Ready-Made in Japan
IMa
petite naissance, comme un coin de banlieue sur un promontoire
perdu, arriva en face de moi, au milieu de moi, chair rayon de mon cœur,
image supplantant le récit, chose nulle venue au monde, à
la seule vue de sa pensée, résonance des ombres entendue
dans les miroirs, où passe la frontière, dans l’échancrure
d’une rizière, entre deux collines, l’œil baignant
dans la mer tellement elle lui ressemblait, à une lieue et demie
à l’ouest de toute présence. Néanmoins, les
mouettes apportaient leur colère, faisant la course ou de la
barre fixe tandis que les bonzes bégayaient les sutras pour se
moquer des obstacles. L’univers intérieur leur fabriquait
les clefs pour leurs propres portes — et c’était
rarement pour les ouvrir. Les mots séparaient les gens avec des
interdits rouillés. Enfin, mon corps se dégageait de la
glu et déjà la réalité sentait la pourriture,
celle imaginée sans peine des contes qui me narraient la disette
et la cruauté taciturne des maîtres, avec volupté.
Sous les traits d’une écorce au royaume des apparences,
j’étais plus que quiconque irrémédiablement
secret, quelque part riche d’une mémoire multiforme, monarque
mécanicien qui profitait à souhait de son nez pour faire
dépasser cette vision des bords de sa casquette. Devant moi,
de jour en jour, se présentait une existence collective pliée
à la soumission stricte des anciens, opulents et débordants
d’orgueil. Mais les tulipes à soutaches et les anémones
en vareuse me rendaient hommage en s’épanouissant suspendues
à mon rire comme des adulateurs particuliers. Les pois de senteur
me remettaient d’aplomb. « Quand je serai grand, je serai
brin d’herbe, me disais-je. » Et mes mains ouvertes accueillirent
ma conscience. D’une
belle fille, ses yeux purs auxquels je pouvais songer dorlotaient ma
solitude et me donnaient l’élan nécessaire pour
la rejoindre à bicyclette. Je mêlais dans la pénombre
agglutinée à mon esprit le pollen de son corps rendant
ainsi les aubes élastiques. Mais à perdre haleine, j’ai
déjà trop vécu ces heures illusoires comme autant
de moustiques qui vous piquent les jambes. La gente adulte dressa
ses vagues machinales, effarantes. Alors, le désir pétrifié
dans la pâleur obscure, en dehors de sa silhouette, au sein d’un
monde vidé de sens, je ne vis plus rien. Chaque crépuscule
avait le timbre d’un détour. Quant aux matins, ils tintaient,
narquois, me chapitrant de malédictions et de sortilèges.
Anéantir la terre qui ne me laissait jamais seul ! Détruire
tout et tous, jusqu’au soleil, jusqu’aux étoiles
! Effacer toutes ces barrières qui obstruaient le chemin vers
ses lèvres ! Pour que je puisse terminer l’heure de la
lumière ! Que ma galopade ne semblât pas celle d’un
chien de meute ! Que sur le seuil de mon âme la stupéfaction
fasse place à un beau clair de lune ! Mais les parents sont
des gendarmes. Si leurs ombres sèchent sur les fils, tandis que
leurs âmes frigides attendent la moisson, leur habit n’est
plus qu’un emballage en lequel l’amour s’est éclipsé,
englouti comme un paquet de victuailles dans la gueule d’une hyène.
