Dada au Congo
L’interminable patience, hélas ! Impossible de lire cinq heures sablonneuses et glissant des kilomètres si longs. Jusqu’alors parfaitement blanche, l’eau coule sur les crocodiles portés par des enfants. Quel sentiment de se voir seul avec soi, lorsque l’un et l’autre ne se disent plus rien, par crainte des sévices à l’instant de la mort couvert de cicatrices ! Trop préoccupé à chaque seconde, celui-là ne doit-il pas attendre l’heure du soleil, tandis qu’au-dessus du vertige celui-ci danse des rondes dans l’eau et traverse par trois fois une femme en caoutchouc ? Qui parle a coutume d’infliger aux autres sa suffisance. Le plus mûr devant ce genre d’exercice à de grandes chances de balayer le sol à Jérusalem. Les fesses sous un chiffon ou 1880 feuilles sèches (on ne sait trop pourquoi) parent la route d’un fleuve mauve et de fleurs de 50 mètres environ si souvent mangées de l’intérieur et vidées de leur pulpe anisée. Il est plus de midi quand nous nous infiltrons dans un très beau passage de lianes, longeant un taillis de ricin, maudissant d’avoir des chefs, et allant en arrière, nous quittons nos mères qui s’opposent à ce départ, mais désormais nous décidons seuls. Nous avions le cœur si serré par les Récits sur le Travail que nous ne pouvions même plus sourire. Le pauvre bétail ouvrier ruisselait sous les charges, sur les routes, sous le vent, aux remblais, ensevelis au fond des trous, jusqu’au point terminus, dévorés comme des poulets froids. De si étranges marais laissent paraître quelques chants d’oiseaux invisibles. L’indicible ravissement, hélas ! Goûtant notre solitude par de petits quarts d’heure de panne, nous voyons s’ouvrir les clairières de la main même des enfants, très dignes ministres ou simples plantons. Qu’allions-nous donc prendre habit, hanter ce corps d’une immense plainte alors qu’au contraire il suffit la nuit de dormir ? Matinée couverte en France vers la méditation et le souvenir. Je veux dire si, plus tard, le doute, étais-je vraiment ce que j’étais ? Est-il aisé de gagner, plus aisé surtout ? Ce n’est pas cela qui me tente, sinon me laisser porter et quitter ce qui m’use, pénétrer profondément, intimement là où je suis peut-être, mais je ne le crois pas. A la tombée du jour, l’essor des cimes augmente l’ombre inquiétante et bien des maux que nous ne connaissons pas. Une troupe de Moi atteint le haut de la colline. Aujourd’hui, j’ai pu capturer l’un de ces papillons admirables. Mais une auto trop rapidement soulève les plis de ses ailes et d’un excès de gentillesse le fait disparaître. Que puis-je contre ? Tout au moins fermer les yeux et ne point prêter la main contre de telles incorrections. Aurions-nous la vue plus propre en ceci d’exiger et de se donner raison contre tous ? Les femmes que nous traversons n’ont pas le sourire. La route dévale la nuit close. L’endroit possible de nos âmes est un songe qui manque d’essence. Et sans onction, comment retourner seul sans y périr d’ennui ? Retirés dans une profonde léthargie, le bruit ne peut entrer même lancé à nos trousses. Délivrant les messages, aucun homme ne peut être enchaîné, ni ligotées les idées. Faut-il mettre le feu volontairement ou, enfants après enfants faut-il plutôt saluer d’un large sourire l’amplification de leurs joies et de leurs trépignements et, levant la main, faire fuir dans cette sorte de désert les fantômes de leurs tortionnaires qui ne savent que trop donner un but et une utilité au travail, que trop récompenser les peines qu’ils infligent ? Depuis plus d’un an, nous lisons pour comprendre et rendre praticables les pays à refaire et, périodiquement, pour mettre au bénéfice du test le dépassement de la foi, mais, peu importe ! Quelles que soient les preuves, elles semblent toujours servir la nature qui les a menées. Depuis plus d’un an, tout épuise et certains préfèrent même la mort. Depuis plus d’un an, tout a été tenté : ravitaillement, douceur, cadeaux et de terribles répressions jusqu’à nous prendre nos propres racines inaccessibles. Quelques mois encore et un désert semé de ruines et de fourmis, abandonné, perdu, sans bras, un vrai désert, quoi ! Sans promesses ni relève. Certains préfèrent même la mort ! Rien… aucun repos. Il le fallait pour les efforts. Il le fallait pour voir tourner le néant comme une orange, comme celle de l’espoir exploité. Qu’est-ce les pays face aux grandes compagnies ? Rien ! Les abominables tortionnaires