L'Homme au Chapeau de Feutre
et autres Récits

par Maël Fructus

I - L'Homme au Chapeau de Feutre
II - Barnett polymorphe
II - Anita

 

I - L’Homme au Chapeau de Feutre

À chaque instant, une possibilité – dans sa phase de concrétion émergeante, moment où l’idée désertant l’éther de la totalité ouverte et expansive des mondes prend corps – devient réalité singulière avec laquelle il faudra dorénavant compter.
Protubérances dans la matière incontestée de notre champ de perception, promesses de choses à moitié advenues qui ne demandent qu’un événement pour être nourries, croître, asseoir leur être constitutif du monde duraille de la vie des hommes. Sans ça, elles retourneraient au niveau des suggestions en instance de dissolution dans le grand Rien.
Les prières, de ces choses à moitié advenues formaient un faisceau convergeant vers un heureux accident. Un mouvement, même modeste, qui aurait eu l’immense bénéfice d’être placée à l’endroit juste. Un degré de pertinence optimal dans la trajectoire des particules.
À partir de là, la vie manifestée possédait un véhicule pour s’enivrer du sentiment d’élection qui accompagne la conscience et la réalité d’être. Si je suis vivant et présent ici au monde je le dois à une succession d’événements aussi improbable que celui de gagner à la loterie chacun des jours d’une vie de centenaire. Mon avènement de créature vivante, d’être quelque chose plutôt que rien, est incontestablement une expérience de très grande valeur. C’est ici que le sentiment d’élection point. Au regard de tous les possibles dans leur infinité dépassant ce que l’entendement humain peut englober, la vie m’a été donnée à moi, l’homme au chapeau de feutre. Comment l’envergure du don pourrait-elle se concilier avec la gratuité ?
Pour ne pas perdre pied face au vertigineux sentiment de ma valeur, un besoin d’explication réclame de se satisfaire.
En rationalisant, la piste de la prédestination s’affirme vite une hypothèse séduisante. Devenir vivant constitue une événement dont l’extrême rareté d’occurrence s’attache naturellement à l’hypothèse d’une rétribution extraordinaire soit pour des actes passés dont j’aurai oublié la manifestation, soit pour des qualités propres possédées par moi dans l’absolu. Ces motifs se doivent d’être à la mesure de la récompense. Derrière elle, la figure sans visage de tout les pères superposés, du primo donateur, doué d’une perspicacité métaphysique capable de déceler dans tous les germes l’être à venir, mon moi de viande relatif d’aujourd’hui.
Le père des pères le reconnaissant dans mon moi à l’état gazeux en décoction dans la platonosphère ( un moi atomisé, disséminé parmi d’autre moi en devenir qui ne deviendront peut être pas, aussi éparpillés mais moi en puissance).
Exerçant son pouvoir discriminatoire à travers mon incarnation d’aujourd’hui. Celle-là même qui le lui rendra bien, il le sait. Tant de célébrations, de dévotions en retour pour réactualiser sa figure tutélaire. Car il faut bien que le manifesté avec les merveilles qu’il recèle ne soit pas planté là, abandonné dans un mécanisme sans raison, sans borne. Ce vertige existentiel enfante Dieu marionnettiste.
Et les enfants perdus deviennent créature d’élection.
Voilà comment on enchante le monde.