Il m’était devenu clair que leurs bouches ne servaient
qu’à tendre des pièges. Complices des pierres, le
flot vital les avait désertés si bien qu’ils harcelaient
ceux qui semblaient bouger. Ils vous questionnaient pour connaître
encore, emplis de vices ou de folie, les raisons des tressaillements
de votre intime qu’ils venaient de murer, impitoyablement, ou
qu’ils avaient mis à la porte, aux confins d’un
univers dont ils ne connaissent pas l’aorte, votre âme qui
s’engouffre hors des yeux par vos paupières, dont la crue
rejoint les fleuves de vents et les turbulences solaires, au destin
splendide soudainement tranché, mis à nu, rejeté,
ruisselant vers l’origine universelle. Comment pardonner à
ceux qui trahissent l’amour ? Quel chemin le pardon peut-il prendre
devant tant de vilenies ? Le cœur d’un enfant ne laisse
pas facilement germé une graine dont on a stérilisé
la métamorphose. Je me jurais que ce serait jour de fête
lorsque ce monde de basse réputation verrait ses murs d’enceinte
s’écrouler en cascade par-dessus ses propres précipices,
devant les fleurs argentées des aigrettes élégantes,
et que, sur la falaise à pic, le colosse social, flanqué
de ses gendarmes, se désintégrerait laissant, ça
et là, des éclats verdis par la mousse. Certes, tout être civilisé porte en sautoir la mort du monde. Sa maladie nous rapproche de cet achèvement. Mieux, il semblerait que les troubles, rompant la monotonie de cette atmosphérique époque, soient la fine fleur d’un abandon à l’usage d’une harmonie future, le délabrement comme dernière chance pour convertir les ténèbres, une indispensable volonté, abstraite, absolue et sereine, qui presse de toutes parts et fait subir l’assaut aux bavards éclairés, quels que fussent leurs discours, de son délicat silence. Et je pensais aux intempéries qui annonçaient les beaux jours. Il me fallait donc traverser le temps, être celui qui en fouetterait l’espace et sur lequel la plume laisserait ce sillage annonceur de splendides essors, déployant son panache sur l’océan des siècles, éclairant dans sa colère les écueils pour la multitude innocente qui traversait l’immense nuit et, prévoyant la fin, amortir les heurts. Sans exagération, je n’étais qu’un pauvre simple dont nulle chose au monde ne pouvait exclure le sentiment invincible ni l’irritation. Jamais pour moi, les montagnes empêcheraient de voir l’horizon finement ouvragé que je tenais dans mes paumes ; aucune cathédrale ne rendra le juste rapport entre le ciel et la pensée. Adolescent effleuré par la rosée matinale, je voyais les fleurs chargées d’orage évoquer l’insolence dont j’étais trempé. Que
les voyages étaient mornes et combien les gares paraissaient
sales ! Poussières et fumées des familles cédant
aux drapeaux. À cheval sur deux guerres, les jeunes se mariaient
à la mort et constituaient un nœud d’ombres en plein
midi. Par la fenêtre, j’apercevais la honte noire des cœurs
et j’entendais, battue, la grosse cloche autour de leurs cous,
de ces gens qui entraient délibérément, presqu’en
courant, l’air navré de ne pouvoir payer, dans les fours
crématoires de leurs existences dont les formes exagérées
sous les effets de la perspective reflétaient la transparence
décharnée, insignifiante. Ils inclinaient la tête
sans que naquît la moindre émotion, vidés par la
douleur, et j’allais jusqu’à supposer que le regard
des hommes dissimulât un balayage minutieux sur leur absence,
une inspection de leur cage imperceptible à l’œil,
si proche du microcosme. Jusqu’à leurs rêves qui
atteignaient cet état miniature, indéfiniment réduit
! Jadis, le soleil illuminait leurs âmes mais l’or qu’ils
appliquèrent sur tout s’est noirci dans les profondeurs
de leur idolâtrie, étendant au-dessus de leurs têtes
un miroir pareil à un couvercle de plomb. Englouti, leur corps
s’était ancré au fond des abîmes. IILa
mort de mon adolescence m’ayant plongé dans la stupéfaction
affective, je partis en toute hâte couché au fond de son
cercueil. Il m’aurait fallu un bateau pour longer les pluies torrides
jusqu’au crématorium de la mer ! Par excès d’à-propos,
la mort qui veille sur ses ouailles, en quelque sorte, remplissant trop
fidèlement sa mission, m’avait-elle fait trépasser
par erreur aux premières fleurs de l’été
— à vous donner le malaise d’un insondable abîme.
Certains vivants résidus ont basculé en des profondeurs
qu’on nomme « matières hors de nous », à
leur métamorphose, en tête-à-tête avec le
soleil cadavérique, sa cruauté éclatante. Certes,
à bien des égards, j’étais présent
: quelques traces de mes larmes surplombaient la mer et leurs vapeurs,
ainsi que ces nuages accrochés au brûle-parfum, bloquaient
ma prière. De grandes fleurs vacillantes me taraudaient le coin
de l’œil sous une pluie huileuse et grise. Par un tunnel
sous les embruns, j’atteignis le nécessaire souterrain
des étendues marines : là, le pétrole ruisselait
de feu. Un bruit de fouet. Bruit qui éclata. Se pétrifièrent
les visages et se vidèrent les creux des mains. À cette
époque-là de mes dernières volontés, je
faisais le ménage des choses tracassières. Ici, la
persécution est la condition de tous. Le chemin des cours obligatoires
astreint au deuil et à la guerre, au silence de l’existence,
à l’usine, au crâne rasé. Des idées
entrent de force dans les cervelles. Des yeux pénètrent
dans les crânes, en plein soleil. Crânes brisés instantanément,
balayés. Les secrets ne tenaient qu’à un fil.