qui vantent les efforts, les saigneurs du profit, comme on les appelle, ont une voie ferrée en dernier ressort et même la mortalité consentie. Leurs navires sont si rapides qu’ils transportent là-bas l’exploit de leurs traîtrises. Pourtant, il ne le faut pas. Ils n’ont pas le droit. Cela est inutile et il est possible de s’y soustraire. Je lis à l’instant un rapport de l’administration ordinaire : ils ne connaissent rien, ils ne savent rien et se sentent à l’abri de tous reproches sans rien comprendre. Allons, tant mieux ! Faisons preuves ! Mieux qu’à dire ! Faisons preuves ! Nous n’avons pas des têtes de pipe ! On ne bercera jamais assez les hirondelles d’un bon mal de mer. Pourtant elles apprivoisent le vertige et se précipitent dans les gouffres. Elles promettent les délices aux poissons volants. Les dauphins d’un œil averti n’ont pas oublié la fable. Ô ma mie qu’il est laid le café français et quel vacarme dans mon sommeil ! Six chevaux squelettiques pour triste équipage nous mènent à travers les terrains vagues. Des hordes de pigeons erreront encore dans ces rues droites, violemment éclairées, comme une plaie ailée. Allons plutôt du côté du Jardin de Fleurs ! Il possède cet avant-goût semblable aux ailes du serpent inconnu que nous cherchions sur les sables de la lagune ! Jour de pluie malade ; il me semble assez bien voir le vent suer. Un brouillard tâtonne sur les graviers et chante l’air de L’Oubli. Le thé aussi projette son écume et la houle au bord de la ville dessinent de longs rubans blanchâtres. Quel cirque ! Ne voit-on pas des requins jouer à la poupée en attendant, pour vomir, l’arrivée d’un médecin. Montrant les dents, ils happent sur leur passage quantité de gros lézards et même une chèvre, on dirait un chien, quoique déjà cornu, qui parle japonais… Mais le temps manque ! Tout est perdu ! Je ne vois même plus la mer ! Pianissimo, la pluie pâlit jusqu’à la fusion de l’argent. Le soleil est laiteux et la lumière a la douceur d’une buée. Nous pouvons sans peine observer le serpent si occupé à écouter la conversation entre deux américains. - “ Ici l’on meurt de faim, la disette règne. ” dit le premier. Alors, avec de grands cris, l’autre lui répond : - “ C’est merveille ! Va chercher à fond de cale les conserves avariées ! ” Nous partirons à pied fuyant les troupeaux de crabes et l’humanité larvaire. Loin de la côte, jusqu’à la montagne, en chemin de fer et, quelquefois, nous devrons traverser à pied l’Antre des Ténèbres. Par instants nos cœurs ne battront pas moins fort qu’à vingt ans dans cet étrange pays où l’on chasse les enfants armé de mandibules et de tenailles damasquinées. Nous bondirons jusqu’à cette source qui jaillit d’un tronc d’arbre. Tiède sera son eau bien qu’elle descende du glacier. Évidemment, je répugne à escamoter l’affreux. A quel point l’horrible peut-il être dépassable ? Des administrateurs sans morale m’imposent le précaire et s’imposent de suffisance et quelques-uns s’étonneront de m’entendre déclarer incapables les juges et stupide leur serment ? Nous pataugeons dans l’à-peu-près de justice. Le plus souvent, un machaon vole durant de nombreux tours, je le jure ! Voulez-vous le secret de tout ceci ? Coucher avec les femmes : il n’y a pas pire imprudence, malgré toutes les cruautés qu’il leur fut fait. Je ne trouve plus rien à dire ni même aucun plaisir à parler de rien. Je voudrais quitter cette position allongée qui me paraît hideuse et sortir de mon indolence. Surtout que tout y soit factice avec cette civilisation qui s’interpose entre moi et le réel. Je ne doute pas des rouages qui me poussent à somnoler en face de tous ces problèmes. Ils arrivent ! Ils sont là ! Engourdies, mes oreilles durcissent et l’équation de mes désirs faiblit avec l’obéissance de mon corps. Je ne pouvais prévoir. Je ne faisais qu’entrevoir. La raison de mon incompétence était que j’allais m’instruisant. Ayant consenti à voir, je n’eus plus à m’occuper d’une seconde vie de termite. Je sais qu’un regard suffit. J’y reviendrai car la chose posée est encore incertaine et vague. De plus, j’aime la mort qui ne peut s’éviter. Impie, quoiqu’il advienne ! Nous prenons trop Engels pour une auto à notre disposition. Et ce matin le service nous appelle. Traversée du vent froid. Certains de ses remous ressemblent à d’étranges vortex, d’autres sont indiciblement monotones. Ce n’est que le prologue d’étendues à distinguer, d’instants à chercher. Couverte d’hippopotames, la végétation s’épaissit. Tout au loin mon regard baigne et flotte comme une caresse. Arrêté devant ma montre cassée, je me suis surpris pour la première fois capturant de la lumière glorieuse. Il ne fait pas trop chaud mais je souris car je regarde souvent la lune à l’avant de son reflet. On dirait un essaim de lueurs, avec des rires et des chants. Et cet amoncellement de phrases… Eh parbleu ! A contempler l’immuable qui disparaît à chaque instant !