En Avant Dadapar Richard Huelsenbeck Dada a été fondé au printemps 1916 à Zurich, dans une petite taverne, le Cabaret Voltaire, par Messieurs Hugo Ball, Tristan Tzara, Hans Arp, Marcel Janco et Richard Huelsenbeck. Hugo Ball y avait monté, avec son amie Emmy Hennings, un spectacle de variétés auquel nous avons tous activement participé. La guerre nous avait projetés par-dessus les frontières de nos patries. Ball et moi nous venions d'Allemagne, Tzara et Janco de Roumanie, Hans Arp de France. Nous étions tous d'accord : la guerre avait été fomentée par les différents gouvernements pour les raisons les plus platement matérialistes ; nous, les Allemands, nous connaissions J'accuse sans quoi il eut été bien difficile de nous convaincre que le Kaiser et ses généraux aient pu être qualifiés d'hommes honnêtes. Ball était réfractaire et moi-même j'avais pu échapper de justesse aux poursuites de ces valets de bourreaux qui, pour des raisons soi-disant politiques, entassent les hommes dans les tranchées du nord de la France et leur donnent des grenades à bouffer. Aucun de nous n'avait ce genre de courage, qui consiste à se faire fusiller pour les idées d'une nation qui, dans le meilleur des cas, n'est qu'un consortium de trafiquants de fourrures et de peaux et, dans le pire, une association de psychopathes s'en allant, comme dans la « patrie » allemande, avec un livre de Goethe dans leur havresac, pour embrocher à la baïonnette Français et Russes. Arp, Alsacien, avait vécu le début de la guerre et ce déchaînement de haine patriotique à Paris ; il était plein d'un dégoût infini pour ces tracasseries mesquines et cette transformation lamentable d'une ville et d'un peuple pour lequel nous avions gaspillé notre amour avant la guerre. Les politiciens sont partout les mêmes, des têtes creuses et viles. Les soldats ont partout ce même air de brutalité joviale, signe d'une inimitié mortelle pour toute émotion spirituelle. Dès le début, à Zurich, les énergies et les ambitions des collaborateurs du Cabaret Voltaire étaient purement artistiques. Nous voulions faire du Cabaret Voltaire un centre de « l'art le plus nouveau », bien que de temps à autre nous n'hésitions pas à dire aux petits bourgeois zurichois, gras et ignorants, que nous les prenions pour des cochons et le Kaiser pour le fauteur de la guerre. Chaque fois cela déclenchait beaucoup de vacarme et les étudiants - la racaille réactionnaire la plus stupide de Suisse, si, vu l'abrutissement national obligatoire, il est encore possible d'appliquer un superlatif à l'abrutissement et à la bêtise d'un groupe particulier - donnaient grossièrement et rageusement une idée de l'opposition du public, celle-là même qui allait plus tard permettre à Dada d'accomplir sa marche triomphale à travers le monde. Nous avons découvert le mot Dada par hasard, Hugo Ball et moi, dans un dictionnaire allemand-français, en cherchant un nom pour madame Le Roy, la chanteuse du Cabaret. Dada signifie en français : petit cheval de bois. Il impressionne par sa brièveté et son pouvoir suggestif. Dada devint vite l'enseigne de tout ce que nous avons lancé comme art au Cabaret Voltaire. Par « l'art le plus nouveau » nous entendions alors, en général, l'art abstrait. La signification du mot Dada s'est par la suite transformée. Alors que les dadaïstes des pays de l'Entente, sous l'égide de Tristan Tzara, ne voient dans le Dadaïsme guère plus que de l'« art abstrait », en Allemagne, où les conditions psychologiques pour une activité comme la nôtre diffèrent fortement de celles de la Suisse, de la France et de l'Italie, Dada a pris une couleur politique très précise que nous allons analyser plus loin. Les collaborateurs du Cabaret Voltaire étaient des artistes dans la mesure où ils pressentaient tous, du bout des doigts, les nouvelles évolutions des possibilités artistiques. C'est Ball et moi qui avons très activement contribué à faire connaître l'Expressionnisme en Allemagne ; Ball était un ami intime de Kandinsky et il avait essayé de fonder avec lui un théâtre expressionniste à Munich. Arp, à Paris, avait été en contact avec Picasso et Braque, les chefs de file du cubisme, et il était convaincu qu'il fallait abandonner la conception naturaliste. Tristan Tzara, ce zigoto romantique international, ce zélé propagandiste à qui, en fait, nous devons l'énorme diffusion du Dadaïsme, amena de la Roumanie une compétence littéraire sans limites. L'art abstrait signifiait pour nous, à cette époque où nous dansions, chantions, récitions tous les soirs au Cabaret Voltaire, honnêteté absolue. Faire du naturalisme c'était encore s'intéresser aux thèmes chers au bourgeois, notre ennemi mortel, et cet intérêt psychologique entraînait, qu'on le veuille ou non, une identification avec toutes les morales bourgeoises. Archipenko, que nous vénérions alors comme modèle inégalé de l'art plastique, affirmait que l'art ne devait être ni réaliste ni idéaliste, mais vrai ce qui voulait surtout dire que toute imitation, même cachée, de la nature était un mensonge. Dans ce sens, Dada devait donner un nouvel élan à la vérité. Dada devait être le point de concentration des énergies abstraites et la Fronde permanente du grand mouvement international de l'art. Par l'intermédiaire de Tzara, nous étions aussi en relation avec le mouvement futuriste et en correspondance avec Marinetti. Boccioni était déjà mort. Mais nous connaissions tous son gros livre théorique Pïttura e scultura futuriste. La conception de Marinetti était réaliste et nous ne l'aimions pas, bien que nous reprenions volontiers à notre compte le concept de simultanéité qu'il employait si souvent. C'est Tzara qui fit dire, pour la première fois, plusieurs poèmes en même temps et il eut beaucoup de succès, encore que le poème simultané était déjà connu en France grâce à Derème. De Marinetti nous adoptions également le bruitisme, le concert bruitiste, qui avait fait sensation lors de la première manifestation à Milan, où ils avaient présenté le Réveil de la capitale. J'ai parlé de la signification du bruitisme à l'occasion de plusieurs soirées dada. Le bruit, introduit dans l'art par Marinetti, sous forme imitative (ici on ne saurait plus parler d'une forme d'art spécifique, musique ou littérature), pour évoquer ce « réveil de la capitale » avec un tas de machines à écrire, de grosses caisses, de crécelles d'enfant et de couvercles de casseroles, n'était au début probablement guère plus qu'un moyen un peu poussé pour exprimer la multiplicité bigarrée de la vie. A l'inverse des cubistes ou des expressionnistes allemands, les futuristes se sentaient de véritables hommes d'action. Alors que les « artistes abstraits », à force de voir dans une table non pas du bois et des clous, mais l'idée même de la table, étaient en train d'oublier qu'on peut aussi l'utiliser pour y déposer quelque chose, les futuristes, eux, voulaient se placer dans la « rigidité » des choses - pour eux la table était un ustensile de la vie comme n'importe quelle autre chose. En dehors des tables il y avait les maisons, les poêles à frire, les pissotières, les femmes, etc. C'est pourquoi Marinetti et ses partisans aimaient la guerre comme l'expression la plus aiguë du conflit entre les choses, comme éruption spontanée de possibilités, comme mouvement, comme poème simultané, comme symphonie de cris, de coups de fusils et de commandements, car une recherche pour résoudre le problème de la vie en mouvement y était pour le moins tentée. Le mouvement provoque l'ébranlement. Le problème de l'âme est de nature volcanique. Chaque mouvement produit naturellement des bruits. Tandis que le nombre et par conséquent la mélodie, sont des symboles qui supposent une capacité d'abstraction, le bruit indique directement l'action. La musique est, en général, une affaire harmonique, un art, une activité de la raison - le bruit est la vie-même qu'on ne saurait juger comme un livre, partie intégrante de notre personnalité, qui nous attaque, nous poursuit et nous déchire. Le bruitisme est une conception de la vie qui - et cela peut d'abord sembler étrange - nous oblige à prendre une décision définitive. Il y a les bruitistes et les autres. Mais continuons avec la musique. Chez Wagner on voyait tous les mensonges de l'abstraction pathétique - le bruit d'un frein pouvait au moins nous donner mal aux dents. Ce qui, en Amérique, avait transformé les steps et les rags en musique nationale, devint dans la vieille Europe contorsion et tendance au « bruit ». Le bruitisme est une sorte de retour à la nature. Il se présente comme musique de la sphère des atomes, de sorte que la mort est moins une évasion de l'âme des