Ce qui en réchappait encore résidait dans la beauté
cinétique de l’être. Sinon ce n’était
que monceaux de cadavres, architecture de guerre et d’alarmes,
une foule éclectique qui s’incarnait dans ses doutes et
l’immanquable effondrement du merveilleux qui, naguère,
devant mes yeux, sous mes yeux, accablait mon imaginaire. Quand j’eus
fini d’ouvrir mon âme au soleil, alentour, de minuscules
oiseaux vrombirent comme dans une sorte de réprobation. «
Ça va à fond. Pas la peine de venir. » J’émis
une nuance brève, un rire de clôture. J’enjambais
la tête de mon bras. Les veines du matin semaient l’herbe
de mes pâles instincts. Que je l’aimais, moi, cette obsession,
à mon insu ! Que je l’aimais passionnément cette
fin de l’expérience, cet ultime espace de tranquillité,
ultime temple à la liberté, pont hors du pénible
: la mort. Tellement si longue la gène de la vie. Quel constat
de sa déraison ! Tout mélancolique, je pensais quoi ?
Aux problèmes qui me dépassaient ? À la prise de
Constantinople ? Je n’en savais rien. Ce disant, j’éprouvais
le doute dans l’esprit des gens, l’ombre claire de leurs
bégaiements, le décalage entre les faits et leurs actes,
les interférences, les retards, les écarts et ces tsunamis
qui leur tombaient dessus sans crier « Gare ! » À
l’appel du monde, la vie habituelle : ses récitations,
ses occupations, ses médications. Le lever. Le coucher. Les cloches
au cou de la nourriture bovine, mobilisée obligatoire, le sabot
couvert de mousse. Dans le vestibule, prendre le journal. Dans un corridor,
se choisir un livre. Entrer. Sortir. Répondre sans jamais communiquer
de secret. Jeter à la hâte des raids aériens sur
les pensées qui, jusqu’au fond des âmes, ravageront
l’existence dans l’incandescence éternelle. Être
enclin aux cendres sous les bombes. Fort bien. Ces quelques mots
ruisselaient sur les figures leurs infamies et leurs stupeurs. Étrange
passion, pourtant, à laquelle se heurtaient les gens ordinaires,
pour ces frissons qui étalaient leurs entrailles, pour de terrifiants
miroirs ou pour la moquerie. Ce n’est pas oublier que de dormir
mais découvrir le désert de face. Avec son ourlet de bonheur.
L’expulsion du Moi vers des extrémités vertigineuses.
Sur l’arête du silence. Verticalement certitude. Impérissable
obstacle entre la calamité des rêves et l’évanescence
courbe au-dessus de la réalité, la vraie, qui ne céderait
en rien aux colonnes du ciel, à sa solennité, aux phénix
accumulés dans la cendre. IIIJ’ai
évité de parler de mes prières, il y a à
cela une raison : voilà une affaire au sujet de laquelle la moindre
allusion, et cela est fort probable, aurait dévoilé mon
cœur. Contaminé par le reflux des Pères en faillite,
voilà bien une chose insolite qui agitait ma répugnance.
Et puis, j’ai toujours craint leurs filets, la perfidie de leurs
mailles. Mes prières sont, sans être dues au vent, spasmodiques
vagues soulevées par la colère. N’est-ce pas à
la crête de cette agitation où j’aperçois
l’aveuglement universel, son enfer et ses fouets ? Ce monde cauchemardesque
en face duquel je me trouve ne cherche-t-il pas à m’ensevelir
sous sa tendresse mêlée de honte et de pitié ? Vous
vous rappellerez plus tard combien j’étais avide de contempler
son cadavre afin de voir tomber les entraves qui vous engourdissaient.
Vous vous rappellerez encore de mon existence sans pardon à l’encontre
de vos contemplations misérables et comment il me vint à
l’esprit de tirer vengeance. À vos usines, vous me permettrez
d’être absent. La vie de service me paraît accablante.
Je suis trop limpide et candide pour me réjouir d’être
nommé frère ou camarade. Un ulcère au cœur
a depuis longtemps râpé ma curiosité de vos anniversaires
commémorés. Je danse comme je pisse sur vos monuments
aux morts, symboles de vos impuissances et de vos supplices. Vite. Au
revoir ! brutalité des patries maternelles. J’oublie sans
peine votre justice funèbre qui me déplaît car je
suis de mauvais caractère, tout bonnement, et il est de mon déplaisir
à sentir ma cervelle contrainte par les mille raisons de votre
malhonnêteté sociale. Dans ma seule aversion, je tire toutes
les prières qui serviront à mettre à bas le monde.
