Ce qu'il ne faut pas dire sur l'Art
par Georges Ribemont-Dessaignes
Le
rossignol chante pendant les nuits du printemps.
Quand les soucis
des amours se sont apaisés, il se tait.
Les porte-voix humains
chantent toute l'année.
Les chiens, les loups, les poissons, les crocodiles et même les
cochons ne pensent à l'amour qu'à des époques fixes.
Les hommes et les
femmes ont la faculté d'y penser tout le temps. De sorte que l'amas
des complications des actes et sentiments de l'amour, et des inflexions,
roulades, mélodies molles, aiguës ou brisées du chant
qui ne sont que formes de soucis sexuels du genre rossignol, encombre
à tel point la vie qu'il n'y laisse place pour rien. Pour rien,
hormis ce qui gâte tout comme un gaz empoisonné : Dieu.
Dès qu'on
aborde par quelque côté la question amour, des personnes
sérieuses redoutent la pornographie. Mais Dieu est le grand pornographe
par excellence car il a inventé l'amour. L'homme n'a jamais agi
par pornographie sauf lorsqu'il a inventé Dieu.
Nous qui sommes les
ennemis de Dieu, ce petit domestique pâle qui fouille dans les papiers,
le linge et les poches, qui fait le bouffon pour faire rire son maître
et son couturier, nous sommes obligés de glisser de la poudre insecticide
jusqu'en nos endroits secrets, afin qu'y mettant le nez il en meure.
D'où vient
Dieu ? Du sommet vague du classement de tout l'univers après que
nous en avons valorisé, hiérarchisé tous les détails
suivant un mode vertical dérivé de la pesanteur.
Dieu porte un pantalon
de femme, et chacun de nous tient un bout du cordon qui l'attache. C'est
là le grand orgueil des hommes.
Une activité
sexuelle dérivée vers l'unique besoin constructif du chant,
et l'odeur de Dieu au bout des doigts ou jusque dans le coeur, cela suffit
à former l'Art.
L'Art est partout.
Poésie, Musique, Peinture, Architecture, Sculpture, et tout autant
Politique, Sciences, Philosophie et Mathématiques. Arts des formes
ou Arts de la raison. Ces derniers sont plus hypocrites, voilà
tout.
Il y a une religion
de l'Art, comme il y avait une religion de Dieu. On ne pouvait parler
de Dieu qu'en certains termes choisis, faute de quoi le feu purifiait
le coupable. La lassitude est venue. Il n'est pas encore permis de dire
ce que l'on veut de l'Art et de la Beauté. C'est une religion moins
cruelle, et dont les prêtres sont plus lâches que les autres.
Ils brûlent moralement les blasphémateurs. Ceux-ci ont heureusement
une opinion désinvolte de tout ce qui se passe moralement. Ici
je salue les cubistes, les chers cubistes de la dernière heure,
fameux curés d'une sainte vierge en vadrouille.
L'art des formes
est le plus sacré. On peut insulter le premier ministre, Joseph
Caillaux, M. Bergson, laisser mourir dans la misère M. Infroit,
et dire que le Dantec est un affreux crapaud. On ne peut pas dire que
Cézanne est idiot.
Cézanne est
le premier des idiots. Il n'est pas le premier qui ait peint des personnes,
des paysans ou des maisons dans un paysage. Il est le premier qui dans
cette besogne mélancolique ait conçu de l'inquiétude,
et dans un grand tremblement d'intestins, ait songé à faire
prendre des vessies pour des lanternes. Il est l'idiot conscient. Il a
accouché d'une progéniture idiote, blême et castrée,
qui a passé son temps à peindre des pommes, des paysans,
ou des maisons dans des paysages, en criant dans des mirlitons en forme
d'équatoriale : Je vois au travers de la terre. Il y a aussi
des coccinelles sur les palmiers. Et j'ai l'éternité entre
les doigts de pieds.
Un autre idiot de
grande envergure est Renoir. C'est l'idiot automatique. Il peint. Il n'a
pas de tête, mais un bras, un seul, et paralysé de naissance.
Et Dieu presse sur les tubes de couleur. Il en sort la matière.
Et la foule lèche la matière, et se prosterne devant le
travail. Comme si c'était beau le travail ! Enfin Renoir meurt
en disant avec une humilité qu'arrosent les larmes des choristes
: " B, A, Ba, B, E Be ". Entendez : Je fais chaque jour des
progrès.
Ce qui veut dire
: Chaque jour je copie de mieux en mieux une cuisse de femme, un morceau
d'étoffe, ou un marronnier d'Inde.
Mais sous les tapis,
il y a un tas de gueules pointues qui rigolent et tirent la moelle dorée
de toutes ces émotions sacerdotales.