peines terrestres que vomissements, cris et convulsions. Les dadaïstes du Cabaret Voltaire ont adopté le bruitisme sans se douter de sa philosophie - en réalité ils voulaient le contraire : le repos de l'âme, une berceuse sans fin, l'art, l'art abstrait. Au fond, les dadaistes du Cabaret Voltaire ne savaient pas du tout ce qu'ils voulaient. Sous le nom de « Dada » s'assemblèrent les lambeaux d'une « affirmation de l'art moderne » qui on ne sait où ni quand - était restée accrochée dans leurs têtes. Tristan Tzara était dévoré par l'ambition d'être reconnu dans les cercles d'art internationaux comme un égal ou même comme un « chef ». Toute son activité n'était qu'ambition et inquiétude. Il cherchait à polariser son inquiétude et à faire décorer son ambition. Et voici que s'offre à lui la possibilité extraordinaire et unique de jouer, comme fondateur d'un mouvement artistique, le rôle immortel d'un mime littéraire. La passion d'un esthète ne saurait en aucun cas être inventée par un homme aux concepts simples qui s'adresse à un chien en disant chien et à une cuiller en l'appelant cuiller. Mais quelle satisfaction de passer dans certains cafés, à Paris, à Berlin et à Rome, pour un homme d'esprit ! L'histoire littéraire est une imitation grotesque de l'histoire universelle et un Napoléon parmi les littérateurs est la personnalité la plus tragi-comique que l'on puisse imaginer. Tristan Tzara fut un des premiers à saisir la puissance suggestive du mot Dada. A partir de ce moment-là, il travailla avec acharnement à la propagation d'un mot qui n'allait recevoir son contenu que plus tard. Il empaquetait, collait et expédiait ; il bombardait de lettres Français et Italiens ; peu à peu, il faisait de lui le « centre ». Nous n'en voulons ni à la gloire du « fondateur du Dadaïsme » ni à celle du « Superdada » Baader, un piétiste souabe qui, sur ses vieux jours, ayant découvert le Dadaïsme, sillonnait les pays pour la plus grande joie de tous les fous. Au temps du Cabaret Voltaire nous voulions « documenter » : nous avons publié le Cabaret Voltaire, un ramassis des plus diverses tendances artistiques qui nous semblaient alors être « Dada ». Ce que Dada pouvait vraiment devenir, nul d'entre nous n'était capable de le pressentir, car personne n'avait suffisamment compris l'époque pour se placer au-delà des conceptions traditionnelles et de se faire une idée de l'art en tant que phénomène moral et social. L'art était là, c'est tout, et il y avait les artistes et les bourgeois. Il fallait aimer les uns et détester les autres. L'artiste, selon la conception de Tzara, était tout de même autre chose que le poète allemand. Guillaume Apollinaire affirmait en plaisantant que son père avait été portier au Vatican ; je le soupçonne d'être né dans un ghetto galicien et de s'être fait naturaliser français parce qu'il avait compris que c'était à Paris qu'on pouvait le mieux faire de la littérature. Le courtier littéraire n'est pas la figure la plus malheureuse créée par l'Internationale de l'esprit. Quelle franchise libératrice et quelle impudeur honnête que de considérer la littérature comme un commerce. Les littérateurs ont leur honneur de voleur et leurs travers - lors des relations internationales, dans les recoins des halls d'hôtel et dans les wagons-restaurants de la Mitropa, le masque de l'esprit tombe vite, on a trop peu de temps pour s'habiller de l'idéologie qui pourrait plaire à l'autre. Manolescou, le grand rat d'hôtel, a écrit ses Mémoires qui, en ce qui concerne la diction et l'« esprit », peuvent être placés plus haut que toutes les autobiographies allemandes nées de la guerre. Ce qui compte, c'est l'élasticité. Marinetti ressemble déjà beaucoup plus au grand magicien de la littérature à venir, jouant au golf en bavardant sur Mallarmé ou, si nécessaire, se livrant à des considérations sur la philologie ancienne tout en sachant à quelle dame de la société il peut proposer une aventure. Le poète allemand, c'est le nigaud parfait ; il trimbale un concept académique de l'« esprit », il poétise, suivant les besoins, le communisme, le sionisme, le socialisme et il est tout ébahi d'avoir été si doué par la muse. Le poète allemand a la poésie infuse. Il s'imagine que tout est simplement évident. Il ne se rend pas compte de l'incroyable charlatanerie qu'on fait avec l'« esprit », ni qu'il est bon d'en faire. Dans sa tête il existe une échelle de valeurs où il place, tout à fait en bas, les indifférents à l'art, voire les gens plus ou moins incultes, et l'homme d'esprit, le Hasenclever, la nature schillerienne aux nostalgies éthériques, tout en haut. C'est ainsi. Qu'on écoute à ce propos le vieux Schopenhauer qui développe dans Parerga à quel point l'Allemand en fait un culte de sa culture et l'on se rendra compte, si l'on est psychologue, de la situation ridicule et sans espoir du poète allemand. Le poète allemand qui pense aux violettes même quand il dit chien sanguinaire, ce petit bourgeois au-dessus du petit bourgeois, cet abstrait par naissance, - ce n'était certainement pas à celui-là que pensait Tzara quand il faisait du Dadaïsme un mouvement de l'art abstrait. Néanmoins, il n'a jamais compris ce que cela signifie que de faire de la littérature, le revolver en poche. Pendant une certaine période, j'ai voulu faire de la littérature, le revolver en poche. A peu près comme un chevalier pillard, un Ulrich von Hutten moderne c'était l'image que je m'étais faite du Dadaïsme. Le dadaïste devait avoir un grand mépris pour ceux qui trouvent dans « l'esprit » un tusculum et un refuge pour leurs faiblesses. Le philosophe dans sa mansarde, c'était une affaire archi-dépassée, mais aussi l'artiste art-déco, le littérateur de café, l'esprit « fin » qui lance ses petites trouvailles dans la bonne société, bref, le genre d'homme qui se laisse ébranler par les exploits intellectuels et se réjouit d'élever, grâce aux choses de l'esprit, une sorte de barrière susceptible, à ses yeux, de le rendre plus valable que les autres - celui-là, c'est tout le contraire d'un dadaïste. Installés dans les villes, ils peignaient leurs petits tableaux, fignolaient leurs vers, et toute leur structure humaine était pitoyablement déformée : sans muscles, sans intérêt pour les événements du jour, ennemis de la publicité, ennemis de la rue, du bluff et des grandes transactions qui menacent quotidiennement la vie de milliers d'hommes. Oui, la vie ! Le dadaïste aime la vie parce qu'il peut s'en débarrasser à tout moment, la mort étant pour lui une affaire dadaïste. Le dadaïste envisage sa journée, sachant qu'un pot de fleurs peut lui tomber sur la tête ; il est naïf ; il aime le bruit du métro. C'est un habitué des agences de voyages Cook et il connaît les pratiques des faiseuses d'anges qui, derrière des rideaux bien tirés, sèchent les foetus sur du papier buvard pour les mettre, une fois moulus, dans le commerce sous forme de café malté. Être dadaïste, c'est à la portée de tout le monde. Dada ne se limite pas à une quelconque forme d'art. Le dadaïste, c'est le garçon du bar Manhattan qui sert le curaçao d'une main et attrape la gonorrhée de l'autre. Le dadaiste, c'est le Monsieur en imperméable qui entreprend, pour la septième fois déjà, le tour du monde. Devrait être dadaïste celui qui a compris, une fois pour toutes, qu'on n'a le droit d'avoir des idées que lorsqu'on les applique dans la vie - le type totalement actif ne vivant que d'action, son seul moyen de connaissance. Le dadaiste est l'homme qui loue un étage à l'hôtel Bristol sans savoir où prendre l'argent pour donner un pourboire à la femme de chambre. Le dadaïste est l'homme du hasard avec de bons yeux et le coup du père François. Il peut lancer son individualité comme un lasso, et il juge chaque cas suivant la situation. Il se résigne au fait que le monde abrite à la fois des mahométans, des zwingliens, des lycéens, des anabaptistes, des pacifistes, etc., etc. Il voit d'un bon oeil la diversité du monde sans s'en étonner pour autant. Le soir, l'orchestre joue au bord de la mer et les putes, qui se balancent sur leurs talons-aiguilles, te sourient en te dévisageant ouvertement. C'est un monde merdique et complètement dingue. Tu flânes comme ça, sans but précis, et tu te fabriques une philosophie pour le dîner. Mais sans crier gare, le facteur t'apporte le premier télégramme qui t'apprend que tous tes cochons sont morts de la rage, qu'on a lancé ton frac de la tour Eiffel et que ta femme de ménage a attrapé une carie des os. Tout étonné, tu regardes la lune qui te semble un bon terrain d'investissement, quand le même facteur t'apporte un autre télégramme, annonçant que toutes tes poules