… Chaque nappe d’eau ne reflète-t-elle pas le ciel empourpré par le soleil d’une couleur de perle attendrie ? Déjà au loin frémit la matière fluide. L’enchantement se précise. Parfois se distinguent à peine nos présences dans le paysage. Observons un coin de ciel pour voir si une étoile peut se réjouir des qualités vaines des hommes. Vous vous attendiez il est vrai au grand miroir ! Hier soir, mon imagination s’aventura non loin du bord de cette eau cachée. C’est à je ne sais quel petit bateau que nous prétendons nous ressaisir ! Fumiers ! Ordures ! De la merde ! La merde ! C’est de la merde ! Fumiers ! Ordures ! Ordures de l’ordre ! Ordre brutal ! Ordre avec la force ! Fumiers qui commandent pour se faire servir ! Ordures qui enguirlandent et invectivent encore ! Fumiers qui tiennent compagnie à la honte… Sur le spectacle impénétrable seul peuvent s’ouvrir des alcôves voluptueuses. Presque anxieusement, à force de suivre les sentiers, j’ai perdu prise. Je crains même de ne plus tenir à jouir. Désintéressé de la ville et de ceux qui la parcourent, lassé de ses jardins malgré l’intérêt d’un tel détour, je m’interromps, embarquant sur une tornade. Ainsi je gronde, ébranlant les parturitions atmosphériques, fracassant les maisons de chair qui gémissent au-devant de quelques flamboiements d’éclairs. Souvenirs ou craintes d’un présage sinistre ? La pluie tombe, noyant les fusillades. J’espère trouver mieux ailleurs. A la rigueur, je m’attends tant aux ombres arborescentes que s’escamote loin des nymphéas le serpent effrayé par son reflet. Mais rien ne permet d’échapper à l’insoutenable puanteur qui transparaît lors des discussions. Ces dernières se terminent toujours par des disputes et, à la nuit tombée, elles mettent en marche le tam-tam des oraisons funèbres, dans les avenues militaires. Les fantassins chantent comme des tambours et règlent leur effort armé d’une baguette… Allons ! Arrête ! Relis ton livre ! Le temps manque ou bien est-ce midi qui tape dur ? Que sais-tu de ce lac, lamé d’azur, qui inonde de ses entrelacs les îles fiévreuses du sommeil ? Il fait terriblement chaud. On étouffe, tous les vingt pas, jusqu’à l’Extrême-onction, la joie, à peu près impossible. Vainement, nous quittons à la nage parmi le cresson ces monticules de terre. Plus tard j’achèverai la philosophie sans le savoir : ne faut-il pas se méfier des systèmes ? De reste, je le sais : il n’est rien qui puisse survenir d’une manière satisfaisante. Même le jeu battu par Dieu n’est pas très honnête et ce dernier ne s’est montré nulle part écrivain ou artiste. Une pluie doit arriver demain et ne laisse entrevoir qu’un bel inattendu. Je dois bien l’avouer : la vie bien ordonnée est désespérément insipide. Plus fréquemment, on rencontre des gens marqués des plaies de la félicité précaire. Il est aussi habituel de voir pendu aux arbres gigantesques le couchant d’un soleil médiocre. Avec ravissement, une femme noue le cordon autour du cou de son bébé. Curieuse entrée pour une venue au monde ! Chaque fois que je relis la lune, à chaque lecture, mes sentiments se nuancent et paraissent fabriqués du sien. De quoi ? De qui ? La belle demi-lune accoste à l’horizon. Crissement aigu. Tout s’endort. J’écris ces lignes dans mon sommeil. Laissant l’automobile près d’une fenêtre, je regarde l’averse qui ne cesse pas. De l’huile fuit sur les vitres. Sans branche, l’arbre de la route s’empresse vers la ville au milieu des champs de tournesols qui font le salut militaire. Grands cris, éclats de rire, enfants en délire aux miasmes joyeux d’un peuple pour qui tout semble prospère. Comme la foule des otaries s’enhardit contre nous ! Avant le déjeuner, le feu chante un si étrange voyage. Trois grandes pirogues rejoignent les chutes de M’Bali et, cinquante mètres en bas, la solitude, en amont du cœur. Elle se cache dans les replis. Elle s’enfouit sous les racines aériennes. On ne découvre jamais son ampleur. On en admire que le rayon