Pour les autres idiots
d'essence divine, qu'ils soient Rodin, Matisse, ou quelque anonyme cubiste,
ils se bornent tous à représenter comme Renoir et Cézanne
et tous les peintres, une série d'objets. Et ils opèrent
tous avec un organe paralysé. Cézanne avec son cerveau paralysé,
Renoir son bras paralysé, Rodin son sexe paralysé, Matisse
son foie paralysé, et les anonymes cubistes avec des organes paralysés
qu'ils n'ont point et dont ils dérobèrent la moitié
à un notable espagnol.
Représenter
une pomme ou représenter un paysage ou une femme nue, c'est exactement
la même chose. Il n'y a qu'un fait : un homme s'occupe à
copier des objets, et l'on accroche cette copie dans sa chambre ou dans
son salon. Pourquoi cet illusionnisme ? Que la copie soit plus ou moins
bien faite, fardée ou entrelardée, il n'en subsiste qu'une
chose : l'objet représenté. Qu'on mette donc les hommes
dans la salle à manger, le paysage dans son salon, et la femme
nue dans sa chambre. Il y aura alors une utilité à cette
affaire, mais cela supprime l'agenouillement et toute la farce de l'esprit
saint. Bouguereau est certainement un peintre bien plus perfectionné
que Matisse, Cézanne ou Albert Gleizes.
Si l'on presse sur
le nez des vieilles bigotes de l'Art, après leur avoir mis un peu
de sel sur la langue, on finit par leur faire dire qu'elles n'aiment justement
les oeuvres d'art que pour la part où celles-ci représentent
faussement la nature, et l'altèrent. Ça s'appelle l'interprétation,
et ça figure la personnalité, l'âme, les sentiments
de l'artiste, avec tous les attributs divins, tambour, trompette, averses
de grêle et vols de corbeaux.
Hé bien non,
l'étalage des attendrissements du premier imbécile venu
ne suffit pas à nous faire faire le signe de croix. D'autant plus
qu'il est impossible de distinguer le premier imbécile venu du
dernier génie, et mieux qu'il n'y a aucune espèce de différence
entre l'imbécile et le génie. Un chiffonnier vaut Pasteur
et Wagner. Une petite putain vaut tout à fait M. d'Annunzio. Si
vous êtes curieux de savoir ce qui se passe à l'intérieur
des individus, et c'est un goût douteux, ce qui peut vous intéresser
c'est uniquement le détail des réactions de ces individus
devant le monde extérieur. Il y a chez M. d'Annunzio artiste, beaucoup
moins de virginité que chez la putain en question.
Nous avons vraiment
assez de l'intelligence. C'est elle qui vous rend comme vos idoles, idiots.
Car vous tous qui aimez l'art vous êtes des sots. Vous êtes
des amateurs de sauce, une sauce où comme des capres nagent les
yeux de Picasso, de Monet, de Bonnard, de Matisse, les oreilles de Debussy,
de Saint-Saëns, de Strauss, la langue de Mallarmé, de Rimbaud
ou de Lautréamont. Et vous prenez ces yeux dans vos yeux, ces oreilles
dans vos oreilles, ces langues sur vos langues, pour de l'amour.
Il n'y a que Dada
qui sache faire l'amour.
L'Art est un édifice
public. Tous les édifices publics sont à la gloire de la
mort. Ils sont tous appuyés sur le passé par essence même.
Et l'essence même de l'existence est l'existence.
Tous les hommes dans
le privé construisent : c'est le jeu. Il ne s'agit là que
de vivre. Dès que la construction est rendue publique, elle devient
collective, par assentiment. Elle devient temple. On y célèbre
des mystères. Il y règne une odeur de charogne.
Nous sommes contre
la charogne. Sans raison. Il n'y a pas de vérité en cela
plus qu'en autre chose. Nous avons seulement besoin de ne pas mourir.
Nous voulons bien mourir, mais nous voulons continuer à servir.
Or, comme dit Tzara, nous crèverons tous. Et nous ne saurons plus
rien. Et nous aussi nous serons charogne. Donc ôtez-nous cet avant-goût
de la mort qui sort de votre bouche et doit venir de votre âme.
Car il se passe ceci, c'est que vous commencez à nous aimer. Vous
êtes effrayants avec votre amour pestilentiel, vous aimez tant l'art
que vous tâchez de transformer Dada en art dada, afin de nous aimer,
et de porter notre cadavre dans votre cher coeur en forme de cercueil.
Nous ne vous rendons
pas la pareille et ne vous aimons pas du tout. Nous vous le montrerons
bien quelque jour.
Vous allez à
Dada pour y recevoir des injures et des crachats, afin qu'il y ait un
art des injures et des crachats. Mais il faut que vous sachiez que merde
n'est pas un vain mot. Il pourrait finir par signifier merci.