ont crevé de la fièvre aphteuse, que ton père, en tombant, s'est embroché sur une fourche et qu'il a gelé, que ta mère a volé en éclats à cause de ses noces d'argent (mais peut-être était-ce aussi la poêle qui est restée accrochée à ses oreilles, je n'en sais rien). C'est la vie, mon honorable ami. Les jours se suivent comme les mouvements de tes intestins, et toi, si souvent menacé d'étouffement par une arête de poisson, tu vis toujours. Tu tires la couverture sur tes oreilles et tu siffles la Madelon. Et, qui sait, ne chante pas trop tôt, le lendemain te surprendra peut-être devant ta table, la plume prête à porter le coup, penché sur ton nouveau roman Canailles. Qui sait ? Ça c'est le vrai Dadaïsme, Messieurs. Si Tristan Tzara avait compris, ne serait-ce qu'un tout petit peu, quelque chose au sens de cette fabuleuse existence qu'on mène comme ça entre singes et punaises, il n'aurait pas fait du Dadaïsme de l'art abstrait. Il aurait pris conscience de la fumisterie de l'art et de toutes ses tendances et il serait devenu dadaïste. Où ont-ils laissé leur ironie, ces Messieurs qui tiennent à être signalés dans une histoire littéraire ? Où est cet oeil qui rit et cet oeil qui pleure au-dessus de l'énorme cul et du carnaval du monde ? Ils ont perdu leur indépendance derrière leurs livres. L'envie d'être aussi célèbres que Rabelais ou Flaubert, leur à enlevé le courage de rire. Ils ont encore tant à marcher, tant à écrire, tant à vivre. Rimbaud a sauté dans la mer pour nager jusqu'à Sainte-Hélène, ça c'était un type, eux, ils sont assis dans les cafés et méditent sur la manière d'en devenir « un », le plus rapidement possible. Ils se font une idée académique de la vie. Tous les littérateurs sont des Allemands et c'est bien pour cela qu'ils n'atteindront jamais la vie. Oui, Rimbaud avait fort bien compris que la littérature et l'art sont des choses très suspectes - quelle belle vie, par contre, que celle d'un pacha ou d'un souteneur à qui le craquement des lits chante la chanson de l'augmentation des revenus. Entre les mains de Tzara, le Dadaïsme connut de grands succès. Ils ont écrit des livres qui se sont vendus dans toute L'Europe ; ils ont organisé des soirées où des milliers de personnes se sont bousculées pour entrer. La presse du monde entier s'est intéressée au mouvement Dada. Du nouveau ! Du sensationnel, messieurs-dames ! Dada, entre les mains de gens qui n'étaient pas des dadaïstes, devint un événement sensationnel pour l'Europe. Il touchait l'âme du véritable Européen, celui qui est chez lui au milieu des pistons et des chaudières à vapeur, celui qui lève à peine les yeux de ses Daily News quand on le rencontre à la gare de Charing Cross, celui qu'on aperçoit, vêtu d'élégants habits de voyage, sur l'arrière des paquebots de la Red Star Line, la pipe shag négligemment coincée entre ses dents en or. - Dada a su mettre en mouvement les grandes rotatives, on parlait de lui au Collège de France et dans les livres de psychanalyse. A Madrid on s'efforçait de le comprendre, au Chili on se battait à cause de lui, même à Chicago, au-dessus du breakfast des élèves de Durham et du marché aux grains, célèbre grâce à Frank Norris, apparût pour un instant, comme sur un grand écran fantomatique, le mot Dada. Pendant des dizaines d'années il n'y eut pas en Europe un mot, un concept, une philosophie, un slogan de parti ou de secte dont on puisse dire, qu'il ait pénétré dans l'imagination d'une société civilisée avec autant de violence catastrophique. Il ne faudrait pas oublier la profonde signification psychologique de ce fait. Dans les cerveaux de tous ces gens, dans les cafés, dans les théâtres, sur les champs de courses et dans les bordels, qui s'intéressaient au Dadaïsme en l'injuriant comme « le ridicule produit de la plus moderne des folies de l'art », Dada n'agissait plus depuis longtemps comme une tendance artistique. On mériterait de devenir professeur de philosophie avec chaire dans une université berlinoise, si l'on refusait de se rendre à l'évidence que quatre-vingt-dix-neuf hommes sur cent, dès qu'apparaissent les problèmes de tendance, de technique et de perspective, n'ont avec l'art pas plus de relation que n'en a la fameuse vache avec le dimanche de Pâques. Que Dada, qui avait un effet sur eux - aussi minime soit-il - ait quelque chose à voir avec l'art et qu'il en provenait, cela ne les intéressait pas et ils n'en avaient pas du tout conscience. Un mot, qui exerce une telle influence sur les masses, doit être porteur d'une idée qui touche aux intérêts les plus vitaux de ces masses, qui les confond, les effraye ou les encourage. C'est pourquoi il est incompréhensible que Tzara - qui par orgueil enfantin se fait passer pour l'inventeur du Dadaïsme - limite Dada à l'art abstrait. Cette volonté de le restreindre et de le fixer de la sorte, témoigne d'une incompréhension totale de la relativité, car il se méprend ainsi sur les possibilités de la naissance, de la vie et de la mort d'une idée en général, et ne saisit pas la différence entre l'ens spirituale, le fluide (peu importe qu'il se manifeste sous la forme d'un mot, d'un concept ou d'une idée) qui s'établit avec un petit cercle de brocanteurs de l'art ou avec une partie du globe, qui, étonnée, lève les yeux de son travail. Ce que fut Dada et ce qu'il est devenu, n'a que peu d'importance par rapport à ce qu'il est face à l'Europe. Dada a fait son effet, non comme une parole doucement persuasive, mais comme un coup de tonnerre, non comme un système se référant à un livre qui, à travers le canal de cerveaux supérieurs, devient, après des années de mastication et de rumination, un patrimoine public, mais comme une parole transmise par des estafettes au galop. L'immense effet du Dadaïsme provenait pour la grande masse de ceux qui sont indifférents à l'art, du non-sens et du comique du mot Dada ; il faudrait noter que la possibilité même de cet effet procède obligatoirement d'une raison psychologique plus profonde, liée à la structure de l'« humanité » contemporaine, ainsi qu'à son organisation sociale actuelle. L'homme moyen, ce fameux article produit par l'usine-nature, qui désarme tout intellect critique - et c'est pourtant par là que commence la connaissance psychologique - ces messieurs Smith, Schulze et Dupont ont entendu dire que Dada était le babillage de l'enfant, qu'il y avait des hommes qui portaient ce babillage « sur leur bannière », et que des fous notoires « voulaient créer un parti » fondé sur le babillage de l'enfant. Ils en meurent de rire; ah ! on en avait vu des choses, mais là, quand même - (ben, alors quoi ?) là alors, non, non, non. Avec Dada les messieurs Schulze, Smith et Dupont se sentaient bizarrement poussés à se souvenir de leur premier biberon, de leurs langes honnêtement maculés et de ce cri qui allait, maintenant, faire le bonheur du monde. Dada, Dada, Dada. Alors quand je parle du pouvoir suggestif du mot Dada, c'est de son pouvoir hypnotique, celui qui conduit la commune raison à des concepts et à des choses que ses fondateurs n'avaient pas eu l'idée d'y mettre. Certes, le choix du mot Dada fut métaphysiquement sélectif et procéda, dès le début, de toutes ces énergies conceptuelles qui lui permettent maintenant d'agir sur le monde - mais personne n'avait alors songé au babillage de l'enfant. C'est un étrange présent des dieux que de pouvoir assister à la naissance d'une religion ou d'une idée qui, par la suite, va conquérir le monde. Dada n'est pas, Dieu merci, (et je dis cela pour tranquilliser tous les lycéens et toutes les mules universitaires) une idée dans le sens conventionnel de « promotion culturelle » que lui donnent les volumes de compilations historiques. Sa nature est absolument éphémère, et il ne veut être qu'un miroir devant lequel on passe rapidement ou une affiche, dont les couleurs 'instantanées et criardes signalent une occasion quelconque pour dépenser son argent ou se remplir le ventre. Psychologiquement parlant ! Quand on a cette fabuleuse chance d'assister à la naissance d'une chose aussi « sensationnelle », on aimerait comprendre comment un son, vide de sens, destiné à devenir le surnom d'une chanteuse, devint, en passant par des aventures grotesques, tout d'abord l'enseigne crasseuse d'un cabaret, puis de l'art abstrait, puis le babillage de l'enfant et un parti pour nourrissons, puis finalement... allons, je ne vais pas anticiper. C'est tout simplement l'histoire du Dadaïsme. Dada a pris les dadaistes au dépourvu ; ce fut une conceptio immaculata dont la signification profonde me fut ainsi révélée. L'histoire du Dadaïsme est en effet un des événements psychologiques les plus