Commentaires sur la Société du Spectacle
I à VIII
par Guy-Ernest Debord
I
Ces Commentaires sont assurés d’être promptement
connus de cinquante ou soixante personnes ; autant dire beaucoup dans
les jours que nous vivons, et quand on traite de questions si graves.
Mais aussi c’est parce que j’ai, dans certains milieux,
la réputation d’être un connaisseur. Il faut également
considérer que, de cette élite qui va s’y intéresser,
la moitié, ou un nombre qui s’en approche de très
près, est composée de gens qui s’emploient à
maintenir le système de domination spectaculaire, et l’autre
moitié de gens qui s’obstineront à faire tout le
contraire. Ayant ainsi à tenir compte de lecteurs très
attentifs et diversement influents, je ne peux évidemment parler
en toute liberté. Je dois surtout prendre garde à ne pas
trop instruire n’importe qui.
Le malheur des temps m’obligera donc à écrire,
encore une fois, d’une façon nouvelle. Certains éléments
seront volontairement omis ; et le plan devra rester assez peu clair.
On pourra y rencontrer, comme la signature même de l’époque,
quelques leurres. À condition d’intercaler çà
et là plusieurs autres pages, le sens total peut apparaître
: ainsi, bien souvent, des articles secrets ont été ajoutés
à ce que des traités stipulaient ouvertement, et de même
il arrive que des agents chimiques ne révèlent une part
inconnue de leurs propriétés que lorsqu’ils se trouvent
associés à d’autres. Il n’y aura, d’ailleurs,
dans ce bref ouvrage, que trop de choses qui seront, hélas, faciles
à comprendre.
II
En 1967, j’ai montré dans un livre, La Société
du Spectacle, ce que le spectacle moderne était déjà
essentiellement : le règne autocratique de l’économie
marchande ayant accédé à un statut de souveraineté
irresponsable, et l’ensemble des nouvelles techniques de gouvernement
qui accompagnent ce règne. Les troubles de 1968, qui se sont
prolongés dans divers pays au cours des années suivantes,
n’ayant en aucun lieu abattu l’organisation existante de
la société, dont il sourd comme spontanément, le
spectacle a donc continué partout de se renforcer, c’est-à-dire
à la fois de s’étendre aux extrêmes par tous
les côtés, et d’augmenter sa densité au centre.
Il a même appris de nouveaux procédés défensifs,
comme il arrive ordinairement aux pouvoirs attaqués. Quand j’ai
commencé la critique de la société spectaculaire,
on a surtout remarqué, vu le moment, le contenu révolutionnaire
que l’on pouvait découvrir dans cette critique, et on l’a
ressenti, naturellement, comme son élément le plus fâcheux.
Quant à la chose même, on m’a parfois accusé
de l’avoir inventée de toutes pièces, et toujours
de m’être complu dans l’outrance en évaluant
la profondeur et l’unité de ce spectacle et de son action
réelle. Je dois convenir que les autres, après, faisant
paraître de nouveaux livres autour du même sujet, ont parfaitement
démontré que l’on pouvait éviter d’en
dire tant. Ils n’ont eu qu’à remplacer l’ensemble
et son mouvement par un seul détail statique de la surface du
phénomène, l’originalité de chaque auteur
se plaisant à le choisir différent, et par là d’autant
moins inquiétant. Aucun n’a voulu altérer la modestie
scientifique de son interprétation personnelle en y mêlant
de téméraires jugements historiques.
Mais enfin la société du spectacle n’en a pas moins
continué sa marche. Elle va vite car, en 1967, elle n’avait
guère plus d’une quarantaine d’années derrière
elle ; mais pleinement employées. Et de son propre mouvement,
que personne ne prenait plus la peine d’étudier, elle a
montré depuis, par d’étonnants exploits, que sa
nature effective était bien ce que j’avais dit. Ce point
établi n’a pas seulement une valeur académique ;
parce qu’il est sans doute indispensable d’avoir reconnu
l’unité et l’articulation de la force agissante qu’est
le spectacle, pour être à partir de là capable de
rechercher dans quelles directions cette force a pu se déplacer,
étant ce qu’elle était. Ces questions sont d’un
grand intérêt : c’est nécessairement dans
de telles conditions que se jouera la suite du conflit dans la société.
