Impressions amazones

 

 

 

Entre quatre murs, des notes indigo entrent au travers des vitres, celles d’un torrent de montagne ou d’un ciel d’herbes géantes qui coulent sous le vent du large comme naissant de l’éclat stellaire. Devant lui, le matin roulé dans une couverture, n’est pas encore commencé. A flanc du vide, il ressentait ces dizaines d’heures et ces milliers de kilomètres. La Vierge ronfle de plus en plus. Tourner pour passer l’abîme. Allumer la lampe à pétrole. Boire une bière ou bien un peu de feu cristallin. La Vierge maintenant est verte avec des petites fleurs. Elle part sans rien lui dire. Peut-être rêve-t-il ? Il sort. Le soleil écrase la forêt. Quand, soudainement, il vacille. Sa main se cramponne aux nuages et il tombe sur le visage. Sa tête s’arrête aux pieds. Et pêle-mêle son crâne chute sur un rocher, celui d’un pantin cassé sur la terre gluante. Une torche rouge jaillit de son occiput. Allait-il mourir ? « Tranquille !, se dit-il, l’hôpital ramassera tout dans la boîte. Ce sont les spécialistes pour ramasser la vaisselle. » Camion ou ambulance qui hurle sous les gyrophares. Le temps est tombé à côté de lui mais celui-ci n’a pas réussi à s’évanouir. Le temps n’en finit pas. Pourtant il le sent fondre comme une pomme dans un four. Lui-même n’est plus qu’un hamac de sang caillé, un cabas en cheveux de réglisse, étendu, cahotant ainsi que devait le faire le courrier des temps héroïques. Le temps sépare les corps : celui qui contient le sang, de l’autre, qui passe au-dessus des toits. Il en existe même un troisième, ruisselant de dorures, qui converge vers un quatrième, qui joue aux dés, celui-là même qui boit de la bière en adressant la parole à la Vierge. Mais l’après-midi tombe sur le sol, perdant tout son sang sur l’horizon jusqu’au lendemain matin. Il n’est plus qu’un bétail mené à la foire, un gibier appelé par la mort.
Il se souvient de cette existence solitaire avalant jusqu’à plus tard, plus soif, des litres de café. Ses yeux baissés ne voient rien de l’immensité du ciel. Il ne ressent que le bourdonnement de la chaleur et le grondement de l’heure. Dix minutes suffisent pour endormir un moustique. Une brune soudain passe dans sa vie. Elle tourbillonne avec des paroles musicales, des gestes de flammes et joue avec la nourriture. Alors, tout à ce désir, il se bat pour ne rien ignorer de cette âme qui prend feu près de lui, repoussant l’ombre d’un grand chapeau. Il se voit, gigantesque, armé d’apparence. Au fond de son regard, c’en est trop de dégainer la vérité ! L’Histoire, la grande, avec un grand H, comme la bombe, est-elle vraie ? De quelle mise en scène la sort-on des ruisseaux clairs ? N’est-elle pas plutôt cette vache malade qui, ayant traversé l’océan atlantique, sera enterrée une nuit de pleine lune sous les feux follets d’une météorite ou d’une pierre jaune ?

Il reconnaît les draps blancs de l’hôpital qui ressemblent à ces déserts de rêve et de silence. « Quel plaisir ! », entend-il. Un matin au milieu de la nuit est cuisiné pour le réveiller. Il se voit marcher vers un taxi au volant duquel un chauffeur le contemple dans son pyjama rayé. « Ah ! Monsieur ! La guerre me rappelle de bien belles blessures ! », poursuit la même voix. Au téléphone, il comprend que sa vie devient impraticable. Elle est aimable. Rien ne presse. Un torrent l’attend jeudi prochain. A moins d’avoir heurté l’irrémédiable. Un voyage de cinquante mètres plus bas avait scellé sa fortune. Son corps tient pour nécessaire un appareil post catastrophe. Il n’est plus qu’un bagage qui venait de heurter une crête de pierres. Sa vie passe de planche en planche, de bouche en bouche et sa mission auparavant grandiose semble au-dessus d’un fleuve délavé par le soleil. Son crâne plein de caïmans donne rendez-vous à l’au-delà. Les idées y gesticulent aussi, celles dont les sauriens ne font qu’une bouchée. Les caïmans mangent du caviar comme du cannibale. Ils ne perdent même pas de temps à digérer – sauf les Indiens à plumes qui demandent vingt-quatre heures…