intéressants de ces derniers vingt-cinq ans ; il suffit d'avoir des yeux pour voir et des oreilles pour entendre. Entre les mains de ces messieurs de Zurich, Dada grandit et devint un être dépassant bientôt d'une bonne tête toutes les personnes présentes ; alors ses conditions de vie échappèrent vite à tout contrôle, empêchant d'administrer la tendance dadaïste de l'art comme une affaire commerciale. Ce que le Dadaïsme était vraiment, en dépit de tous les efforts, on ne l'avait pas encore découvert. Tzara et Ball créèrent une « galerie » où ils exposaient de l'art dadaïste, c'est-à-dire de l'art moderne, qui, selon Tzara, est de l'art non-figuratif et abstrait sous forme de tableaux. L'ait abstrait, on le sait, est quelque chose de très ancien. Depuis longtemps déjà, Picasso avait abandonné la perspective, expression d'une conception intellectuelle et savante du monde, pour se tourner vers cette configuration mathématique archaïsante de l'espace, qu'avec Braque, ils appelèrent le cubisme. C'était dans l'air du temps que l'Europe vieillissante, par un dernier sursaut de volonté, puisant son élan dans la connaissance de toutes les cultures et techniques artistiques, retournât aux possibilités intuitives qui, il y avait des centaines d'années - on le comprenait maintenant - furent à l'origine des styles. Ce n'est pas un hasard si les latins ont inclu dans leur programme la mystique de la géométrie euclidienne, les sections coniques et les nombres, dans la mesure où ils symbolisaient une corporalité saisissable, tandis que les germains ont pris comme enseigne de leur bazar artistique le concept académique de l'intuition sous forme d'expressionnisme. Dans un dernier effort, l'abstraction latine tendait encore vers quelque chose de général, établi par la multitude et qui supposait, pour la manipulation des choses transcendantes, une personnalité à la mesure et au tact innés, tandis qu'avec leur expression, les Allemands faisaient appel à l'intériorité incontrôlable de l'individu, donnant ainsi carte blanche au « colossal » et au grotesque, qui se sont alors manifestés dans les arbitraires distorsions des rapports anatomiques. La « Galerie Dada » exposait, avec une désinvolture géniale, des tableaux cubistes, expressionnistes et futuristes ; elle menait sa petite entreprise artistique à renfort de thés littéraires, de lectures et de récitations publiques pendant que le mot Dada partait à la conquête du monde. Quel spectacle touchant, tout de même. On se réunit tous les jours au café pour y lire les critiques qui arrivent des quatre coins du monde et dont le ton indigné révèle qu'avec Dada quelqu'un a été frappé en plein coeur. On est confus, on se tait et on se réjouit du triomphe. Tristan Tzara ne sait que parler, dans bon nombre de manifestes, de l'« art nouveau » qui n'est « ni futurisme, ni cubisme », mais qui est Dada. Mais Dada, c'est quoi ? « Dada - dit-il - ne signifie rien. » Psychologiquement, on prétexte l'énergie et le vouloir et l'on affirme qu'on a des intentions extraordinaires. Mais ce qu'étaient ces intentions, on était bien incapable de le dire. Perspectives-Dada-Intentions-Dada. Des valeurs incommensurables conquièrent le monde. Quand quelqu'un lance un mot à la tête des gens, en l'accompagnant d'un grand geste, ils s'en font une religion. Credo, quia absurdum. Sans être lié à qui que ce soit, Dada, qui n'est qu'un mot, a effectivement fait la conquête d'une partie du monde. Ce fut presque un événement magique. Le véritable sens du Dadaïsme n'a été reconnu que plus tard, en Allemagne, par des personnes qui l'ont propagé avec ardeur et qui ont investi la force de frappe et les possibilités publicitaires de ce mot. Ils ont fondé à Berlin le Club Dada dont il sera question plus loin. Ces messieurs de la Galerie Dada s'aperçurent manifestement que leur mérite n'était nullement proportionné au succès du Dadaïsme. Par le courtier en art, le berlinois Herwarth Walden (qui faisait, depuis longtemps déjà, des affaires avec les théorèmes d'art abstrait), ils en étaient arrivés à se faire prêter des tableaux et à les présenter comme quelque chose d'extraordinaire aux têtes de bois suisses, qui s'en étonnèrent. On lisait la prose du Moyen-Age et Tzara lit la bonne blague de se payer la tête des Suisses, toujours très étonnés, en faisant passer des rimes nègres de son propre cru pour les reliques d'une culture bantoue ou winnetoue. C'était là une triste assemblée de dadaïstes. Rétrospectivement, je trouve que c'était une atmosphère de l'art pour l'art qui entourait la Galerie Dada - salon de manucure des beaux-arts où les vieilles-dames, derrière leur tasse de thé, donnaient le ton en cherchant à ravigoter par une « folie » leur sexualité déclinante. La Galerie Dada était une antichambre de l'ambition, où les débutants du bluff artistique devaient s'habituer à lever vers les chefs du groupe des regards, comme on en rencontre dans les poèmes de Werfel quand il chante Dieu, la nature et l'esprit. La Galerie Dada était une étroite cuisine de conventions littéraires où l'on n'avait pas honte de n'être nommé, toute sa vie, qu'en bas de page. Tous ces messieurs étaient internationaux et appartenaient à cette ligue de l'esprit qui, au moment décisif, fut si fatale pour l'Europe ; des personnages à deux dimensions, planimétriques, incapables d'éprouver le besoin d'un équilibre nécessaire à une activité artistique étroite. Il aurait encore été possible de sauver la situation. On ne lit rien et on eut des succès. On fit quelque chose et on put voir que le monde était prêt à payer un prix élevé. Cette situation avait tout l'air d'avoir été créée par Dieu pour les escrocs de l'art et de l'esprit. Mais ceci, aucun de ces messieurs ne le comprit ou ne voulut le comprendre. Tzara n'entendait pas renoncer à sa position d'artiste au centre du mythe abstrait, le rôle de guide si longtemps convoité étant à portée de la main, et Ball, le fondateur du Cabaret Voltaire (un type d'ailleurs de grande envergure), était trop honnête, trop catholique - que sais-je ? Tous deux avaient une conception trop limitée du Dadaïsme, ils manquaient de psychologie. Le dadaïste comme chevalier d'industrie, comme Manolescou, se manifesta à nouveau. Le mécontentement aboutit à une querelle entre Tzara et Ball, véritable tauromachie entre dadaïstes, où, comme d'habitude, tous les moyens sont bons, l'impertinence, le mensonge et le coup de poing. Ball se souvint de son... « intériorité », se retira définitivement de Dada et de l'art et se fit démocrate à Berne, ce qui lui a, me semble-t-il, pas mal réussi. Tzara et ses adeptes se turent un moment, abasourdis, puis (comme Dada continuait à avancer joyeusement dans le monde, même sans eux) ils foncèrent avec un zèle neuf sur « l'art nouveau » - « l'art abstrait ». Tzara entreprit l'édition de la revue Dada qui fit son chemin à travers toute l'Europe et se vendit bien. En Allemagne, nous l'avons vue aussi et elle nous a donné l'impression d'une belle réussite de l'art décoratif. Parmi les collaborateurs il y avait, outre les dadaïstes zurichois, tous les noms qu'on a pu voir cités dans « l'Internationale littéraire » la plus moderne. Je retiens, parmi beaucoup d autres, Francis Picabia que je vénère. Il avait déjà collaboré aux fameuses Soirées de Paris, dirigées par Guillaume Apollinaire, et ses rapports avec cette revue, occupant alors le premier plan, durent être ceux de l'homme riche avec l'ouvreuse. Apollinaire, Marie Laurencin - le brave Henri Rousseau qui, jusqu'à sa mort, joua chez lui la Marseillaise. Le vieux Paris se réveilla, puis, mourut définitivement. Maintenant Foch et Millerand y règnent ; Apollinaire est mort de la grippe ; Picabia est à New York - le vieux Paris est mort à jamais. Mais tout récemment, Dada s'y est incarné. Car Tzara, après l'épuisement de toutes les possibilités dadaïstes de Zurich, et après avoir essayé en vain de réanimer ses idées en admettant le Dr Serner dans son cercle (après bien d'autres et nombreuses représentations sensationnelles et défilés dadaïstes), Tzara est arrivé dans cette ville où Napoléon aurait dit qu'un littérateur valait moins qu'un tas de fumier. Napoléon s'était tenu au pied des pyramides, Tzara sut immédiatement transformer la revue Littérature en Dada ; il organisa une grande soirée d'inauguration où des concerts bruitistes et des poèmes simultanés firent grand effet ; il se fit oindre, couronner et sacrer pape du mouvement mondial dadaïste. Dada avait gagné. Messieurs Picasso et Marinetti ont dû avoir une drôle d'impression en entendant parler du succès de leurs idées sous le nom de « Dada ». Je crains qu'ils n'aient