Puisque le spectacle, à ce jour, est assurément plus puissant
qu’il l’était auparavant, que fait-il de cette puissance
supplémentaire ? Jusqu’où s’est-il avancé,
où il n’était pas précédemment ? Quelles
sont, en somme, ses lignes d’opérations en ce
moment ? Le sentiment vague qu’il s’agit d’une sorte
d’invasion rapide, qui oblige les gens à mener une vie
très différente, est désormais largement répandu
; mais on ressent cela plutôt comme une modification inexpliquée
du climat ou d’un autre équilibre naturel, modification
devant laquelle l’ignorance sait seulement qu’elle n’a
rien à dire. De plus, beaucoup admettent que c’est une
invasion civilisatrice, au demeurant inévitable, et ont même
envie d’y collaborer. Ceux-là aiment mieux ne pas savoir
à quoi sert précisément cette conquête, et
comment elle chemine.
Je vais évoquer quelques conséquences pratiques,
encore peu connues, qui résultent de ce déploiement rapide
du spectacle durant les vingt dernières années. Je ne
me propose, sur aucun aspect de la question, d’en venir à
des polémiques, désormais trop faciles et trop inutiles
; pas davantage de convaincre. Les présents commentaires ne se
soucient pas de moraliser. Ils n’envisagent pas ce qui est souhaitable,
ou seulement préférable. Ils s’en tiendront à
noter ce qui est.
III
Maintenant que personne ne peut raisonnablement douter de l’existence
et de la puissance du spectacle, on peut par contre douter qu’il
soit raisonnable d’ajouter quelque chose sur une question que
l’expérience a tranchée d’une manière
aussi draconienne. Le Monde du 19 septembre 1987 illustrait
avec bonheur la formule « Ce qui existe, on n’a donc
plus besoin d’en parler », véritable loi fondamentale
de ces temps spectaculaires qui, à cet égard au moins,
n’ont laissé en retard aucun pays : « Que la société
contemporaine soit une société de spectacle, c’est
une affaire entendue. Il faudra bientôt remarquer ceux qui ne
se font pas remarquer. On ne compte plus les ouvrages décrivant
un phénomène qui en vient à caractériser
les nations industrielles sans épargner les pays en retard sur
leur temps. Mais en notant cette cocasserie que les livres qui analysent,
en général pour le déplorer, ce phénomène
doivent, eux aussi, sacrifier au spectacle pour se faire connaître.
» Il est vrai que cette critique spectaculaire du spectacle, venue
tard et qui pour comble voudrait « se faire connaître »
sur le même terrain, s’en tiendra forcément à
des généralités vaines ou à d’hypocrites
regrets ; comme aussi paraît vaine cette sagesse désabusée
qui bouffonne dans un journal.
La discussion creuse sur le spectacle, c’est-à-dire sur
ce que font les propriétaires du monde, est ainsi organisée
par lui-même : on insiste sur les grands moyens du spectacle,
afin de ne rien dire de leur grand emploi. On préfère
souvent l’appeler, plutôt que spectacle, le médiatique.
Et par là, on veut désigner un simple instrument, une
sorte de service public qui gérerait avec un impartial «
professionnalisme » la nouvelle richesse de la communication de
tous par mass media, communication enfin parvenue à
la pureté unilatérale, où se fait paisiblement
admirer la décision déjà prise. Ce qui est communiqué,
ce sont des ordres ; et, fort harmonieusement, ceux qui les
ont donnés sont également ceux qui diront ce qu’ils
en pensent.