L’homme au chapeau de feutre en était là de ses réflexions intérieures et laissait en lui monter l’effet de sa troisième Guiness et celui d’une enflure égocentrique corollaire très agréable. Il venait en effet de s’autogratifier du titre de grand commentateur autoclave car il n’était pas peu fier d’avoir décortiqué un tour de passe-passe de psychologie collective sur lequel mythes religieux et pouvoirs politiques afférents avaient depuis l’origine des sociétés humaines assis puis boulonné leur emprise sur les masses. Il envisagea un instant de monnayer auprès du Vatican, l’objet de ses réflexions contre la menace de tout révéler à la presse spécialisée. Il imagina avec délice la somme de pognon qu’il pourrai extorquer à la totalité des religions en poste sur la place. Le business était florissant, incontestablement, il y aurait de quoi gratter.
Il se ravisa en songeant aux modus opérande liés à la récolte des fonds. Au blanchiment de ceux-ci. Il se voyait mal échanger des valises dans un tunnel. Cette seule perspective l’angoissait : il se rappelait qu’il avait un fond claustrophobe. De plus, il exécrait les relations humaines réduites à leur stricte fonctionnalité. Il aimait dans le cadre professionnel que les échanges maintiennent une certaine désinvolture courtoise. Une petite phrase anodine, si possible avec un trait d’esprit, aurait été bienvenue.
Avec les racailles interlopes préposées à l’échange de valises dans les tunnels il ne fallait pas y compter. Ces types relevaient d’une typologie incapable de distanciation philosophique. Des sanguins taiseux à la susceptibilité volcanique qui prendraient pour une agression personnelle une extorsion qui au fond revêtait un caractère moral. Il était quasiment certain que son entreprise faillirait à ce stade. Que les mastards aguerris dans les passations douteuses tenteraient de le circonvenir dans le tunnel. Lui feraient la nique sans glycérine et sans pitié, réfractaires à une ultime négociation. Ne voyant rien qui puisse palier à la faiblesse de son plan il préféra le laisser rejoindre le royaume des idées non advenues où s’évaporaient avec lui ses perspectives d’enrichissement.

Tous ceux qui peuplaient le bar étaient comme lui des être élus, certainement à ce moment aveugles à leur conditions précieuses d’être-au-monde. L’homme au chapeau de feutre se gavait de cette prise de conscience comme s’il avait voulu l’absorber comme on peut se repaître d’une substance comestible à s’en faire péter la panse. Une pulsion goulue. Il voulait absorber toute la satisfaction que cette idée lui procurait. Qu’elle l’imprègne complètement. Emplisse le moindre interstice de vide. Il semblait porté par une sensation de plénitude. Ses fantasmes messianiques refoulés qui remontaient insidieusement à la surface prenaient une teinte plus acceptable, rendus plus crédibles par la douceur de l’instant. Un petit murmure frissonnait, la Mania se déliait. Une petite voix, perçue transcendante, semblait lui dire que tout était possible, il y croyait maintenant.
Puis sa béatitude chut.
Le mouvement infinitésimal et déterminant d’une molécule sans doute.
Son monde, celui qui lui renvoyait l’écho de sa substance, lui apparut soudain, comme pris dans une pâte émolliente, sis sur une gradation médiane émondée de tout particularisme. Au début il pensait assumer ce qu’il tenait pour un parti pris fondé sur le refus de s’enfermer dans une appartenance à aucune catégorie reconnue, un geste significatif dans l’acquisition et l’affirmation de soi hors des propositions dispensées par son cadre sociétal. Prenant forme dans une suspension distinguée et indéfinie, un ailleurs sans adresse. Une noblesse ordinaire.
Puis il lui sembla soudain que cette posture relevait de l’imposture. Une planque existentielle. Une inclination compulsive dont l’activité souterraine le tirait, se dérobait à sa conscience, vers le conformisme. Un comportement conciliaire, destiné à jouer sur les tableaux de l’être et du non être. Une permanence dans le non choix qui — plus volonté d’esquiver que recherche de liberté — le berçait de l’illusion qu’il se maintenait au centre de l’échiquier, gardait sous la main les quatre directions. Une ubiquité symbolique qui le rassurait.
Il finit par s’avouer à lui-même qu’il n’avait cherché là qu’une façon d’éviter de souffrir de volonté dévoratrice du vivant dont la morsure à double tranchant pouvait lorsqu’elle ne tuait pas enlever de beaux morceaux. Il réalisa qu’il avait, au lieu de quête émancipatrice, cherché une sorte d’immortalité à peu de frais. Que tout ça n’avait été qu’une manière de thésauriser en douce au lieu de véritable prise de risque. Cela n’avait été qu’une tentative déguisée de se plonger dans un formol préservatif. Hors la vie. Conservateur, vieux con. Il avait eu peur de perdre.
Il pensa à ça en se glissant dans son manteau synthétique, en quittant le bar. Il se sentait rachitique, collectionneur, couille, vindicatif masochiste perdu.
Ces émotions le quittèrent quelques pas après avoir franchi le seuil du bar, l’air frais lui fit comme un coup de fouet vivifiant qui inversa le flux de ses cogitations. Balaya ses idées grises. Ses inductions mentales aboutirent à la conclusion qu’il lui fallait trouver une connerie à faire pour stabiliser ce processus de rebond de ses états d’esprit.
Si possible, exorbitante.
Il fallait brider ce cheval fou, le maintenir dans une même direction. Il lui fallait une stabilité, soutenir une permanence d’émotion, le temps nécessaire pour se solidifier.