Et voilà aussi comment ce qui m’agace vous est, à
vous-mêmes, indispensable. Alchimiste, je transformerai vos sombres
contresens en clartés rayonnantes. Car c’est animé
des meilleures intentions que je constate vos consciences engluées
dans la fange. Elles ont transmis à l’extérieur
tout ce que vous pouvez voir. Si grande que soit votre surprise, la
matière et les paysages m’ont enseigné sur vos sentiments
et votre monde de compassion recèle bien des intentions criminelles.
Tout mon vocabulaire ne serait pas suffisant pour exprimer la découverte
de ces aériennes hypocrisies dont il faudra bien pourtant vous
défaire. Sinon vous ne serez plus que pièces détachées
pour les entrailles de l’air. Pour ne plus voir les horreurs vous
vous boucherez les yeux avec vos propres viscères et votre vermeille
moelle ressemblera aux pétales de la rose exposée sous
la brise printanière. Tokyo ! Je ne verserai pas de larmes. Tes temples, bouddhistes ou shintoïstes, ne sont, je présume, que des mouchoirs de circonstances. D’ores et déjà, le désespoir tapisse les corps des êtres, d’un reflet, d’une laque qui sied aux bibelots inutiles. Le vide colossal de vos substances est étrangement creux. Au-dessus des images, au-dessus du monde, plane le temps qui passe, fulgurant. En pesant mes mots, tandis que je regarde les temples, j’entends l’écho d’un absolu silence, vers la nue, sa symphonique pause. Pensé-je les joues, les mains, les ventres grassouillets qu’on lave à grande eau vident leur sale prière, crevant un chat pour une sandale ? Le petit chat est sauvé mais la montagne est morte. Les chimères des Moi tranchent de méprisantes souillures. Jusqu’à la sainteté des moines qui masque les sortilèges du renard. Le long des corridors, dans les monastères, l’incertitude jaillit au cœur du bonze, impossible à comprendre. J’imagine sans peine tout le plaisir de cette distraction, des gens de cette espèce, dans les molles extrémités de la chair, concubins de l’immuable routine, des quotidiennes besognes qui trouvent leurs lendemains fixés par la règle comme s’ils étaient friandises descendues du ciel, patates douces dont on se demande pourquoi la belle aisance en serait l’héritière. Rien ne paraît mieux entrer dans la bouche qu’un camion plein de vivres. Je vois, l’œil perçant, les chemins ouverts aux pieds de la mort sous le poids creux des estomacs aigris. Du beffroi parvient toute la confusion, tous les désordres. Le tort découle en la captation des faveurs, peu à peu poison des consciences mal à l’aise. Il n’y a pas de réponse quant à raser son ombre. À l’extrême, les secrets trempent dans une huile fraîche et limpide, enrobant le sommeil masturbatoire de ses halètements. Comment ne pas trébucher la nuit sur les bambous nains ? Comment ne pas deviner sur le lointain mont Daimonjiyama ce que battent avec leurs ailes les oiseaux apeurés ? « Voilà le monde est fini, me dis-je. Les lampes n’éclairent pas mais dévorent les yeux. La lumière n’est plus pour les hommes un baume au cœur ; elle est le harcèlement nécessaire des Moi qui prolifèrent à l’infini. » Vint la première neige. Sans interruption, cette fête tomba sur mes bottes en caoutchouc et mes dents semblaient engloutir une pièce d’eau. Qu’eurent fait ces fins piliers virevoltant en bourrasques sur les méandres de mon âme mieux que lancer un défi aux dimensions glacées sinon me frapper jusqu’aux sens inhabités et me dessiner hardiment un sosie de hasard vivace ? C’était l’heure d’attendre avant de parler, d’imaginer les êtres remuant comme des lapins et, du premier coup d’œil, comme toujours, d’entrevoir les cotonnades selon toute apparence sortant à peine du lit. Je reconnaissais les uniformes sombrant dans les profondeurs pathétiques et les voix glissaient sans résistance comme des souvenirs, volatilisées. Sous la lumière, trahis par la neige, les personnages dépouillés de toute beauté me gratifiaient d’un moindre regard crasseux. Des marchands en file indienne s’engageaient dans les allées d’aucubas surchargés de malice et de cruauté chantant une étrange comptine bouffonne. Appuyé à une balustrade, je contemplais la féerie des chaussures qui crayonnaient leurs querelles sur l’ouate étincelante. Je ne savais trop que faire. Le ciel était bleu. Encore. Une cigarette américaine mit mes joues en feu d’un hypocrite plaisir. Heureux d’ignorer les contraintes et d’exceller en souriant vaguement à l’inaction. Ne douter de rien. Instantanément se répandait en moi l’espoir que le passé serait renvoyé avec une gifle et, cela, sans lui adresser la parole. février/mars 2006
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