Le pouvoir du spectacle, qui est si essentiellement unitaire, centralisateur
par la force même des choses, et parfaitement despotique dans
son esprit, s’indigne assez souvent de voir se constituer, sous
son règne, une politique-spectacle, une justice-spectacle, une
médecine-spectacle, ou tant d’aussi surprenants «
excès médiatiques ». Ainsi le spectacle ne serait
rien d’autre que l’excès du médiatique, dont
la nature, indiscutablement bonne puisqu’il sert à communiquer,
est parfois portée aux excès. Assez fréquemment,
les maîtres de la société se déclarent mal
servis par leurs employés médiatiques ; plus souvent ils
reprochent à la plèbe des spectateurs sa tendance à
s’adonner sans retenue, et presque bestialement, aux plaisirs
médiatiques. On dissimulera ainsi, derrière une multitude
virtuellement infinie de prétendues divergences médiatiques,
ce qui est tout au contraire le résultat d’une convergence
spectaculaire voulue avec une remarquable ténacité. De
même que la logique de la marchandise prime sur les diverses ambitions
concurrentielles de tous les commerçants, ou que la logique de
la guerre domine toujours les fréquentes modifications de l’armement,
de même la logique sévère du spectacle commande
partout la foisonnante diversité des extravagances médiatiques.
Le changement qui a le plus d’importance, dans tout ce qui s’est
passé depuis vingt ans, réside dans la continuité
même du spectacle. Cette importance ne tient pas au perfectionnement
de son instrumentation médiatique, qui avait déjà
auparavant atteint un stade de développement très avancé
: c’est tout simplement que la domination spectaculaire ait pu
élever une génération pliée à ses
lois. Les conditions extraordinairement neuves dans lesquelles cette
génération, dans l’ensemble, a effectivement vécu,
constituent un résumé exact et suffisant de tout ce que
désormais le spectacle empêche ; et aussi de tout ce qu’il
permet.
IV
Sur le plan simplement théorique, il ne me faudra ajouter à
ce que j’avais formulé antérieurement qu’un
détail, mais qui va loin. En 1967, je distinguais deux formes,
successives et rivales, du pouvoir spectaculaire, la concentrée
et la diffuse. L’une et l’autre planaient au-dessus de la
société réelle, comme son but et son mensonge.
La première, mettant en avant l’idéologie résumée
autour d’une personnalité dictatoriale, avait accompagné
la contre-révolution totalitaire, la nazie aussi bien que la
stalinienne. L’autre, incitant les salariés à opérer
librement leur choix entre une grande variété de marchandises
nouvelles qui s’affrontaient, avait représenté cette
américanisation du monde, qui effrayait par quelques aspects,
mais aussi bien séduisait les pays où avaient pu se maintenir
plus longtemps les conditions des démocraties bourgeoises de
type traditionnel. Une troisième forme s’est constituée
depuis, par la combinaison raisonnée des deux précédentes,
et sur la base générale d’une victoire de celle
qui s’était montrée la plus forte, la forme diffuse.
Il s’agit du spectaculaire intégré, qui
désormais tend à s’imposer mondialement.
La place prédominante qu’ont tenue la Russie et l’Allemagne
dans la formation du spectaculaire concentré, et les États-Unis
dans celle du spectaculaire diffus, semble avoir appartenu à
la France et à l’Italie au moment de la mise en place du
spectaculaire intégré, par le jeu d’une série
de facteurs historiques communs : rôle important des parti et
syndicat staliniens dans la vie politique et intellectuelle, faible
tradition démocratique, longue monopolisation du pouvoir par
un seul parti de gouvernement, nécessité d’en finir
avec une contestation révolutionnaire apparue par surprise.
Le spectaculaire intégré se manifeste à la fois
comme concentré et comme diffus, et depuis cette unification
fructueuse il a su employer plus grandement l’une et l’autre
qualités. Leur mode d’application antérieur a beaucoup
changé. À considérer le côté concentré,
le centre directeur en est maintenant devenu occulte : on n’y
place jamais plus un chef connu, ni une idéologie claire. Et
à considérer le côté diffus, l’influence
spectaculaire n’avait jamais marqué à ce point la
presque totalité des conduites et des objets qui sont produits
socialement. Car le sens final du spectaculaire intégré,
c’est qu’il s’est intégré dans la réalité
même à mesure qu’il en parlait ; et qu’il la
reconstruisait comme il en parlait. De sorte que cette réalité
maintenant ne se tient plus en face de lui comme quelque chose d’étranger.
Quand le spectaculaire était concentré la plus grande
part de la société périphérique lui échappait
; et quand il était diffus, une faible part ; aujourd’hui
rien. Le spectacle s’est mélangé à toute
réalité, en l’irradiant. Comme on pouvait facilement
le prévoir en théorie, l’expérience pratique
de l’accomplissement sans frein des volontés de la raison
marchande aura montré vite et sans exceptions que le devenir-monde
de la falsification était aussi un devenir-falsification du monde.