Il était temps pour l’homme au chapeau de feutre de rencontrer, …Barnett.

 

II - Barnett polymorphe

Barnett avait confiance, il tenait le feu. Les mouvements de Barnett étaient scansions énergiques. Il était fuite en avant dans sa splendeur de comète. Combustion sans fin. Il entretenait avec son double éthérique un commerce si abouti qu’ils étaient parvenus à fusionner dans un agrégat où la potentialisation des substances ainsi combinées tirait vers son zénith. Un degré de rayonnement supérieur. Barnet devint Barnett.
À l’instar du cerveaux des dauphins, l’entité Barnett, ne dormait que d’un œil.
Barnett couvait continuellement de grands projets. Il arpentait l’espace avec une vélocité nerveuse et imprévisible de fuyard. Il poursuivait pourtant. Des idées fixes aux heures de pointe. Aux heures creuses il s’abstenait de tout et polissait sa vacuité. Ce qui revenait à récurer le creux d’une vague en inox.
Il était dur à suivre et ne se le reprochait pas car il escomptait faire ses preuves par l’exemple. L’exemple était acte.
L’acte en cours.
Le sens de l’acte à venir.
L’amour qu’on lui porterai serait donc, sous ce régime, systématiquement rétroactif. Il ne serait compris que déjà parti. Aimé que pour ce qu’il avait été. Il acceptait d’être aimé pour plus tard. Qu’on garde le meilleur pour la fin, se disait-il, pour vivre joyeusement sa condition d’être glissant.
Qu’est-ce que vaut l’amour d’une image passante ? Rien. Et d’autant moins l’amour de l’amour d’une image passante. Alors, puisque l’amour n’était préhensible sur un mode immédiat, il refuserait la consolation nostalgique, présentement, la représentation de soi dans un décor planté par le regard hypothétique d’un autre.
Spéculation tout ça !
Nécessité antalgique de se faire une raison. Puisque l’amour fou est illusoire il fit le deuil des douceurs d’une sœur cosmique.
Par quel mécanisme avait-il donc perdu la croyance qu’elle portait le masque de l’ordinaire, se trouvait parmi ces filles devant lui ? Il demeura aveugle aux signaux les plus évidents, n’osant pas imaginer qu’il puisse la découvrir aussi facilement. Cultiva, pour se blinder, la conviction que l’amour n’était qu’une mythologie adventice.