Au dernier moment, ayant attendu deux jours, son voyage vital reprend et, ouvrant un œil, ce dernier suit sur l’horizon quelques échassiers noirs qui interrompent la monotonie des collines chauves. De-ci, de-là, scintille l’or à travers la forêt. Des poissons prennent à la gorge l’ennui du fleuve tandis que les anophèles font leur butin de sang. Mobiliser une moustiquaire. L’attente continue. L’apparition chaude des choses et de leur réalité n’est qu’un immense miroir où le sable de l’éternelle attente ruisselle de silence et de sueur. Se lève le vent, le temps d’une phrase, d’une conversation sans se voir. Puis, le verre du miroir se brise au moment où les nuages, crevant de rage, ne laissant sur leur passage que les vapeurs ignées du soleil, semblent ce fantôme qui se débâillonne. Alors la forêt lui jappe chien et lui parle loup. Jour et nuit hurlent en chœur leur impatience à lui faire apparaître le monde sous l’autre vision, à lui faire connaître l’au-delà.
Les jours passent. Passent encore. Revenir petit à petit pour mettre de nouveau pied à terre. Comme si l’éternité ne voulait pas lui tendre la main ! Comme s’il était trop minuscule pour qu’elle le vise de son canon de chasse ! L’effervescence de l’air lui souhaite de toucher le port. A quai ! Bulles du ciel qui glissent dans les replis de sa mémoire. Jusqu’à l’eau qui sommeille, immobile, à peine oscillante, sur laquelle se traînent des murs de brume. Un nuage de plomb bâche le fleuve.
Il est temps. Le ciel accoste à ses paupières et l’air bondit déblayant l’humus jusqu’à assaillir sa moustiquaire. Il passe à travers comme le café. Lui-même craque. Il se réveille. La forêt joue un air secret. Et pour la seconde fois, il est dix heures, il est onze heures, il est midi et le silence enlace de son bras la voix du fleuve, les bruits et les murmures couverts par la détonation d’un fusil.

Il est debout. Le feuillage plie sous le poids de ses épaules. Les branches mortes claquent sous ses pieds. Il aime la forêt. Il l’imagine enchantée, débordant joyeusement de pourri, enrubannée de lianes. Le temps lui jette au visage, seconde après seconde, la force de la terre qui s’unit au vent. Sa vision s’ordonne. Elle accélère. Elle le secoue et son rêve disparaît derrière la laque de l’air, entre la terre et son miroir.

Jésus électrogène peint les visages avec la lumière. Des corps n’ont de cesse de courir nus pour danser dans la forêt. Suivant un temps bien à eux : des millénaires au compte-gouttes. Ils continuent de danser. Ils continuent juste ce qu’il faut pour que la chair tombe en lambeaux. Pour que s’éteignent, disent-ils, les maladies et pour comprendre qu’ils n’aient plus à se nourrir. Jésus électrogène grille les moustiques qui s’écrasent sans ciller. Jésus nous entoure de lumière.

Oui, poursuit Jésus, vous devrez être savants et connaître les secrets de la Pierre. Vous ne devrez douter de rien et pourtant douter de tout, de l’endroit où vous vous trouverez, du temps passé en une journée comme étant celui d’un an. Et voici comment surviendra la « chose » : un je ne sais quoi d’incendie vous rendra tremblant d’émotion. Vous rencontrerez des gens grands comme leurs maisons mais ne vous étonnez pas de voir ce signe de leur malheur : le chemin de leur vie s’enfuira. Retrouvez l’endroit de votre Pierre et explorez votre trésor. L’Or de la Nuit, c’est son nom, traverse l’espace pour vous parvenir.

Jésus suspend son discours, machinalement, tandis qu’au ciel un avion continue le cours de son vol.
Deux Indiens anonymes disparaissent derrière le rideau de la pluie. La saison des légendes n’interdit pas l’anthropophagie mais rend muette l’existence découpée sur un plateau.

Chargé d’un précieux métal, il avance ainsi, pas à pas, le trésor au fond de son cœur, le désert et le vent de sa vie ne venant qu’avec la confusion, celle qui remonte d’un trop-plein d’interrogations, de questions qui savent leur contagion. Pourtant, il ne craint désormais plus rien. Ni les balles ioniques envoyées à travers la forêt comme des mouvements ennemis qui traceraient une ligne idéale jusqu’à son cœur obus. Ni le contrepoids du phonographe qui troue le plafond de ses rêves. Ni l’escopette à piston qui le vise de son œil insolite. Il se moque doucement d’avoir été militaire. Il fait des remous. Il avance en zigzague. La poire à poudre ne contient que de la farine. Il s’endort couvert de moisissures pour dissiper sa fatigue. Depuis combien de temps sa vie s’était-elle ouverte au milieu du silence ? Sûrement des millénaires écorchés sans un mot et, quelquefois, le vide escaladé mentalement comme une cordillère géométrique. Ses yeux restent muets devant cette hypothèse : les palimpsestes de la forêt ont des surgeons à la souche. Est-ce ainsi, par les souvenirs, que revinrent les émeraudes ? Sont-elles réellement ces preuves de l’existence avec leurs hordes de pensées cristallines qui dévalent les Andes ? Là-haut, les lamas n’ont pas construit de monastères !

février 2005