Hormis un héritage encore important, mais destiné à
se réduire toujours, de livres et de bâtiments anciens,
qui du reste sont de plus en plus souvent sélectionnés
et mis en perspective selon les convenances du spectacle, il n’existe
plus rien, dans la culture et dans la nature, qui n’ait été
transformé, et pollué, selon les moyens et les intérêts
de l’industrie moderne. La génétique même
est devenue pleinement accessible aux forces dominantes de la société.
Le gouvernement du spectacle, qui à présent détient
tous les moyens de falsifier l’ensemble de la production aussi
bien que de la perception, est maître absolu des souvenirs comme
il est maître incontrôlé des projets qui façonnent
le plus lointain avenir. Il règne seul partout ; il exécute
ses jugements sommaires.
C’est dans de telles conditions que l’on peut voir se déchaîner
soudainement, avec une allégresse carnavalesque, une fin parodique
de la division du travail ; d’autant mieux venue qu’elle
coïncide avec le mouvement général de disparition
de toute vraie compétence. Un financier va chanter, un avocat
va se faire indicateur de police, un boulanger va exposer ses préférences
littéraires, un acteur va gouverner, un cuisinier va philosopher
sur les moments de cuisson comme jalons dans l’histoire universelle.
Chacun peut surgir dans le spectacle afin de s’adonner publiquement,
ou parfois pour s’être livré secrètement,
à une activité complètement autre que la spécialité
par laquelle il s’était d’abord fait connaître.
Là où la possession d’un « statut médiatique
» a pris une importance infiniment plus grande que la valeur de
ce que l’on a été capable de faire réellement,
il est normal que ce statut soit aisément transférable,
et confère le droit de briller, de la même façon,
n’importe où ailleurs. Le plus souvent, ces particules
médiatiques accélérées poursuivent leur
simple carrière dans l’admirable statutairement garanti.
Mais il arrive que la transition médiatique fasse la couverture
entre beaucoup d’entreprises, officiellement indépendantes,
mais en fait secrètement reliées par différents
réseaux ad hoc. De sorte que, parfois, la division sociale
du travail, ainsi que la solidarité couramment prévisible
de son emploi, reparaissent sous des formes tout à fait nouvelles
: par exemple, on peut désormais publier un roman pour préparer
un assassinat. Ces pittoresques exemples veulent dire aussi que l’on
ne peut plus se fier à personne sur son métier.
Mais l’ambition la plus haute du spectaculaire intégré,
c’est encore que les agents secrets deviennent des révolutionnaires,
et que les révolutionnaires deviennent des agents secrets.
V
La société modernisée jusqu’au stade du
spectaculaire intégré se caractérise par l’effet
combiné de cinq traits principaux, qui sont : le renouvellement
technologique incessant ; la fusion économico-étatique
; le secret généralisé ; le faux sans réplique
; un présent perpétuel.
Le mouvement d’innovation technologique dure depuis longtemps,
et il est constitutif de la société capitaliste, dite
parfois industrielle ou post-industrielle. Mais depuis qu’il a
pris sa plus récente accélération (au lendemain
de la Deuxième Guerre mondiale), il renforce d’autant mieux
l’autorité spectaculaire, puisque par lui chacun se découvre
entièrement livré à l’ensemble des spécialistes,
à leurs calculs et à leurs jugements toujours satisfaits
sur ces calculs. La fusion économico-étatique est la tendance
la plus manifeste de ce siècle ; et elle y est pour le moins
devenue le moteur du développement économique le plus
récent. L’alliance défensive et offensive conclue
entre ces deux puissances, l’économie et l’État,
leur a assuré les plus grands bénéfices communs,
dans tous les domaines : on peut dire de chacune qu’elle possède
l’autre ; il est absurde de les opposer, ou de distinguer leurs
raisons et leurs déraisons. Cette union s’est aussi montrée
extrêmement favorable au développement de la domination
spectaculaire, qui précisément, dès sa formation,
n’était pas autre chose. Les trois derniers traits sont
les effets directs de cette domination, à son stade intégré.