Le parti pris, flamboyant, de l’homosexualité politique l’effleura mais cette position n’était qu’une expression véhémente d’un refus pour lui-même plutôt qu’une absence d’appétit réellement motivée, une tocade dirigée contre le genre féminin qu’il eut passagèrement envie de faire chier en lui laissant entendre : vois comme je t’ignore, vois comme je toise ton être objet de quête. C’était la femme boa qui l’exaspérait. Peut-être même qu’il avait jalousé sa sur-adaptation au monde moderne, l’exemption où elle était de se soumettre au devoir-être-Bruce-Willis. Une moindre ampleur du besoin de l’autre genre, une moindre dépendance. Cette moindre sujétion en faisait un être plus abouti, plus proche de l’autosuffisance à laquelle il aspirait tant alors, lui.
Ajoutons qu’il les trouvait également plus abouties sur le plan physique. Il refusait les arguments d’une controverse de structure symétrique. Le camp contradictoire avançant la thèse miroir : qu’elles pensaient des hommes qu’ils étaient le comble de l’aboutissement. C’était irrecevable ou, du moins il y avait une chose qui surpasserait toujours le plus haut sommet de réussite masculine.
Elles-mêmes.
Elles se trouvaient belles entre elles. Il les avaient déjà surprises à se lécher le reflet de la vitrine, s’enduire, se papouiller en complotant dans les gynécées sous le souffle brûlant du séchoir. Pâmoisons narcissiques devant leur élaborations cosmétiques, grisées qu’elles étaient par leur pouvoir de façonner des attrape-mâles. Constitutives lesbiennes. La permanence du goût du même. Une appétence qui procéderait du besoin premier de la Mère. Une femme donc. Garçons devenus mûrs pour l’échange sexué, chercheraient seuls l’altérité. Les filles aussi convergeaient vers la femme malgré tout ce qu’on a pu dire. Fondamentalement, l’homme n’avait jamais eu sa place.
Rien de plus pétrifiant qu’une femme-boa. Les hommes de pouvoir l’on compris. C’est ainsi que se doit de mourir le grand guerrier. Dans sa petite mort héroïque. Pétrifié au creux de la blessure.

La joli fille plane au-dessus de tout.

Sommité vers laquelle se rut la cohorte processionnaire de tous les besogneux érotisés par l’art de la transmutation de la publicité marchande. Celui-là qui a fait de la possession de biens, possession de femme. Opéré une sexualisation généralisée des objets.
Barnett comprenaient qu’elles étaient le besoin ultime.
Ainsi elles possédaient le réel plus haut degré de pouvoir (Barnett rêvait de prendre le pouvoir !) et, parce qu’elles ne pourraient jamais répondre au constitutif besoin d’amour total qu’éprouvait Barnett, il devint misogyne. Il décida de haïr l’objet fuyant de son désir parce qu’il lui était impossible de ne rien éprouver.
Ça ne dura pas.
Il avait du mal à tenir le ressentiment sur la durée. Ces sentiments le pourrissaient, étaient peu conformes à sa psychologie optimiste qui appelait davantage les solutions bouleversantes et enthousiastes que les constats qui éternisent la tristesse d’une vérité. La haine fixe et récurrente, c’était une obsession de psychopathe, de frustré mystique.
Pragmatiquement, la détestation de l’autre alourdissait ses capacités d’innovation et s’avérait de surcroît une entrave à son ambition putschiste.
Il lui fallait changer d’état d’esprit. Alors Barnett fit montre d’esprit stratégique et déploya un sens pratique qu’on ne lui connaissait pas, …très intuitif.

A savoir qu’il devint femme.

Il leur piqua leurs attributs. Travesti, il se fit appeler Monoïque Luxus. Ses amis, ceux de cette épisode, l’appelaient Bo parce qu’il était bonne. Il était perrucolore, un sex-appeal glorieux émanait de son corps, promesse d’orgie des sens. Par une sorte de réminiscence de ses appétences de ses quinze ans, il se rendit plus que conforme à ces femmes de magazine qui lui servaient de support masturbatoire. Il devint une version synthétique et clinquante de sirène de calendrier.
Cet autre genre de vie dura pour lui le temps de se placer. Il sut se rendre indispensable. Il devint secrétaire de direction trilingue, pris un amant platonique à poste clef, qu’il fit lambiner outre mesure, refusa de donner son corps et se fit casser la gueule parce qu’on découvrit son imposture.
En effet il avait fait valoir des notions de mandarin qu’il ne possédait pas.