oblique. Le feu veille au déjeuner diluvien. Lors d’un exercice de gymnastique, tandis que la pluie d’abord chante sur le toit pour terminer dansant sous la douche, des docteurs vont expérimenter le fourneau sur le sommeil. Chacun se tait, ne sachant si ce sont les cerveaux ou les rêves qui seront enfournés. L’auto est encombrée de bagages. Les bagages sont encombrés de lapins. J’admire leur résistance à quitter les lieux. Ils font signe que non, qu’ils ne veulent pas partir. Leurs yeux sont en pleins phares : ils ont trop bu de pinard au clair de lune. Affluence d’hirondelles qui se réunissent à huis clos. Que signifie ceci ? Une vente aux enchères clandestine de nids illicites ! Au grand dam des oracles, elles laissent dans le ciel d’interminables balafres. De plusieurs siècles, châteaux-forts et cathédrales se désagrègent sous la pluie. Pourquoi ? Les casques à pointe sont-ils comestibles ? Je peste contre l’auto qui va trop vite. A peine ai-je le temps de remarquer des femmes qui accourent, les seins dressés. Par défi ? Maintenant le photophore de la pleine lune éclaire tout au plus trente mètres de feuillage avec ristourne individuelle : au petit matin l’aube sera argentée. Nous ne penserons plus à ce lointain dispensaire où le sanguinolent se versait dans les baquets. Sans occupation, les moments ne m’emplissent-ils pas de frayeur ? Je préfère ceux du départ qui impulsent un mouvement. Ô décamper de cet asile ! Chacun n’y tient-il pas une araignée ? Mais hélas ! Je ne dois pas guérir. Mangeant un œuf d’autruche, je me suis cassé une dent ; j’en ai le pied tout endolori et, malgré le mal de tête, je vais dormir. De plus en plus la théologie me fatigue. J’ai tant de difficultés à finir mes phrases que je fais semblant sur le banal. Devons-nous en conclure qu’il faille renoncer à l’argent ? Les pouvoirs sont-ils inoffensifs ? Accepterons-nous de sourire en revendiquant nos gouvernements d’opérette ? Le protestantisme est-il un loisir ? Les gorets qui se serrent la main s’appellent “ Éminence ” ou “ Sultan ” ou “ Altesse ” ou “ Monsieur le Président ”. Quelle mascarade ! N’étaient les panthères qui s’épanouissent, on coucherait sur un lit de poussière. Rompu que je suis aux entrevisions oraculaires, aux randonnées d’entre les songes, sorte de parenthèses par où se projettent, malgré tout mon amour, du morne, du ténébreux, du mystère et des énigmes, de mon premier coup de fusil j’abats un arbre mort. Toutes les intumescences qui s’y nichaient, enchevêtrées, sont tombées avec la nuit. L’inimaginable nous précède infiniment triste. Brumeuses, les graminées mouillent nos fronts. Rien n’est plus gris que la cendre des fusils de nos frères. Ainsi la contemplation me permet les cabrioles à la surface du fleuve, apparaissant et disparaissant au gré des vagues du lieu, qu’elles soient onde ou lumière, yin ou yang. Crocodile le jour, au crépuscule, je suis l’oiseau qui vole. Il porte sous ses ailes les disques du soleil et de la lune. Large comme un aéroplane, son vol fantasque le protège. Chaque passage du temps, chaque épisode de l’histoire, chaque instant de mon existence, ma mémoire le pose et j’en prends la mesure. Puis, ayant cimématographié des cailloux, non pas avec une pellicule mais avec des pansements, je les enroule d’un tissu blanc en chantonnant. Aigle-pêcheur au sommet d’une tour, mon œil remarque dans la plaine le sordide évoquer l’argile ; la paille y circule sans frein. Curieux de voir de plus près cette scène, ce corps qui me pèse se laisse choir sur la pente charnelle, jusqu’aux remparts. Extraordinaire ! Un unique trou noir est soumis au Sultan des Ténèbres qui porte ramures couleur obscurité. Le moindre de ses gestes me pousse dans les couloirs, précédés de murmures. Or, les lanternes ont fui les ternes corridors. Dire quoi de cet étrange surplace sur le chemin de ronde et de cette place hors de mes mains tandis que le tonnerre gronde ? Des vents froids dressent leurs sillages épineux et de leur grand filet m’accablent. J’imagine : buissons, printemps, abeilles, nénuphars, papyrus… Le soir m’enivre au gré de mes naufrages. Je vois ce que je souhaite : devant moi s’ouvre l’illimitée conception. Mon âme rêve d’absence à l’excès. Pénétrant toute perplexité, j’épouse ainsi du regard les contrées devenues cristallines. Devant l’embouchure obstruée, nous avons jeté l’ancre. Décembre 2004
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