Le secret généralisé se tient derrière
le spectacle, comme le complément décisif de ce qu’il
montre et, si l’on descend au fond des choses, comme sa plus importante
opération.
Le seul fait d’être désormais sans réplique
a donné au faux une qualité toute nouvelle. C’est
du même coup le vrai qui a cessé d’exister presque
partout, ou dans le meilleur cas s’est vu réduit à
l’état d’une hypothèse qui ne peut jamais
être démontrée. Le faux sans réplique a achevé
de faire disparaître l’opinion publique, qui d’abord
s’était trouvée incapable de se faire entendre ;
puis, très vite par la suite, de seulement se former. Cela entraîne
évidemment d’importantes conséquences dans la politique,
les sciences appliquées, la justice, la connaissance artistique.
La construction d’un présent où la mode elle-même,
de l’habillement aux chanteurs, s’est immobilisée,
qui veut oublier le passé et qui ne donne plus l’impression
de croire à un avenir, est obtenue par l’incessant passage
circulaire de l’information, revenant à tout instant sur
une liste très succincte des mêmes vétilles, annoncées
passionnément comme d’importantes nouvelles ; alors que
ne passent que rarement, et par brèves saccades, les nouvelles
véritablement importantes, sur ce qui change effectivement. Elles
concernent toujours la condamnation que ce monde semble avoir prononcée
contre son existence, les étapes de son auto-destruction programmée.
VI
La première intention de la domination spectaculaire était
de faire disparaître la connaissance historique en général
; et d’abord presque toutes les informations et tous les commentaires
raisonnables sur le plus récent passé. Une si flagrante
évidence n’a pas besoin d’être expliquée.
Le spectacle organise avec maîtrise l’ignorance de ce qui
advient et, tout de suite après, l’oubli de ce qui a pu
quand même en être connu. Le plus important est le plus
caché. Rien, depuis vingt ans, n’a été recouvert
de tant de mensonges commandés que l’histoire de mai 1968.
D’utiles leçons ont pourtant été tirées
de quelques études démystifiées sur ces journées
et leurs origines ; mais c’est le secret de l’État.
En France, il y a déjà une dizaine d’années,
un président de la République, oublié depuis mais
flottant alors à la surface du spectacle, exprimait naïvement
la joie qu’il ressentait, « sachant que nous vivrons désormais
dans un monde sans mémoire, où, comme sur la surface de
l’eau, l’image chasse indéfiniment l’image
». C’est en effet commode pour qui est aux affaires ; et
sait y rester. La fin de l’histoire est un plaisant repos pour
tout pouvoir présent. Elle lui garantit absolument le succès
de l’ensemble de ses entreprises, ou du moins le bruit du succès.
Un pouvoir absolu supprime d’autant plus radicalement l’histoire
qu’il a pour ce faire des intérêts ou des obligations
plus impérieux, et surtout selon qu’il a trouvé
de plus ou moins grandes facilités pratiques d’exécution.
Ts’in Che-houang-ti a fait brûler les livres, mais il n’a
pas réussi à les faire disparaître tous. Staline
avait poussé plus loin la réalisation d’un tel projet
dans notre siècle mais, malgré les complicités
de toutes sortes qu’il a pu trouver hors des frontières
de son empire, il restait une vaste zone du monde inaccessible à
sa police, où l’on riait de ses impostures. Le spectaculaire
intégré a fait mieux, avec de très nouveaux procédés,
et en opérant cette fois mondialement. L’ineptie qui se
fait respecter partout, il n’est plus permis d’en rire ;
en tout cas il est devenu impossible de faire savoir qu’on en
rit.
Le domaine de l’histoire était le mémorable, la
totalité des événements dont les conséquences
se manifesteraient longtemps. C’était inséparablement
la connaissance qui devrait durer, et aiderait à comprendre,
au moins partiellement, ce qu’il adviendrait de nouveau : «
une acquisition pour toujours », dit Thucydide. Par là
l’histoire était la mesure d’une nouveauté
véritable ; et qui vend la nouveauté a tout intérêt
à faire disparaître le moyen de la mesurer. Quand l’important
se fait socialement reconnaître comme ce qui est instantané,
et va l’être encore l’instant d’après,
autre et même, et que remplacera toujours une autre importance
instantanée, on peut aussi bien dire que le moyen employé
garantit une sorte d’éternité de cette non-importance,
qui parle si haut.
