’existe pas. Là où
elle existe, on ne la nomme pas.
Quand il y avait encore des idéologies qui s’affrontaient,
qui se proclamaient pour ou contre tel aspect connu de la réalité,
il y avait des fanatiques, et des menteurs, mais pas de « désinformateurs
».
Quand il n’est plus permis, par le respect du consensus spectaculaire,
ou au moins par une volonté de gloriole spectaculaire, de dire
vraiment ce à quoi l’on s’oppose, ou aussi bien ce
que l’on approuve dans toutes ses conséquences ; mais où
l’on rencontre souvent l’obligation de dissimuler un côté
que l’on considère, pour quelque raison, comme dangereux
dans ce que l’on est censé admettre, alors on pratique
la désinformation ; comme par étourderie, ou comme par
oubli, ou par prétendu faux raisonnement. Et par exemple,
sur le terrain de la contestation après 1968, les récupérateurs
incapables qui furent appelés « pro-situs » ont été
les premiers désinformateurs, parce qu’ils dissimulaient
autant que possible les manifestations pratiques à travers lesquelles
s’était affirmée la critique qu’ils se flattaient
d’adopter ; et, point gênés d’en affaiblir
l’expression, ils ne citaient jamais rien ni personne, pour avoir
l’air d’avoir eux-mêmes trouvé quelque chose.