pas été assez dadaïstes pour comprendre Dada. Picabia qui, depuis des années avait pu déjà voir défiler tout ce charlatanisme, ne s'en étonna point, c'est sûr. Il avait été dadaïste avant même que Monsieur Tzara lui eut soufflé quelque chose sur les sagesses du Dadaïsme ; sa grande fortune (son père était gouverneur au Chili, à la Martinique ou à Cuba) lui permettait d'avoir son médecin personnel qui courait toujours derrière lui avec une seringue. Francis Picabia est marié à Gabrielle Buffet, la fille d'un député de Paris, et il paraît, à ce que dit mon cher ami Hans Arp (je l'exclus d'ailleurs de tous les reproches que j'ai faits aux dadaïstes zurichois et j'aime ses travaux qui sont l'expression de son aimable personnalité), qu'il adore les vestes mauves et qu'il fume du tabac d'importation chilienne tout en buvant un verre de « salsepareille » en l'honneur de sa syphilis imaginaire ou, depuis des générations, héréditaire. Tzara est à Paris, Picabia est de nouveau à New York. Dans les pays de l'Entente, y compris l'Amérique, Dada a remporté la victoire. Avant de l'abandonner à lui-même et de prendre congé de Monsieur Tzara pour nous occuper de la situation allemande, j'aimerais dire encore un mot sur la simultanéité qui réapparaîtra dans les préoccupations de Dada lors de toutes les manifestations et dans toutes les publications dadaïstes. La simultanéité (que Marinetti fut le premier à utiliser sur le plan littéraire) est une abstraction, un concept pour des événements différents qui ont lieu en même temps. Elle suppose une grande sensibilité pour le déroulement des événements dans le temps, fait du a-b-c-d successif un a=b=c=d, et cherche à transformer le problème auditif en problème visuel. La simultanéité est contre ce qui est, et pour ce qui est en train de devenir. Pendant que je me représente successivement qu'hier, par exemple, j'ai donné une gifle à une vieille femme et que je me suis lavé les mains il y a une demi-heure, le crissement des freins et le bruit d'une tuile tombant du toit voisin, frappent simultanément mes oreilles, et mes yeux (externes ou internes) se lèvent pour saisir, dans cette simultanéité des événements, le sens rapide de la vie. De tout ce qui m'entoure, les événements quotidiens, la grande ville, le cirque Dada, les bruits, les cris, les sirènes, les façades des maisons et les odeurs du rôti de veau, je reçois une impulsion qui me signale l'action directe, le devenir, le grand X - et qui m'y pousse. Inconsciemment, je me rends compte que je vis, je ressens les forces qui donnent forme et qui existent jusque dans la hâte des commis de la Banque de Dresde et jusque dans la raideur naïve des agents de la circulation. La simultanéité renvoie directement à la vie et elle est très proche du problème bruitiste. De même que la physique fait une distinction entre les sons (qu'elle peut exprimer par des formules mathématiques) et les bruits, devant lesquels sa symbolique et son art d'abstraction se révèlent impuissants parce que ce sont des concrétisations directes de l'insaisissable force vitale, ici il s'opère une distinction entre le successif et le « simultané » qui échappe, lui, à toute formule, car il est le symbole le plus immédiat de l'action. Un poème simultané ne signifie donc à la fin des fins rien d'autre que « Vive la vie ». Alors tout s'enchaîne. Sans avoir l'impression de faire un grand pas, la simultanéité me conduit au « nouveau matériau » dans la peinture, propagé par les dadaïstes, sous la direction de Tzara, comme le nec plus ultra de la peinture la « plus moderne ». L'introduction du nouveau matériau a une signification métaphysique très précise; c'est, pour ainsi dire, la répugnance de l'espace vide, le résultat de la peur qui fait partie des fondements psychologiques de tout art et qui, dans ce cas, est l'équivalent de l'horror vacui. Le concept de réalité est une valeur parfaitement variable qui dépend complètement du cerveau et même des conditions particulières de chaque cerveau. Quand Picasso abandonna la perspective, il avait senti que c'était un système arbitrairement projeté sur la « nature » ; les parallèles qui se recoupent à l'horizon sont une illusion déplorable - derrière se déploie l'infini de l'espace à jamais calculable. Renonçant à la profondeur, il n'a donc plus peint que des premiers plans et s'est détourné de la morale d'une vision plastique de la vie ; il a reconnu la relativité des lois optiques qui gouvernaient ses yeux à tel moment, dans tel pays, et a cherché une réalité nouvelle et immédiate - il devint, pour se servir du terme généralement employé, non-figuratif. Il ne voulut plus peindre des hommes, des femmes, des ânes et des lycéens qui participent tous au même système d'illusion, au théâtre et à la blague de l'existence. Il sentit aussi que le fait de peindre à l'huile était le symbole précis d'une culture et d'une morale bien déterminées. Il inventa le nouveau matériau. Il se mit à coller du sable, des cheveux, des coupons de poste et des coupures de journaux sur ses tableaux pour leur donner la valeur d'une réalité immédiate, les éloignant ainsi de tout ce qui est traditionnel. Il comprenait très bien l'idéal, le léché, l'harmonieux de la perspective et de la peinture à l'huile, il avait un sens pour la cadence schillerienne qui se dégage de tout portrait et il était sensible au mensonge du « paysage » créé par la sentimentalité de la peinture à l'huile. La perspective et la couleur - qu'il faut, détachée de ses effets naturels, sortir d'un tube - sont des moyens pour imiter la nature; ils courent après les choses, ils ont cessé de livrer bataille à la vie, ils sont associés à cette vision lâche et satisfaite propre à la bourgeoisie. Le nouveau matériau, par contre, est un signe de ce qui est, de ce qui se trouve à portée de nos mains, une référence au naturel, au naïf, à l'action. Le nouveau matériau est directement lié à la simultanéité et au bruitisme. Avec le nouveau matériau, le tableau, qui n'est toujours que le symbole d'une réalité insaisissable, a fait un pas décisif en avant et ceci il faut le prendre à la lettre, car il a fait ce pas décisif, qui va de l'horizon du tableau à sa surface et qui lui fait prendre part à la vie. Le sable collé, les bouts de bois, les cheveux, mettent le tableau au même niveau de réalité qu'une représentation de l'idole Moloch aux bras incandescents, où l'on dépose les enfants à sacrifier. Le nouveau matériau est la voie qui mène de la nostalgie à la réalité des petites choses et cette voie est de nature abstraite. L'abstraction (c'est ce que Tzara et compagnie se sont toujours obstinés à méconnaître) est une direction et non un but. Un pantalon est finalement bien plus important que le sentiment solennel que nous exhalons sous les voûtes d'une cathédrale gothique « quand elle nous entoure de toutes parts ». Que le Dadaïsme s'empare justement de ces trois principes, - le bruitisme, la simultanéité et le nouveau matériau - n'est évidemment que le « hasard » qui nous mène aux faits psychologiques dont se nourrira par la suite le véritable mouvement dadaïste. Comme je l'ai déjà suggéré plusieurs fois, je ne vois dans le Dadaïsme de Tzara et de ses amis, qui avaient fait de l'art abstrait la clef de voûte de leur découverte, aucune idée nouvelle qui mériterait d'être défendue avec énergie. Ils se sont arrêtés à mi-chemin sur la voie abstraite qui conduit devant la surface du tableau et finit par aboutir au coupon de poste. Ils se sont retournés pour contempler l'ancien point de vue sentimentaliste qu'ils venaient tout juste de quitter, tandis que leur ambition les poussait toujours en avant. Ils ne sont ni chair ni poisson. En Allemagne, le Dadaïsme est devenu une affaire politique; il a tiré l'ultime conclusion en renonçant à l'art. Il serait pourtant ingrat de prendre congé de Tzara sans lui serrer la main. J'ai entre les mains Dadaphone, une publication récemment éditée par les dadaïstes parisiens. Elle reproduit les photos des présidents du Dadaïsme de l'Entente. André Breton, Louis Aragon, Francis Picabia, Céline Arnauld, Paul Éluard, Georges Ribemont-Dessaignes, Philippe Soupault, Paul Dermée, Tristan Tzara. Ils ont tous l'air bons et inoffensifs avec leurs pince-nez, leurs lunettes en écaille et leurs monocles, avec leurs lavallières, leurs yeux fidèles et leurs grands gestes qui les font reconnaître de loin comme appartenant à la littérature. On y annonce une Grande Manifestation Dada avec au programme un « manifeste cannibale dans l'obscurité » de Francis Picabia et un Dadaphone de Tristan Tzara. Tout cela est bien gai. Picabia s'adresse au public : « Que faites-vous