Le précieux avantage que le spectacle a retiré de cette
mise hors la loi de l’histoire, d’avoir déjà
condamné toute l’histoire récente à passer
à la clandestinité, et d’avoir réussi à
faire oublier très généralement l’esprit
historique dans la société, c’est d’abord
de couvrir sa propre histoire : le mouvement même de sa récente
conquête du monde. Son pouvoir apparaît déjà
familier, comme s’il avait depuis toujours été là.
Tous les usurpateurs ont voulu faire oublier qu’ils viennent
d’arriver.
VII
Avec la destruction de l’histoire, c’est l’événement
contemporain lui-même qui s’éloigne aussitôt
dans une distance fabuleuse, parmi ses récits invérifiables,
ses statistiques incontrôlables, ses explications invraisemblables
et ses raisonnements intenables. À toutes les sottises qui sont
avancées spectaculairement, il n’y a jamais que des médiatiques
qui pourraient répondre, par quelques respectueuses rectifications
ou remontrances, et encore en sont-ils avares car, outre leur extrême
ignorance, leur solidarité, de métier et de cœur,
avec l’autorité générale du spectacle, et
avec la société qu’il exprime, leur fait un devoir,
et aussi un plaisir, de ne jamais s’écarter de cette autorité,
dont la majesté ne doit pas être lésée. Il
ne faut pas oublier que tout médiatique, et par salaire et par
autres récompenses ou soultes, a toujours un maître, parfois
plusieurs ; et que tout médiatique se sait remplaçable.
Tous les experts sont médiatiques-étatiques, et ne sont
reconnus experts que par là. Tout expert sert son maître,
car chacune des anciennes possibilités d’indépendance
a été à peu près réduite à
rien par les conditions d’organisation de la société
présente. L’expert qui sert le mieux, c’est, bien
sûr, l’expert qui ment. Ceux qui ont besoin de l’expert,
ce sont, pour des motifs différents, le falsificateur et l’ignorant.
Là où l’individu n’y reconnaît plus
rien par lui-même, il sera formellement rassuré par l’expert.
Il était auparavant normal qu’il y ait des experts de l’art
des Étrusques ; et ils étaient toujours compétents,
car l’art étrusque n’est pas sur le marché.
Mais, par exemple, une époque qui trouve rentable de falsifier
chimiquement nombre de vins célèbres, ne pourra les vendre
que si elle a formé des experts en vins qui entraîneront
les caves à aimer leurs nouveaux parfums, plus reconnaissables.
Cervantès remarque que « sous un mauvais manteau, on trouve
souvent un bon buveur ». Celui qui connaît le vin ignore
souvent les règles de l’industrie nucléaire ; mais
la domination spectaculaire estime que, puisqu’un expert s’est
moqué de lui à propos d’industrie nucléaire,
un autre expert pourra bien s’en moquer à propos du vin.
Et on sait, par exemple, combien l’expert en météorologie
médiatique, qui annonce les températures ou les pluies
prévues pour les quarante-huit heures à venir, est tenu
à beaucoup de réserves par l’obligation de maintenir
des équilibres économiques, touristiques et régionaux,
quand tant de gens circulent si souvent sur tant de routes, entre des
lieux également désolés ; de sorte qu’il
aura plutôt à réussir comme amuseur.
Un aspect de la disparition de toute connaissance historique objective
se manifeste à propos de n’importe quelle réputation
personnelle, qui est devenue malléable et rectifiable à
volonté par ceux qui contrôlent toute l’information,
celle que l’on recueille et aussi celle, bien différente,
que l’on diffuse ; ils ont donc toute licence pour falsifier.
Car une évidence historique dont on ne veut rien savoir dans
le spectacle n’est plus une évidence. Là où
personne n’a plus que la renommée qui lui a été
attribuée comme une faveur par la bienveillance d’une Cour
spectaculaire, la disgrâce peut suivre instantanément.