Il ne redevint pas homme immédiatement.
Il erra entre deux sexes, dans un état androgyne indéfinissable un certain temps. Il hantait, déguenillé, durant cette période transitoire autant que déplorable, les non-espaces de transit où ne stationnent d’ordinaire que ceux qui se sont perdus. Aire d’arrêt d’urgence des autoroutes, hall de gare, cafétérias de supermarché, salles d’attente. Tous les entre-deux, no man’s land, témoignage en creux de la conjonction de l’activité humaine et de l’urbanisme d’à point.
On sait aussi qu’il se prit d’une affection toute maternelle pour un étudiant en psychologie, visiblement pas sevré, à qui il remonta le moral et pour lequel il dressa un plan de restauration narcissique. Il alla jusqu’à lui donner le sein — celui qui lui restait — et l’encourageât à reprendre ses études. Injonctions altruistes qui furent suivies d’actes et portèrent leurs fruits puisque l’étudiant deviendra …l’illustre docteur Rozeau.

Ayant totalement recouvré son genre de départ, il alla pointer aux Assedic.
Les Assedic qui étaient déficitaires et ne renonçaient pas pour autant à leur mission de soutien, de salut, de guérison, lui proposèrent un accompagnement au travail sur soi. Il déclina l’offre car il préférait se résoudre lui-même.

La femme organique céda la place à la femme esprit.
Obnubilé qu’il était d’une idée-femme, il versa dans l’ascétisme.
Il loua sur les coteaux, à un vieux paysan, une parcelle inexploitable de son terrain. Une butte qui abritait une anfractuosité, terrier de renard vacant, qu’il baptisa caverne. Il y passa neuf mois, d’une vie frugale toute dirigée vers la méditation et la lecture des attiques. La seule visite qu’il reçut fut celle, spectrale, de Sainte Thérèse d’Auvillar. Une bienheureuse affabulatrice et dipsomane, non répertoriée, coiffée d’un casque de protection cycliste. Un jour qu’il ne supportait plus les rigueurs d’une vie asséchante à rechercher la vérité absolue, à conformer sa vie à ses préceptes supposés, il sortit de sa caverne et pris la résolution déterminante de mettre un terme à un état jugé improductif. Son retrait dans le ventre tellurien lui apparut comme produisant les effets contraires du but recherché, un subterfuge d’évitement à soi-même, un leurre destiné à occulter la difficulté à vivre sereinement ses limitations et à se poser les bonnes questions. La quête ne pouvait se poursuivre hors le monde. Refuser le vacarme, la fureur et les miasmes du siècle revenait à n’éprouver que partiellement celui-ci. L’idée qu’il se faisait de son destin messianique ne pouvait s’accorder avec la pratique de l’exil volontaire. Seule convenait la prise directe. Ou, à défaut, le repli devait aboutir sur une démonstration fulgurante, explosive. Ici rien de tel.
Il quitta, nu et puant, son trou et regagna la ville en vociférant contre les moucherons englués dans le coin des ses yeux qui obstruait sa vision en biais.
Suite à cette première révélation déterminante dans son éveil d’homme il pris donc la sage décision de cultiver dynamiquement ses illusions. Le préalable à ce don de soi radical à l’inéluctable était qu’il les choisirait.

Il opta pour la fusée.

Bel objet, basique dans son propos, fulgurante, précise, sensationnelle ascensionnelle bite de fer tendue vers la coupole des cieux. Barnett décida de devenir fusée.