ici, parqués comme des huîtres sérieuses - car vous êtes sérieux n'est-ce pas ? Le cul, le cul représente la vie comme les pommes frites, et vous tous qui êtes sérieux, vous sentirez plus mauvais que la merde de vache. Dada, lui, ne sent rien, il n'est rien, rien, rien. Sifflez, criez, cassez-moi la gueule et puis, et puis ? je vous dirai encore que vous êtes tous des poires ». On n'avait certainement pas besoin de le leur dire deux fois, à ces bourgeois parisiens illuminés par les lueurs des feux nationalistes. « Les journaux enragent. » Les feuilles à grand tirage publient des comptes-rendus exhaustifs. Je lis dans le Temps du 30 mars 1920 : « La décadence intellectuelle est l'un des effets de la guerre. La guerre a fortifié les forts ; elle a pu pervertir les pervers et abêtir les sots. Mais les vaincus eux-mêmes se protègent contre ces souffles malsains. Il est singulier de voir qu'en France des jeunes gens (« proche-orientaux ») les respirent avec satisfaction et qu'il se rencontre des gens moins jeunes pour les encourager dans cette tentative d'empoisonnement ». Le Dadaphone annonce une exposition dadaïste, un bal dadaïste, un grand nombre de revues dadaïstes dont la plupart resteront probablement de pieux désirs de l'éditeur de Dadaphone. Bref, sous l'initiative de Tzara, une vie dadaïque extraordinaire y a vu le jour. En janvier 1917, j'étais de retour en Allemagne dont l'aspect avait entre-temps terriblement changé. J'avais l'impression de sortir d'une grasse idylle et d'être projeté dans une rue aux enseignes lumineuses où retentissent les cris des marchands et les klaxons des voitures. A Zurich, les trafiquants internationaux, aux sacoches bien remplies et aux joues roses, attablés dans les restaurants, léchaient leurs couteaux et faisaient claquer leurs langues, en éructant de joyeux hourras en l'honneur des Etats qui se cassaient réciproquement la gueule. Berlin était la ville où l'on se serrait la ceinture, où la faim grondait de plus en plus fort, où la colère cachée se transformait en une rapacité au gain sans limites et où les intérêts humains étaient de plus en plus réduits à la simple survie. Ici, il fallut recourir à des moyens complètement autres pour parler aux gens. Ici, il fallut se défaire de ses escarpins et nouer la lavallière au montant de porte. Alors qu'à Zurich on vivait comme dans une station climatique, courant après les femmes, se gorgeant d'air et espérant toute la journée l'arrivée du soir, avec ses barques, ses lanternes vénitiennes et la musique de Verdi, à Berlin on ne savait pas si l'on allait manger quelque chose de chaud le lendemain. La peur s'était profondément installée chez tout le monde et on avait le pressentiment que la grande affaire menée par Hindenburg & C° allait capoter. Quant à l'art et à toutes les valeurs culturelles, on avait adopté une attitude exaltée et romantique. Le vieux phénomène de l'histoire allemande se manifestait de nouveau : l'Allemagne devient le pays des poètes et des penseurs quand elle commence à sentir qu'en tant que pays des juges et des bourreaux, elle en a fini de jouer. En 1917 déjà, les Allemands commencèrent à se souvenir de leur âme, naturelle réaction de défense quand une société, exténuée et saignée à blanc, est poussée à bout. Ce fut le moment où l'Expressionnisme devint l'affaire à la mode, car il correspondait en tous points au repli et à la fatigue de l'esprit allemand. Il était tout naturel que la réalité, sur laquelle les Allemands avaient avant la guerre fait chanter des hymnes par un nombre incalculable de doctes punaises, ne leur plaisait plus. Maintenant cette réalité leur avait déjà coûté plus d'un million de morts et le blocus étranglait leurs enfants et leurs petits-enfants. Il régnait en Allemagne ce genre d'atmosphère qui précède toujours un soi-disant idéalisme, les exagérations d'un Jahn, père de la gymnastique, et une ambiance pour brasseries de village. Alors arrivèrent, tels ces fameux omnipraticiens pour qui « tout va toujours finir par s'arranger », les expressionnistes. Les yeux levés au ciel, comme une douce muse, ils invoquent « les trésors de notre riche littérature », ils tirent gentiment les gens par la manche et les conduisent dans la semi-obscurité des cathédrales gothiques où le vacarme de la rue n'est plus qu'un murmure lointain et où, selon le principe que dans la nuit tous les chats sont gris, tous les hommes sont censés être de braves types. Oui, l'homme est bon, et voilà. L'Expressionnisme qui apportait aux Allemands tant de vérités si bienvenues, fut donc réellement un « acte national ». En art, il préconisait l'abandon du figuratif, l'intériorisation, l'abstraction. Dès que j'entends le mot Expressionnisme, trois noms surtout me viennent à l'esprit : Däubler, Edschmid et Hiller. Le premier, Däubler, comme gigantosaure de la poésie expressionniste, Edschmid comme prosateur et prototype de l'homme expressionniste et Kurt Hiller qui, volontairement ou non, s'est présenté avec son méliorisme comme le théoricien de l'époque expressionniste. Ayant conscience de tout cela, et comprenant que, psychologiquement, l'abandon des choses figuratives comprend tous ces complexes de fatigue et de lâcheté qui satisfont la bourgeoisie pourrie, étant aussi encore sous l'effet de l'« action » que nous avions adoptée en nous déclarant pour les principes du bruitisme, de la simultanéité et de l'emploi du nouveau matériau, nous nous sommes immédiatement et avec virulence opposés à l'Expressionnisme en Allemagne. Le premier manifeste allemand, écrit par moi, contient ces phrases : « L'art, quant à son exécution, ses moyens, sa manière et la direction qu'il prend, dépend du temps dans lequel il vit - et les artistes sont les produits de leur époque. Le plus grand art sera celui dont le contenu de conscience présentera les multiples problèmes de son époque, celui qui fera sentir qu'il a été secoué par les explosions de la semaine précédente, celui qui, inlassablement, cherche à se retrouver après l'ébranlement du jour précédent. Les meilleurs artistes, les plus forts et les plus insolites, sont ceux qui, à chaque heure, arrachent et réassemblent du chaos des cataractes de la vie, les lambeaux de leurs corps, ceux qui, saignant des mains et du coeur, saisissent avec acharnement l'intellect de leur époque. L'Expressionnisme a-t-il comblé notre attente, nous a-t-il apporté un art qui serait le ballotage de nos intérêts les plus vitaux ? N o n ! N o n ! N o n ! Les expressionnistes ont-ils comblé notre attente d'un art qui marquerait au fer rouge l'essence de la vie dans nos chairs ? N o n ! N o n ! N o n! Sous prétexte d'intériorisation, les expressionnistes de la littérature et de la peinture se sont unis pour former une génération qui, déjà aujourd'hui, réclame avec nostalgie, à l'histoire littéraire et à l'histoire de l'art des hommages et des honneurs ; ils ont déjà posé leur candidature pour avoir l'estime du bourgeois. Sous prétexte de propagande de l'âme ils ont, en combattant le naturalisme, retrouvé les gestes abstraits et pathétiques d'une vie sans contenu, commode et dépourvue de mouvement. Nos scènes de théâtre se peuplent de rois, de poètes et de créatures faustiennes de tout acabit; ce qui hante les têtes oisives, c'est la théorie d'une conception mélioriste du monde qui, avec ses airs puérils et psychologiquement naïfs, reste significative en tant que complément critique de l'Expressionnisme. La haine de la presse, la haine de la publicité, la haine des événements à sensation est le propre des gens qui donnent plus d'importance à leur fauteuil qu'aux bruits dans la rue et qui se font un mérite d'être roulés par le premier magouilleur venu. Cette opposition sentimentale à une époque, qui n'est ni meilleure ni pire, ni plus réactionnaire, ni plus révolutionnaire que n'importe quelle autre, cette opposition faiblarde, qui a l'oeil tourné vers les prières et l'encens quand elle ne préfère pas se découper des projectiles en carton dans des iambes attiques - ce sont là les traits caractéristiques d'une jeunesse qui n'a jamais su être jeune. L'Expressionnisme, né à l'étranger, est devenu en Allemagne, suivant le procédé habituel, une grasse idylle et l'espoir d'une bonne pension, mais cela n'a plus rien à voir avec les intentions d'hommes actifs. Les signataires de ce manifeste se sont réunis sous le cri de combat Dada ! afin de propager un art dont ils attendent la réalisation de nouveaux idéaux. » Et ainsi de suite. Ici se dessine nettement la différence avec la conception de Tzara. Quand Tzara écrivait encore « Dada ne signifie rien » - Dada avait, en Allemagne, dès sa première attaque, déjà perdu son caractère d'art pour l'art. Au lieu de continuer à faire de l'art, Dada s'est cherché un ennemi et s'est placé exactement à l'opposé de l'art abstrait. Le plus important était le mouvement, le combat. Mais nous avions encore besoin d'un plan d'action ; il fallait dire avec précision ce que voulait notre Dadaïsme. Ce programme a été établi par Raoul Hausmann et par moi. Ainsi nous prenions en même temps, consciemment, une position politique.