Une notoriété anti-spectaculaire est devenue quelque chose
d’extrêmement rare. Je suis moi-même l’un des
derniers vivants à en posséder une ; à n’en
avoir jamais eu d’autre. Mais c’est aussi devenu extraordinairement
suspect. La société s’est officiellement proclamée
spectaculaire. Être connu en dehors des relations spectaculaires,
cela équivaut déjà à être connu comme
ennemi de la société.
Il est permis de changer du tout au tout le passé de quelqu’un,
de le modifier radicalement, de le recréer dans le style des
procès de Moscou ; et sans qu’il soit même nécessaire
de recourir aux lourdeurs d’un procès. On peut tuer à
moindres frais. Les faux témoins, peut-être maladroits
— mais quelle capacité de sentir cette maladresse pourrait-elle
rester aux spectateurs qui seront témoins des exploits de ces
faux témoins ? — et les faux documents, toujours excellents,
ne peuvent manquer à ceux qui gouvernent le spectaculaire intégré,
ou à leurs amis. Il n’est donc plus possible de croire,
sur personne, rien de ce qui n’a pas été connu par
soi-même, et directement. Mais, en fait, on n’a même
plus très souvent besoin d’accuser faussement quelqu’un.
Dès lors que l’on détient le mécanisme commandant
la seule vérification sociale qui se fait pleinement et universellement
reconnaître, on dit ce qu’on veut. Le mouvement de la démonstration
spectaculaire se prouve simplement en marchant en rond : en revenant,
en se répétant, en continuant d’affirmer sur l’unique
terrain où réside désormais ce qui peut s’affirmer
publiquement, et se faire croire, puisque c’est de cela seulement
que tout le monde sera témoin. L’autorité spectaculaire
peut également nier n’importe quoi, une fois, trois fois,
et dire qu’elle n’en parlera plus, et parler d’autre
chose ; sachant bien qu’elle ne risque plus aucune autre riposte
sur son propre terrain, ni sur un autre. Car il n’existe plus
d’agora, de communauté générale ; ni même
de communautés restreintes à des corps intermédiaires
ou à des institutions autonomes, à des salons ou des cafés,
aux travailleurs d’une seule entreprise ; nulle place où
le débat sur les vérités qui concernent ceux qui
sont là puisse s’affranchir durablement de l’écrasante
présence du discours médiatique, et des différentes
forces organisées pour le relayer. Il n’existe plus maintenant
de jugement, garanti relativement indépendant, de ceux qui constituaient
le monde savant ; de ceux par exemple qui, autrefois, plaçaient
leur fierté dans une capacité de vérification,
permettant d’approcher ce qu’on appelait l’histoire
impartiale des faits, de croire au moins qu’elle méritait
d’être connue. Il n’y a même plus de vérité
bibliographique incontestable, et les résumés informatisés
des fichiers des bibliothèques nationales pourront en supprimer
d’autant mieux les traces. On s’égarerait en pensant
à ce que furent naguère des magistrats, des médecins,
des historiens, et aux obligations impératives qu’ils se
reconnaissaient, souvent, dans les limites de leurs compétences
: les hommes ressemblent plus à leur temps qu’à
leur père.
Ce dont le spectacle peut cesser de parler pendant trois jours est
comme ce qui n’existe pas. Car il parle alors de quelque chose
d’autre, et c’est donc cela qui, dès lors, en somme,
existe. Les conséquences pratiques, on le voit, en sont immenses.
On croyait savoir que l’histoire était apparue, en Grèce,
avec la démocratie. On peut vérifier qu’elle disparaît
du monde avec elle.
Il faut pourtant ajouter, à cette liste des triomphes du pouvoir,
un résultat pour lui négatif : un État, dans la
gestion duquel s’installe durablement un grand déficit
de connaissances historiques, ne peut plus être conduit stratégiquement.