Quelques personnes
qui attendent afin de voir si elles doivent être bien ou mal intentionnées
à notre égard, demandent : Enfin que voulez-vous
? Qu'allez-vous faire ?
Rien sauf nous amuser.
Il est déjà
très amusant de voir une belle âme s'envoler grâce
a Dada. J'ai l'autre jour rencontré un grand critique assermenté
qui se présentait comme une mèche à laquelle on a
mis le feu. Il m'a tué en passant, mais c'est lui qui est mort.
Détruire ce
que vous construisez. Au besoin si vous construisez. Dada détruira
Dada. Vous ne pouvez rien construire qui ne soit pourri. Vos petites et
grandes vertus sont des allumettes en les frottant on obtient des
décorations, des femmes, des gloires, des billets de banque. Quand
c'est éteint, on peut s'en servir à la rigueur pour raccommoder
les pattes cassées des canaris. On ne peut rien voir de ce que
vous faites, qui ne soulève le coeur. Votre justice, votre état,
votre armée, votre ordre, votre amour de l'esprit, du beau, et
du bien. On sait de quoi il retourne, et quel visage vous faites dans
l'ombre, devant une table, sous vos draps et dans l'appareil embarrassant
des cabinets. Vous avez une idée sociale, scientifique et philosophique
de la vérité. Quelle est donc cette honte de votre propre
ordure ?
Est-ce cela seulement
qui vous fait idolâtrer ces fumistes que sont les artistes et particulièrement
ceux qui ont du talent ?
Soyez donc heureux,
et tels que vous avez envie d'être. Prenez l'argent et les femmes
de votre prochain. Couchez avec vos filles, ou avec des crocodiles ou
des ballons rouges. Ne vous rasez pas. Gardez vos poux, laissez vos dents
puantes, et portez votre or à l'emprunt. Saoulez-vous. Mangez trop.
Soyez de nobles héros. Ayez tous la légion d'honneur, et
vendez l'honneur, et vendez l'honneur des autres, très cher. Mais
ne venez pas nous parler de la civilisation, du progrès, de Matisse
peintre des jolies femmes, ni de M. Lhote, ordonnateur des harmonies éternelles.
Si nous avons un
bon conseil à vous donner, c'est d'établir des camps de
concentration destinés aux parasites de l'art. Aux taupes, mulots,
corbeaux, coucous, punaises, et plus simples poux de basse espèce,
qui dissertent, dissèquent, conservent par le froid et par le chaud,
momifient, analysent vos adorables sources de jouissances et trouvent
jusque dans vos urines des traces de beauté et des dépôts
d'or diabétique. Ils gardent l'or et vous donnent le sucre.
Elevez des statues
de fromage à tous vos hommes sérieux, à ceux qui
connaissent l'armature des lois en fil de fer qui rendent l'univers semblable
à un panier à salade ; ils ne rient jamais. Leur odeur fera
leur gloire.
Il faut cesser d'analyser
le monde, savants ou faux savants, artistes ou faux artistes, philosophes
ou faux philosophes. Il n'y a rien à apprendre, rien à enseigner,
pas de connaissance, pas de vérité. Si vous tenez un serpent
dans votre main, il vous est impossible d'en prendre un second à
moins de perdre le premier. Il y a tout ce qui existe. Il n'y a même
pas à connaître tout ce qui existe. Il faudrait être
tout ce qui est.
N'attendez pas de
nous un feu de Bengale d'une couleur nouvelle. Il n'y a pas de couleur
nouvelle.
Nos heures publiques
sont des destructions publiques. Nos heures intimes offrent des délassements
intimes. Et loin du nombril de vos hommes sérieux, nous vous confectionnerons
quelques petits pastiches à divers usages que nous pourrons laisser
courir dans votre commerce afin de connaître la température
de vos distractions. Nous avons encore un champ vierge. Tous les principes
considérés comme axiomes dispensés de démonstration,
nous les tenons pour désossés. Il y a là d'assez
riches continents non à explorer, mais à peupler. Vous même
prendrez goût à ce jeu. Dans 8 jours ou dans 10 ans. Et toujours
vous serez contre nous. Car étant pour nous vous serez contre nous.
Nous voici condamnés à nous promener dans le monde avec
un miroir au bas des reins. Et vous penchant vous verrez et flairerez
votre portrait. C'est une habitude à prendre. Et quelqu'un criera
toujours entre suivi et suiveur : Attention, attention, vous allez voir
le petit oiseau.
Mais de tout cela
on peut penser que Cézanne, Renoir, Matisse ou autres ne sont aussi
idiots que parce qu'ils se sont arrêtés au coin de chaque
borne afin d'être flairés de plus près, et qu'ils
n'ont jamais pu se décoller de baisers aussi tendres.
En tout cas devant tant de lumières, nous refusons de tenir la
chandelle.