Ce programme signifie que Dada se détourne de façon décisive de toute tendance spéculative, perdant pour ainsi dire sa métaphysique et se comprenant comme un phénomène qui serait l'expression de son temps, temps de nature essentiellement mécano-civilisatrice. Il ne veut être qu'une expression de ce temps ; il en a intégré toutes les connaissances, l'accélération essoufflée, le scepticisme, mais aussi la fatigue et le désespoir devant l'absence d'un sens et d'une « vérité ». Dans un essai sur l'Expressionnisme, Kornfeld fait la distinction entre l'homme éthique et l'homme psychologique. L'homme éthique possède l'enfantine dévotion et la foi qui lui permettent de s'agenouiller devant n'importe quel autel et de reconnaître n'importe quel dieu ayant le pouvoir de conduire les hommes de la peine au paradis. L'homme psychologique a, en vain, traversé l'infini ; il a pris conscience des limites de ses possibilités psychiques, il sait que chaque « système » est une séduction entraînant les conséquences de la séduction et que chaque dieu est une chance pour des financiers. Le dadaïste, homme psychologique, a ramené son regard des lointaines distances et ce qu'il trouve important, c'est d'avoir de bonnes chaussures et un costume impeccable. Le dadaïste est athée, par instinct. Il n'est plus métaphysicien dans le sens où il trouverait dans des phrases relevant de théories de la connaissance une règle pour la conduite de sa vie; un « tu dois » n'existe plus pour lui ; le fume-cigarette et le parapluie ont pour lui la même valeur intemporelle que la chose en soi. Une pissotière aussi est une chose en soi. Par conséquent, le bien n'est pour le dadaïste pas « meilleur » que le mal - il n'y a que la simultanéité, même pour les valeurs. Cette simultanéité, appliquée à l'économie des faits, est du communisme, un communisme à vrai dire qui aurait renoncé au principe de « vouloir faire mieux » et qui aurait surtout pour but de détruire tout ce qui s'est embourgeoisé. Le dadaïste est donc contre toute idée de paradis, quelle qu'elle soit, et une des idées qui lui soit la plus étrangère est celle où l'esprit serait « la réunion de tous les moyens pour améliorer l'existence humaine ». Le mot amélioration lui est d'ailleurs totalement incompréhensible, sous quelque forme que ce soit, car il y détecte une occupation artisanale avec la vie qui, inutile, sans but, et abjecte comme elle est, ne représente certainement pas un phénomène de l'esprit et n'a donc aucun besoin d'amélioration dans le sens métaphysique du terme. Pour le dadaïste l'association des deux mots, esprit et amélioration, est un blasphème. Le « mal » a une signification profonde, la polarité des événements y trouve une limite et le véritable politicien (comme Lénine en semble être un) met, certes, le monde en mouvement, c'est-à-dire qu'il dissout des individualités à l'aide d'un théorème, mais ne le change pas. Et, aussi paradoxal que cela puisse paraître, c'est aussi le sens du communisme. Le dadaïste se sert de sa capacité psychologique de pouvoir lancer son individualité comme un lasso ou de la laisser flotter au vent comme un vêtement. Demain il ne sera plus le même qu'aujourd'hui et après-demain il ne sera peut-être plus « rien du tout », pour ensuite être tout. Il s'abandonne complètement au mouvement de la vie, il se place au milieu des « angles » - sans pour autant jamais perdre sa distance envers les choses, car il ne renonce jamais à l'indifférence créatrice, pour employer la définition du Dr Friedländer-Mynona. Il semble à peine croyable que l'on puisse être à la fois actif et calme, que l'on puisse à la fois accepter et refuser ; et pourtant, c'est en cela même que consiste la vie, la vie naïve telle qu'elle est, avec son indifférence face au bonheur et à la mort, à la joie et à la misère. Le dadaïste est naïf. Il veut la vie comme elle est, indifférenciée et non-intellectuelle. Pour lui, une table n'est pas une souricière et un parapluie ne sert en aucun cas à se curer les dents. Dans une telle vie l'art n'est ni plus ni moins qu'un problème psychologique. Pour la masse, c'est un phénomène de morale publique. Le dadaïste juge nécessaire de s'élever contre l'art parce qu'il a compris son artifice qui consiste à servir de soupape de sûreté morale. Il se peut que son attitude de combat ne soit que le dernier geste d'une éducation honnête, comme il se peut aussi que ce soit simplement par plaisir ou encore qu'il n'y ait aucun sens à y chercher. Quoi qu'il en soit, vu à partir de fondements sérieux, l'art (y compris la culture, l'esprit, l'association sportive) est une vaste tricherie. Et ceci, nous y avons déjà fait allusion, tout particulièrement en Allemagne où, dès l'enfance, on vous farcit la tête de toutes sortes de divinités à idolâtrer, pour qu'adulte et contribuable, l'homme, complètement abruti, tombe à genoux dès qu'on lui donne l'ordre, suivant les intérêts de l'État ou ceux d'une petite clique de brigands, de se mettre en adoration devant un « grand esprit ». je le répète encore : toute cette entreprise avec l'esprit n'est que pur mensonge utilitariste. Dans cette guerre, les Allemands (surtout en Saxe où se trouvent les hypocrites les plus infâmes) ont cherché à se justifier avec Goethe et Schiller, autant envers eux-mêmes qu'envers l'étranger. Si l'on veut être solennel, on peut dire que la culture est l'incarnation de l'esprit d'un peuple, de façon plus simple, on peut dire aussi qu'il s'agit d'un phénomène de compensation, d'une courbette devant un juge invisible, d'un tranquillisant pour la conscience. Les Allemands sont passés maîtres en matière de simulation, ce sont les plus parfaits illusionnistes (style variétés) de tous les peuples ; à chaque moment de leur vie ils font surgir, comme par enchantement, une culture, un esprit, une solennité supérieure, qui peuvent leur servir de bouclier quand ils ont besoin de se protéger le ventre. C'est ce qui a toujours paru si étrange aux Français et ils l'ont prise (cette hypocrisie) pour le signe d'une méchanceté diabolique. L'Allemand a l'air non-naïf, il est double et il a un fond double. Notre propos n'est pas de défendre une nation ou une autre. Les Français sont les derniers à avoir le droit de se faire prendre par d'autres peuples pour la Grande Nation, car ce sont eux qui ont poussé à l'extrême le chauvinisme de notre époque. L'Allemand réunit tous les avantages et tous les inconvénients de l'idéaliste. On peut d'ailleurs l'entendre comme on veut. L'idéalisme, qui défigure les choses jusqu'à en faire les fonctions (mortelle obéissance !) d'un absolu quelconque, végétarisme, droits de l'homme ou monarchie, on peut le prendre pour une déformation pathologique, mais on peut aussi l'exalter au point d'y voir un « pont avec l'éternité », un « but de la vie » ou d'autres banalités du même genre. Les Expressionnistes l'ont fait, jusqu'à l'excès. Le dadaiste s'y oppose, par instinct. Il est l'homme de la réalité qui aime le vin, les femmes et la publicité ; sa culture est avant tout celle du corps. Instinctivement, il choisit comme profession de casser l'idéologie culturelle de l'Allemand. Il ne s'agit pas du tout ici de vouloir justifier le dadaïste. Il agit par instinct, exactement comme quelqu'un qui est brigand par « passion » ou collectionneur de timbres par prédilection. L'« idéal » s'est renversé : l'artiste abstrait est (si tu veux, cher lecteur) devenu le méchant matérialiste qui possède cette abstruse qualité de caractère qui est d'estimer que les soins qu'il procure à son ventre et le commerce qu'il fait avec les choses qui font de l'effet, sont plus honnêtes que la philosophie. « Mais ce n'est rien de nouveau », s'écrieront aussitôt ceux qui ne peuvent se détacher de l'« ancien ». Au contraire, c'est incroyablement nouveau, car, pour la première fois, on tire de la question : qu'est-ce que la culture allemande (réponse : de la merde), la conséquence : attaquer cette culture par tous les moyens de la satire, du bluff, de l'ironie et même de la violence. Dada est une affaire germano-bolchévique. Il faut empêcher le bourgeois de pouvoir s'« acheter de l'art pour sa justification ». De toute façon, la taxe sur