Le 6 Août 2005, il se place au centre de la place des Récollets, harnaché d’un appareillage métallique évoquant les bonbonnes dorso-portatives à sulfater. Au sommet de son crâne un aileron de compète, des lunettes de protection surdimensionnées sur ses yeux. Il dépose au sol une batterie électrique. Deux câbles en émergent. Il sourit puis porte l’extrémité des câbles contre le pommeau terminant le bras mécanique de son appareillage. Une étincelle. Un crépitement.
Aussitôt, une explosion.
Une nuée blanche couvre l’emplacement qu’occupait Barnett, une gerbe folle s’en dégage accomplissant une trajectoire positivement aléatoire, pareille à celle des ballons de baudruche lâchés à leur propulsion insolente d’irrationalité balistique.
Un projectile tragique, fumigène et cotonneux, se trémousse, griffonne l’espace dans une splendide dissipation de sa force vitale devenue panache d’adieu. Il s’amoindrit dans un lointain inestimable. Fond à notre perception optique perspective.
Suspendu, un instant, la paraphe de son passage se délite, s’estompe. Presque plus rien. L’impression de quelque chose qui fût à moment donné.
Rien. Non, plus rien. Le ciel et le silence.
Au sol, la carcasse calcinée, figée dans sa déliquescence, de la batterie. Un cercle charbonneux de plusieurs mètres de diamètres à partir de ce centre. Barnett a disparu. Les témoins se rapprochent maintenant que s’est reconstituée l’impression stable de l’état ordinaire. Certains parleront d’un attentat. D’autres de la pollution à l’uranium appauvri. D’autres encore d’un chanson des XXX. D’une injustice faite à on ne sait qui. De ce type qui casse pas des briques et paie pas ses ardoises. Les gens, on dirait, passent leur temps à inventorier les bouts du monde qui disparaissent et à émettre des réserves sur les bouts de rechange. Tu verras ça tiendra pas comme avant, ils disent.
Aujourd’hui, il y a un instant, Barnett s’est envoyé en l’air sur la place publique et ça les a retenu le temps de le dire. Pas davantage. Pas l’ombre d’une persistance rétinienne. Rémanence zéro. Fébrilement ils rebougent, cherchent un autre spectacle supplétif pour effacer celui-ci et ne pas se laisser imprégner par le blanc. L’intervalle silencieux entre deux sollicitations qui pourrait les rendre sentimentaux. Très vite, ailleurs, pas loin. Un autre messie peaufine la surenchère, une performance pyrotechnique encore plus démonstrative.
Les messies se succèdent et effacent les traces des précédents. Un peu comme les essuie-glaces.

C’est pas dément ça !

 

III - Anita

Anita était sûre que tout les mecs étaient des salauds. Toutes ses copines partageaient cette opinion. Sentence qui passait de façon récurrente sur le tapis lorsque le sujet de discussion en cours s’épuisait. Cela ressoudait les filles, constituait le point de départ d’une anecdote récente venant l’illustrer, en renforcer le caractère de vérité. Réamorçait le flux verbal. Déclenchait des ricanements. Rires qui se figeaient parfois en un rictus légèrement crispé, une indicible amertume.
Anita nourrissait malgré ça un besoin impérieux de se placer au centre de l’attention générale des mâles. De les rechercher. Une compulsion à revivre la même séquence l’animait.
L’issue, qu’elle largue ou se fasse larguer serait, tout bien considérée, toujours la même.
Elle incarnerait la pauvre fille abusée du mâle. La victime expiatoire.
Soit notre homme appartenait, dans la typologie des caractères, à la catégorie des primaires ou autre sous-arborescence dont le trait déterminant est le passage à l’acte immédiat. Soit il relevait de l’autre camp, ceux chez lesquels prime l’abstinence du geste.
Dans tout les cas de figure, il aurait tort.
Elle reprochait aux premiers de finir par la bousculer, leur côté macho bestial et, aux seconds, de ne pas la bousculer, de manquer d’initiative, leur côté couille molle.
La synthèse qu’elle donnait de ses aventures avec l’autre sexe, était déplorable, un constat d’échec. Une succession de péripéties pitoyables et très semblables entre elles.
Elle ne relevait pas cette étonnante similarité perceptible dans l’élaboration de la liaison, les motifs de rupture. Elle relevait uniquement la succession des fiascos.