VIII
La société qui s’annonce démocratique, quand
elle est parvenue au stade du spectaculaire intégré, semble
être admise partout comme étant la réalisation d’une
perfection fragile. De sorte qu’elle ne doit plus être
exposée à des attaques, puisqu’elle est fragile
; et du reste n’est plus attaquable, puisque parfaite comme jamais
société ne fut. C’est une société
fragile parce qu’elle a grand mal à maîtriser sa
dangereuse expansion technologique. Mais c’est une société
parfaite pour être gouvernée ; et la preuve, c’est
que tous ceux qui aspirent à gouverner veulent gouverner celle-là,
par les mêmes procédés, et la maintenir presque
exactement comme elle est. C’est la première fois, dans
l’Europe contemporaine, qu’aucun parti ou fragment de parti
n’essaie plus de seulement prétendre qu’il tenterait
de changer quelque chose d’important. La marchandise ne peut plus
être critiquée par personne : ni en tant que système
général, ni même en tant que cette pacotille déterminée
qu’il aura convenu aux chefs d’entreprises de mettre pour
l’instant sur le marché.
Partout où règne le spectacle, les seules forces organisées
sont celles qui veulent le spectacle. Aucune ne peut donc plus être
ennemie de ce qui existe, ni transgresser l’omertà
qui concerne tout. On en a fini avec cette inquiétante conception,
qui avait dominé durant plus de deux cents ans, selon laquelle
une société pouvait être critiquable et transformable,
réformée ou révolutionnée. Et cela n’a
pas été obtenu par l’apparition d’arguments
nouveaux, mais tout simplement parce que les arguments sont devenus
inutiles. À ce résultat, on mesurera, plutôt que
le bonheur général, la force redoutable des réseaux
de la tyrannie.
Jamais censure n’a été plus parfaite. Jamais l’opinion
de ceux à qui l’on fait croire encore, dans quelques pays,
qu’ils sont restés des citoyens libres, n’a été
moins autorisée à se faire connaître, chaque fois
qu’il s’agit d’un choix qui affectera leur vie réelle.
Jamais il n’a été permis de leur mentir avec une
si parfaite absence de conséquence. Le spectateur est seulement
censé ignorer tout, ne mériter rien. Qui regarde toujours,
pour savoir la suite, n’agira jamais : et tel doit bien être
le spectateur. On entend citer fréquemment l’exception
des États-Unis, où Nixon avait fini par pâtir un
jour d’une série de dénégations trop cyniquement
maladroites ; mais cette exception toute locale, qui avait quelques
vieilles causes historiques, n’est manifestement plus vraie, puisque
Reagan a pu faire récemment la même chose avec impunité.
Tout ce qui n’est jamais sanctionné est véritablement
permis. Il est donc archaïque de parler de scandale. On prête
à un homme d’État italien de premier plan, ayant
siégé simultanément dans le ministère et
dans le gouvernement parallèle appelé P. 2, Potere
Due, un mot qui résume le plus profondément la période
où, un peu après l’Italie et les États-Unis,
est entré le monde entier : « Il y avait des scandales,
mais il n’y en a plus. »
Dans Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte, Marx décrivait
le rôle envahissant de l’État dans la France du second
Empire, riche alors d’un demi-million de fonctionnaires : «
Tout devint ainsi un objet de l’activité gouvernementale,
depuis le pont, la maison d’école, la propriété
communale d’un village jusqu’aux chemins de fer, aux propriétés
nationales et aux universités provinciales. » La fameuse
question du financement des partis politiques se posait déjà
à l’époque, puisque Marx note que « les partis
qui, à tour de rôle, luttaient pour la suprématie,
voyaient dans la prise de possession de cet édifice énorme
la proie principale du vainqueur ». Voilà qui sonne tout
de même un peu bucolique et, comme on dit, dépassé,
puisque les spéculations de l’État d’aujourd’hui
concernent plutôt les villes nouvelles et les autoroutes, la circulation
souterraine et la production d’énergie électro-nucléaire,
la recherche pétrolière et les ordinateurs, l’administration
des banques et les centres socio-culturels, les modifications du «
paysage audiovisuel » et les exportations clandestines d’armes,
la promotion immobilière et l’industrie pharmaceutique,
l’agro-alimentaire et la gestion des hôpitaux, les crédits
militaires et les fonds secrets du département, à toute
heure grandissant, qui doit gérer les nombreux services de protection
de la société. Et pourtant Marx est malheureusement resté
trop longtemps actuel, qui évoque dans le même livre ce
gouvernement « qui ne prend pas la nuit des décisions qu’il
veut exécuter dans la journée, mais décide le jour
et exécute la nuit ».