l'art devrait être une bonne raclée ; Dada s'y emploierait avec toute l'ardeur de son manque d'intelligence. On avait longtemps réfléchi sur les techniques à employer dans la campagne dadaïste contre la culture allemande. Ce qui s'y prêtait le mieux, c'étaient les grands spectacles, où, pour un prix d'entrée équitable, tout ce qui avait affaire à l'esprit, à la culture et à l'intériorité, était symboliquement massacré. Il est ridicule alors, et cela dépasse les bornes de la bêtise policière, de dire que Dada (dont l'action et le succès sont indéniables) ne soit « qu'une valeur négative ». Même les écoliers ne se font plus avoir avec ce truc du négatif et du positif. Les Messieurs qui ont besoin du « constructif » sont parmi les types les plus suspects d'une caste depuis longtemps ruinée. Que le calme, l'ordre et le constructif, la « compréhension de l'évolution organique », ne sont que prétextes et subterfuges pour le cul, la graisse et la bassesse, cela, notre époque est bien placée pour le savoir. Si le mouvement dadaïste est du nihilisme, alors le nihilisme fait partie de la vie, vérité qui sera confirmée par n'importe quel professeur de zoologie. On pourrait se trouver mal d'entendre tout ce galimatias qui (exposé sous forme de théorème) a l'air complètement dépassé et stupide. Mais Dada, qui n'ergote pas, ne prend pas la position de celui qui a toujours raison. Même si le professeur Knatschke lui prouvait aujourd'hui que tout ce qu'il fait a déjà été fait, cela n'aurait vraiment pas beaucoup d'importance. L'arbre aussi a déjà existé et on déjeune tous les jours sans en être particulièrement dégoûté. Cette attitude physiologique envers le monde qui va, comme Nietzsche, ce grand philologue, jusqu'à faire dépendre la culture d'une nourriture sèche ou liquide, on ne peut l'appeler autrement que cum grano salis. Elle est tout aussi sensée ou insensée que son contraire. Mais on n'est qu'un homme et, par le simple fait de boire aujourd'hui du café et demain du thé, on prend déjà parti. Dada prévoit sa fin et en rit. La mort est une affaire parfaitement dadaïste puisqu'elle ne prouve rien. Dada a le droit de s'annuler lui-même et, le moment venu, il s'en servira. Il descendra dans sa tombe avec un geste objectif, rasé, coiffé et le pantalon bien repassé, ayant au préalable contacté les pompes funèbres Thanatos. Ce moment n'est plus très loin. Les pointes de nos doigts sont très fines et nos larynx sont en papier glacé. Les têtes moyennes et les messieurs-dames à la recherche d'une « folie » commencent à s'emparer du Dadaïsme. Aux quatre coins de notre bonne patrie allemande les clans littéraires s'efforcent de prendre une pose héroïque en utilisant Dada comme toile de fond. Il faut avoir le talent de rendre son déclin intéressant et agréable. Et finalement, quelle importance que les Allemands continuent leur mensonge culturel ou pas. Qu'ils y aillent et que cela les rende immortels. Quand Dada sera mort et qu'il se trouvera sur une autre planète, il rappellera, avec crécelles et grosses caisses, couvercles de casseroles et poèmes simultanés, au vieux Dieu qu'il existe encore des hommes qui ont très bien saisi toute la stupidité de ce monde. Dada connut en Allemagne les plus grands succès. Nous, les dadaïstes, nous avons bientôt formé une troupe qui fut la terreur de la population et à laquelle appartenaient, en dehors de moi-même, Messieurs Raoul Hausmann, George Grosz, John Heartfield, Wieland Herzfeld, Walter Mehring et un certain Baader. En 1919 nous avons organisé plusieurs grandes soirées à Berlin ; au début de décembre nous avons donné - ce n'était pas notre faute - deux matinées dominicales dans cet institut de l'hyprocrisie socialiste qu'est la Tribüne, remportant à la fois le succès d'une caisse bien remplie et, sous forme d'un article dans le Berliner Tageblatt, celui de la reconnaissance aigre-douce du critique Alfred Kerr, très célèbre il y eut un siècle, mais depuis invalide et fortement artériosclérotique. Avec le dadasophe Hausmann, auquel je m'étais lié à cause de son intelligence désintéressée, et avec ce Baader, déjà plusieurs fois cité, j'entrepris, en février 1920, une tournée dada qui débuta le 24 février à Leipzig par une représentation au Zentraltheater devant environ deux mille personnes. Cela commença avec des trarara (« bruits ») infinis qui ébranlèrent sérieusement notre vieux globe vermoulu. Nous avions commencé à Leipzig, pensant à juste titre, que tous les Allemands sont saxons - et il me semble que c'est assez dire. Ensuite nous nous rendîmes en Bohême où nous nous présentâmes, le 26 février à Teplitz-Schônau, devant un publie de fous et de curieux. Le même soir nous nous enivrions comme il se doit, après avoir, dernier geste de lucidité, nommé comme Supérieur de tous les dadaistes de Tchéco-Slovaquie l'habitant le plus intelligent de Teplitz, M. le Dr Hugo Dux. Baader, qui a presque cinquante ans et qui, autant que je sache, est déjà grand-père, s'en alla ensuite « Au Bourdon », lupanar où, s'adonnant à ses plaisirs, boisson, bouffe et femmes, il élabora un plan criminel contre Hausmann et moi, lequel selon ses prévisions, allait nous coûter la vie, le premier mars à Prague. Le premier mars nous allions tous les trois donner une représentation devant deux mille cinq cents personnes à la bourse de commerce de Prague. A Prague la situation est quelque peu singulière. De toutes parts pleuvaient des menaces de bagarres. Les Tchèques voulaient nous rosser parce que nous avions le malheur d'être Allemands ; les Allemands s'étaient mis dans la tête que nous étions des bolchéviques et les socialistes nous menaçaient de mort et d'extermination, car ils nous prenaient pour des libertins réactionnaires. Depuis des semaines déjà, les journaux avaient fait une publicité Dada démentielle et l'attente était à son comble. On croyait apparemment que des vaches vivantes allaient tomber du ciel - dans les rues la foule défilait derrière nous en scandant : Dada ! Aux rédactions des journaux on nous montra aimablement les revolvers avec lesquels on allait éventuellement nous tirer dessus le soir du premier mars. Tout ceci frappa violemment le cerveau de Baader. Ce pauvre piétiste s'était fait des idées bien différentes de la fin de la tournée Dada. Il avait espéré revenir à ses enfants et à son épouse avec pas mal d'argent en poche ; il avait eu l'espoir d'en retirer des intérêts d'épargne et, le devoir conjugal accompli, de rêver à ses hauts faits en fumant une pipe bourrée d'ersatz de tabac Germania. Et maintenant il allait perdre sa belle vie, maintenant il était possible que sa carrière poétique s'achève dans une morgue à Prague. Dans son angoisse, il fut prêt à tout, prêt à supporter n'importe quel déshonneur, si seulement son cousin, le vieux Dieu juif, voulait le sauver, une fois encore, de la dissolution de son individualité de pseudo-barde. Dum vita superest, bene est. La représentation à la Bourse de commerce était prévue pour huit heures. A sept heures et demie je demandai à Hausmann s'il n'avait pas vu Baader. « Il m'a laissé un billet, disant qu'il vient de sortir pour aller à la poste. » Jusqu'au dernier moment il nous fit ainsi croire qu'il allait venir pour nous empêcher de modifier le programme et de nous exposer d'autant plus sûrement à la colère du public. Toute la ville était en émoi. Des milliers de personnes se pressaient aux entrées de la Bourse de commerce. Par douzaines, les gens s'agrippaient aux croisées des fenêtres. Ils s'étaient installés sur les pianos et criaient et se déchaînaient à qui mieux mieux. Hausmann et moi, nous attendîmes, très inquiets, dans une pièce transformée en « loge d'artiste », où les vitres commencèrent à tomber. Huit heures vingt - toujours pas de Baader. Alors seulement nous commençons à comprendre. Hausmann se souvient d'avoir vu dans ses affaires une lettre « A Hausmann et Huelsenbeck ». Nous nous rendons compte que Baader nous a fait faux bond et que cette fois, bon gré mal gré, nous devons agir seuls. La situation était aussi désavantageuse que possible. Il n'y avait qu'un seul moyen pour accéder à la scène (une estrade de fortune en planches). Il fallait traverser cette foule - et Baader avait fui avec la moitié de nos manuscrits. Il fallut plonger. Hic Rhodus ! Mes chers, avec l'aide de Dieu et de notre routine, le premier mars à Prague fut une victoire pour Dada. Le deux mars, Hausmann et moi, nous nous présentions encore et avec succès, devant un public plus restreint au Mozarteum. Le cinq mars nous fûmes à Karlsbad où nous avons pu constater avec plaisir que Dada est éternel et que sa gloire sera sans fin. 1922 |