Selon elle, il s’agissait d’un manque de bol. La faute à la déveine. Succession opiniâtre de mauvais coups. La population mâle, au siècle et au pays où elle naissait, ne comptait que des brutes et des eunuques. Peut-être même qu’elle était l’agent d’un dessein supérieur, qu’elle acquittait aujourd’hui les errements d’une vie incriminable passée. Il lui faudrait passer un nombre de liaisons fixées par les instances supérieures avant qu’il lui soit donné de rencontrer l’Homme, son Prince. Celui pour qui elle est destinée depuis toute petite fille. Elle accomplissait donc en ce moment la volonté du Seigneur. Il lui faudrait concéder à baiser et re-baiser jusqu’à ce qu’elle atteigne le nombre décidé. Ainsi nimbée d’une aura transcendante, sa vie sentimentale insatisfaisante, en devenant chemin de croix, prenait une dimension supérieure. Elle n’était plus une fille subissant un sort arbitraire, têtu et sans garantie de finir, mais, martyre consciente, travaillant à une gratification certaine et ultérieure. Sacrifiée sur l’autel de la libido masculine, Sainte Anita sucerait des bites sans conviction, mais cependant avec une application de larbin consciencieux jusqu’à l’apurement définitif de sa dette.
Son carnet d’adresses contenait l’équivalent de la population d’une ville moyenne en nombre d’individus recensés. Une cité désertée des femmes. Salaudville dans son petit agenda.
Elle connaissait du monde. Un sens social exacerbé, instinctif, efficace.
Elle était plus passionnée par la séduction, par l’étape de la rencontre que par la consommation des chairs. Ce qu’elle voulait, c’était qu’on la désirât, qu’on ait besoin d’elle. Elle voulait être connue, reconnue. Qu’on n’arrêtât plus de la regarder.
Anita, reine de la nuit.

Elle n’était pas sensuelle. Au sens où la voracité sexuelle aurait motivé ses actions. Baiser comme un fauve n’était pas son mobile. Elle s’était demandé d’ailleurs longtemps si elle n’était pas frigide. Maintenant elle savait que l’acmé du plaisir lui serait offert par son Prince. Et lui seul, par le pouvoir même de la mener à l’orgasme, révélerait sa qualité de Prince.
« Un jour mon prince viendra et il me fera tilter comme un flipper, je clignoterai à tout va…une vraie guirlande de Noël », se disait elle.
Elle était sensuelle, plutôt, dans l’acception de créature exhalant des signes méta-langagiers, catalysant chez l’interlocuteur l’éveil incoercible du désir. Elle avait une maîtrise consommée et toute instinctive des codes archaïques et souterrains qui régissent la vie sexuelle de l’animal-homme. Elle sollicitait directement le cerveau reptilien de ses futurs amants et des autres. Malgré elle. Un pouvoir qui la dépassait.

Juchée sur le tabouret du bar, elle évoquait l’objet-sexe, l’ustensexe domestique indispensable à l’homme moderne. Son petit cul en forme de poire émettait des infrasons érogènes. Attention ! Pas des pets ! Non : les pets sont basés sur des fréquences courtes et brèves [prout], alors que l’infrason érogène se développe sur une base ample et lascive [twiiÏszzz]. Un peu comme une volute de fumée se déployant indirectement, au parcours imprévisible, à n’en plus finir. Inaudible et indécelable émanation qui tournait la tête des hommes vers elle. Qui, aussitôt, saisis de concupiscence, taraudés par une envie de foutre gaillardement, ceux-ci devenaient intenables.
Jusqu’à ce jour elle s’était fourvoyée gravement. Elle avait émané des signaux d’appel à la baise animale alors que son désir profond voulait seulement qu’on la remarquât. Qu’on honorât sa personnalité fondamentale.
Elle continuerait à jouer des codes sensuels car c’est bien à son insu qu’elle le faisait, une sorte de comportement réflexe impulsée par une donne chimique qu’elle n’avait pas choisie. Elle ne s’appartenait pas vraiment sur ce terrain.
Ce qu’elle perçut, elle, c’est que les hommes avaient envie de la baiser. Elle pensa que ça tenait à ce qu’ils étaient des créatures déréglées. « Des tracassés ! », elle disait.
Maintenant, elle acceptait de se mettre avec tel ou tel type, sans espoir que le couple fonctionnât. Que s’il la tabassait ou se barrait sans explication ça n’était qu’une étape, un gain même, une progression dans la réduction de la somme à épuiser, avant la destination finale qui lui était promise. Voluptueuse et luxueuse.

Un jour son Prince viendra. Elle le savait.

décembre 2005/février 2006